LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES –CHRONIQUES

 

Notes de lectures de Dominique Zinenberg

 


1.

S’achèvent murmurés d’Éric Chassefière,

éd. Rafael de Surtis, 2017

 

 

S’achèvent murmurés est composé en trois parties. La première porte le titre même du recueil, la deuxième s’appelle « Cantique », la troisième « Lumière d’août ». Ces trois parties ont pour point commun l’absence de ponctuation. La première et la troisième ne comportent que des poèmes d’un nombre de vers sensiblement égaux et tenant chacun sur une page. Pour « Cantique », comme dans la Bible, parfois, chaque page contient deux colonnes.

Le poète épingle des riens, des choses murmurantes et murmurées. Ce sont de fines et imperceptibles impressions sensibles, une sorte de pointillisme littéraire qui capte des nuances : bruissements, jeux de lumière, variations des couleurs, du vent. Que des frémissements dans l’air et en soi. Ce qui passe. Ce qui frappe un instant ou émeut. Il faut pour cela peu de mots, l’art consumé de la litote, du presque rien qui se tient au bord des lèvres, que l’on contient, retient pour que soit saisi la ténuité du frisson, le reflet du jour, de la nuit, la musicalité des voix, des sons, la grâce des mouvements (du chat par exemple). Dans la première partie, dire le monde des jardins, de l’air, des émotions, du poudroiement de la vie quotidienne, privée ou impersonnelle, n’est possible que si l’on utilise essentiellement les phrases nominales, comme pour constituer une mosaïque d’émotions mises bout à bout et formant finalement sens et dessin.

Dans « Cantique », l’omniprésence du « je » et donc de la phrase verbale constitue une vraie rupture. Le « je » se démultiplie, quitte à se contredire, car la vie, le rythme, les sentiments varient comme l’air et le vent. Le poème est un long kaléidoscope de moi distincts, de métamorphoses lumineuses et comme endiablées qui crée, malgré le cadre sage, une impression tourbillonnante, comme s’il nous était donné la possibilité de s’ouvrir au cosmique par le biais magique de la langue. Car c’est la langue qui nous transforme sans cesse, c’est elle qui élargit les bornes, crée les vertiges du microcosme comme du macrocosme. Elle est la magicienne inaltérable, inépuisable qui nous ouvre au chant et nous propulse dans le domaine du Cantique qui est mystique et danse amoureuse. Car, comment ne pas entendre dans ce chant, un nouveau Cantique des Cantiques, comment ne pas ouïr cette vaste musique à la fois primitive, primordiale et mystique ?

Lumière grappe

Des chants

Dans les arbres

Nouveau jour

Ancienne nuit

Je suis le miroir

Je suis les lèvres

Mots réverbérés

Corde pincée

Du silence

Je suis la page

La partition

Je m’écris musique

Sous l’âge des mots

Je suis le silence

Je suis la voix

Je suis présent

À la présence

J’écoute

Je ressens

Je vis

Je suis mort

Et je vis

Terre lourde

Yeux ensommeillés

Je suis paupière (p.43)

 

Avec « Lumière d’août », le descriptif des atmosphères de nouveau se déploie, subjectif et éphémère, d’une exactitude frappante pour saisir les jours d’août écrasant ou lumineux, orageux et lourds. Mais les poèmes sont plus narratifs dans cette dernière partie. Il y a de l’événementiel, même infime, quelques gestes, quelques actions dans le paysage marin (la vision d’un cheval/et de son cavalier/ pénétrant lentement/ dans la mer d’huile/guidés par un autre/qui très doucement/amène la bête/ par courbes successives/ à l’immersion complète/ tête de la monture/ buste du cavalier/émergeant seul des flots/ dans le vide paisible de la lumière, p. 61). Et peu à peu la pesanteur et la touffeur d’août sature les poèmes, la présence de la lumière se fait plus forte et dense et « la vie en arrêt » murmure des pensées existentielles sans pathos « la vie s’écoule » « échos sans nom/ de la même unique voix /qui dit le silence de vivre/ la douceur caressée du soleil/ multiple profond aux tamis/ des arbres des jardins, p. 69)

 

Quand on referme le recueil, une certaine paix mêlée de quelque frisson d’âme, d’un rien d’inquiétude latente, et d’un rythme musical très sûr, envahit le lecteur, songeur et admiratif pour ce travail ciselé et minutieux restituant si bien paysages, sensations et états d’âme.

 

 

2.

Prélude à un nouvel exil de Denis Emorine,

éditions Unicité, 2018

 

 

La poésie me tient lieu d’épitaphe dit le poète dans « Lettre du poète assassiné » (p. 65) et il est vrai qu’en lisant la poésie de Denis Emorine, on ressent avec force le lien des mots avec la mort, comme si chaque poème était une stèle pour les nombreux disparus auxquels le poète rend hommage dans ce recueil.

La tragédie se joue dès l’enfance et se scelle dans le regard de l’enfant sur son père qui, entre deux sanglots, [dit] : « J’adore la Russie ! Je hais l’URSS ! ». (p.22)

La douleur de l’exil a fixé des images traumatiques qui reviennent de façon lancinante tout au long des pages. La neige, le sang, la séparation, l’amour, le deuil, l’interdit de l’art et la mort des artistes, tout cela est ressassé avec violence et force comme si chaque poème était le récit d’un cauchemar qui se nuance à chaque fois de composantes différentes mais dont l’effet produit, en définitive, est le même. La superposition des destins de ces résistants au régime implacable et inique de l’Union soviétique crée toute une chaîne de gens martyrisés qui se rejoignent dans le désespoir et la mort. Le temps semble s’être figé à cette époque sinistre séparant l’Est de l’Ouest. Le texte tout entier matérialise des frontières innombrables : À ce moment-là/la frontière s’est refermée devant moi (p.30).

Des frontières physiques bien réelles qui ont marqué le fils observant le père, exilé, nostalgique d’un pays méconnaissable, aimé comme pays, haï comme régime. Exil d’autant plus violent qu’il a conduit au ravage morbide du narrateur enfermé dans son deuil et dans son attirance fascinée pour le pays originaire idéalisé du père.

Des frontières mentales aussi qui opposent deux mondes : celui du passé par rapport au présent, du rêve par rapport à l’état de veille, de la vie par rapport à l’amoncellement de morts.

Les frontières pourraient être étanches et elles le sont parfois de façon tragique :

 

Chaque soir

sous la mitraille

tu vérifies la solidité

du fil tendu entre l’Est et l’Ouest

il fait si froid

dans le cœur des hommes.

Vivre est un blasphème (p.38)

 

Mais il y a aussi une porosité des frontières dans le sens où la pensée du malheur qui se joue à l’Est envahit et contamine les exilés qui endossent cette douleur et ne font plus qu’en être chavirés ou, à l’inverse, il y a ceux comme Sacha, qui de retour à Moscou gardent Paris dans un coin de leur tête :

 

Sacha

nous avons parcouru

un même chemin de douleur

à Tcheriomouchki

parfois

les cailloux de l’Histoire

nous empêchaient de passer

tu les retirais pour moi avec douceur

tu n’avais pas quitté Paris

dans un couloir de ta tête.

Tu m’entraînais avec toi

sur des bateaux usés par les guerres

j’avais parfois peur de monter

à bord de ta poésie

mais tu savais me persuader de te suivre

Sacha

Sacha assassiné

une étoile rouge gravée au milieu du front

nous n’avons pas su comment

faire douter la mort

ni apprivoiser les rossignols

en leur lisant tes poèmes.

 

Dans ma tête

je peine à te retrouver

un merisier n’en finit

pas de pourrir

dans mon cœur. (p.39-40)

 

L’impossible deuil de tous les poètes assassinés, de tous les pianistes tués, c’est cela la porosité, celle qui ne permet plus d’être délivré du poids du passé, qui fait barrage au présent, qui installe dans un deuil indéfini et infini. D’où ces visions hallucinées qui jaillissent de poème en poème, lacérant les vers de descriptions brutales, sans merci, qui créent des arrêts sur image sanglants, désespérés, comme si on tenait au creux des mots non seulement la vie arrachée et le mal absolu qui se manifeste, mais le vol d’œuvres à jamais lacérées, inachevées, sacrifiées. Le sang du compositeur coulait sur sa musique/éparpillée sur le sol/ quelques notes s’échappaient de ses blessures/ elles se cognaient aux murs / de la chambre/avant d’expirer (p.48)

 

De l’autre côté de la frontière

ils me dévisagent en

m’apostrophant dans une langue inconnue

(les soldats ne me quittent pas des yeux

le doigt sur la détente)

j’ai envie de

crier :

 « Mon cœur est à l’Est ! »

mais ils ne comprendraient pas

mes bras sont chargés des poèmes

que nous avions fait sécher au soleil

pourquoi prennent-ils feu

tout à coup ?

 

De l’autre côté de la frontière

la neige de Marina a tout recouvert (p.29)

 

Le poète est si vulnérable à cette tragédie de l’Est qu’il en est imprégné au point de s’identifier complétement à ses martyrs. Une confusion existentielle le happe aussi bien quant à l’amour (son absolu ou ses roueries, séduction et trahison/dénonciation) qu’à la mort. Et cette imprégnation est aussi d’ordre littéraire et artistique. Il nomme poètes et musiciens. Il dit, au détour d’un vers, qu’il n’est pas dupe et qu’il sait l’idéalisation des mots des romanciers, des écrivains évoquant les paysages de l’Est :  … j’ai eu envie de tourner les talons/ pour repartir dans la forêt de bouleaux/qui n’existe pas/ sauf dans la Russie de mes livres. (p.30) mais « le grand pays glacé » n’en finit pas de l’obséder comme un point fixe, invariable, énorme, crevant l’écran de ses nuits, de ses jours en un Prélude à un exil intérieur qui ne peut que se renouveler sans fin.

 

3.

Psaumes du temps de Giovanni Dotoli,

Éditions du cygne, 2017

 

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Psaumes du temps comporte trois parties : « Fils de la vie », « Levure des jours » et « Le cortège du temps ».  Le recueil tout entier se blottit dans le cocon de l’imparfait de l’indicatif à deux ou trois exceptions près. Ce temps fonctionne (comme on le sait) comme le temps de la durée indéfinie, comme ce qui fait arrière-plan, une sorte de continuum qui baigne littéralement les mots dans l’amniotique des récits bibliques, homériques, dans les contes, (Les Mille et une Nuits), les jeux de l’enfance.

 

La poésie vient de l’enfance, raconte l’enfance, permet de la prolonger, promet son ancrage dans un temps qui est celui de la vie tout entière. Giovanni Dotoli rend donc tout naturellement un éloge vibrant aux mots qui sont le vrai trésor du poète :

                                      Je cherchais mon langage

                                      Il était sur une grande pierre

 

                                      Je l’ai soulevée de mes bras

                                      Le langage apparut

 

                                      Après quelques minutes il devint dictionnaire

                                      De mon cœur et de ma vie

 

                                      Il contenait tous les mots de la terre

                                      Contre mes folles incertitudes

 

                                      Le dictionnaire dans la poche je suis parti (p.69)

 

Tel un autre Thésée, le poète conquiert le monde et les expériences en dénichant sous la pierre, non pas les symboles phalliques du père, mais le langage qui crée le même élan de départ que celui du héros mythologique.

Et tout est départ, mouvement, voyage dans ces temps des commencements et de la formation.

Ce qui se déploie, pas à pas, poème après poème, c’est la genèse du monde pour l’enfant, sa joie pure à simplement être (et l’on pense cette fois-ci bien qu’aucune allusion directe à Baudelaire ne soit faite aux deux quatrains de « Bénédiction », poème liminaire des Fleurs du Mal, comme si G. Dotoli ne faisait que déployer ces vers :

 

                                      Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,

                                      L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,

                                      Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange

                                      Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.

 

                                      Il joue avec le vent, cause avec le nuage,

                                      Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ;

                                      Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage

                                      Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.)

 

Oui il déploie ces vers de Baudelaire, reprenant les mêmes thématiques : « Je notais la musique de l’air » (p.12) ; « Les arbres l’herbe les pierres/Le sable les toits les escaliers/Les routes les sillons les maisons/Avaient-ils une voix ? (p.20) ; « Des gouttes de miel tombaient du ciel » (p.27) ; « Sur mon front souriant/ Nostalgie de la vie qui sera// Les arbres faisaient l’amour/ Les branches dansaient en la// Tes voiles tentaient ma pureté/ Dieu se promenait par profondeurs // La terre fleurissait de gaieté/ J’étais l’errant de la fortune » (p. 42)

À cet espace baudelairien latent s’ajoute l’espace rimbaldien conscient qui s’égraine par poussée de poème en poème, allusivement, puis par le nom même du poète page 53 : « Au fond apparaissait Arthur Rimbaud / Avec sa bande à musique ». Dès le premier poème du recueil, il est question de l’ «Alchimie du ciel », puis page 26,  le premier vers nous met la puce à l’oreille « Les mains dans les poches trouées » et un peu plus loin « Par les voyances des couleurs » et au poème 19 de la première partie, « L’éclat de la confiance/ Illuminait le chant de la nature » nous installe déjà dans Les Illuminations comme le premier vers de J’allumais le feu « À l’ aube face au soleil rouge » ( page 39) ravive « L’aube » de même que le dernier vers de « Chemin de flammes » rappelle le dernier vers de ce même poème de Rimbaud «  Il était midi sur le clocher » (Au réveil il était midi) .

 

L’éveil à la nature et à la beauté du monde est concomitant à celui de l’éveil spirituel et culturel, d’où la présence méditerranéenne biblique, latine et grecque des oliviers, des amandiers, de tant de soleil et lumière et de la soif aussi.

 

                                             J’habitais la poésie du soleil

                                             J’enchantais la parole de soupirs

 

                                             Les oliviers se mariaient avec la vigne

                                             Les figuiers avec les amandiers

 

                                             Racines de rayons d’enfance

                                             J’avais la fièvre du poème

 

                                             La grande cloche parlait

                                             La voix de la pluie et du vent

 

                                             Je faisais les noces avec la nature

 

Le temps s’étire tout au long de l’enfance, la rappelle, la décrit, d’abord circonscrite à un dehors restreint, au chant et paroles de la mère et du père et en tant qu’infans, le narrateur-poète déclare J’étais au lieu du silence. Un peu plus loin, poème 9 de la première partie, l’enfance se révèle par la maladresse gestuelle « mes pas trébuchaient dans la ruelle/ Que d’escaliers à monter ! Que de cieux à explorer ! », puis peu à peu les pas vont plus loin, l’œil voit s’étendre l’horizon et tout un champ lexical traduit l’idée de la route, du chemin (fil, sillon, parcours, route, chemin, trajet, ligne, trace, exode), de l’exploration du monde, de sa dangerosité exponentielle comme le poème-parabole de la page 23 le laisse entendre :

 

                                               À cinq heures du matin

                                               Dieu s’asseyait sur le bord de ma fenêtre

 

                                               Il contemplait l’azur et les êtres humains

                                               « Quel chaos – disait-il –

                                               Chacun ne pense qu’à son jardin »

 

                                               Il lançait des signes de dialogue

                                               Mais le monde suivait ses choix

 

                                               « Le jeu ne durera pas » - murmurait-il –

                                              

                                               Puis ça et là des guerres

                                               Des fumerolles derrière l’horizon

 

 

                                                Il revenait le matin suivant

                                                Plus de feu que le jour avant

 

                                                « Ces hommes-là sont difficiles à corriger »

 

Ainsi le « je » imprégné de culture biblique restitue et continue les « Psaumes » nourri qu’il est d’épisodes de l’Ancien comme du Nouveau Testament. Le chant qu’il entendait fredonner par sa mère, berceuse peut-être, le verbe des luttes du père et les versets de la Genèse ou des Évangiles, la lecture de l’Odyssée, celle d’Apollinaire et de tant d’autres qui le constituent vont essaimer dans sa poésie, centre de sa vie amicale, mystique, engagée. Il y aura les rouges innombrables d’élans révolutionnaires (Le ciel était un livre rouge, p. 20 ; L’éternité rouge les attendait, p.19 ; Les pierres de la route étaient rouges/ Aux veinures flamboyantes, p. 43, etc.) le bleu azur de la Vierge ou du ciel, l’or, le feu, le sang et la lumière.

 

Ce qui est dit, crié, hurlé c’est la force du verbe, l’éblouissement de la Poésie, la recherche de cette errance-là, qui est ligne de vie, fortune (dans le sens de richesse comme de destin) et ensorcellement :

 

                                                   Mon programme

 

                             Je dévalais la colline dorée

                             Je suivais le cortège des cigales

 

                              Mon programme

                              Charmer l’azur

 

                              J’étais en terre d’eau

                              Je me désaltérais de poésie

 

                              Orphée m’accompagnait

                              Avec sa trompette rouge (p. 52)

 

  Beau programme en vérité d’un « je » énergique, nietzschéen tempéré par cet imparfait lancinant, Nostalgie de la vie qui sera.

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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Notes de lecture

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, mai-juin 2018