LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES –CHRONIQUES

 

Notes de lectures de Dominique Zinenberg

 


1.

L’Atelier en apesanteur d’Agnès Adda,

L’Harmattan  2017.

 

 

À la difficulté à saisir à quoi l’apesanteur nous soumet, correspond, en poésie, le vertige de l’insaisissable qui est expérience vitale dans l’atelier de la langue. Il faut au lecteur comme à l’astronaute une discipline bien rigoureuse pour se préparer à l’espace … poétique dans lequel Agnès Adda nous fait pénétrer.

Échappées temporelles, spatiales, mentales et envols baroques, précieux, érudits que ces poèmes aériens qui s’offrent comme un coffret de bijoux ciselés que l’on découvre dans l’émerveillement et une certaine perplexité comme si à peine vus/lus on n’était plus très sûr de leur existence de telle sorte que l’on se demande si on ne les a pas plutôt rêvés.

Atelier pour peintres, comédiens, écrivains, tous artisans du beau, polissant, symbolisant, innovant avec patience et détermination.

Quinze ouvertures qui sont autant de récits de voyage synthétisés par ces poèmes précis et déroutants, de mini expériences du quotidien, de rencontres d’une rare acuité avec des œuvres d’art (tableaux, danse, architecture), de deuils intimes, d’émotions devant des paysages.

Chaque partie comprend trois poèmes sur le même thème et chaque poème est titré, parfois certains poèmes contiennent des sous-titres suggérant un climat, une humeur, presque une didascalie comme au théâtre. D’ailleurs, le théâtre avec un sourd dialogue implicite, des indications scéniques, des masques, un décor, n’est jamais totalement absent, mais on pourrait remplacer le mot théâtre par celui plus global de spectacle. On aurait ainsi tout aussi bien la vision grandiose des momies et le panorama en arrière-plan des pyramides et de l’Égypte ancienne recréée ; des danses classiques ou modernes, le flamenco, le passo doble ; l’opéra ; le musée ou les églises italiennes (en particulier) dans lesquelles on regarde les Vierges peintes ; les rues de villes étrangères, Berlin par exemple, qui se fait ville masquée (Une foule de masques/ Plus vive que ses couleurs pures/ Déclamait en avançant/ Quelque féroce comédie. P. 15) ; ou comme dans le poème page 31 intitulé « Machinerie urbaine » la suggestion dès le titre des manipulations et jeux théâtraux que donne à voir la ville et de personnages imprécis que l’on entend parler, s’interroger à la manière de Cyrano dans la tirade du nez :

-                 Vois-tu nos arpents d’asphalte

Le rail de nos wagons qui glissent

Sur le théâtre enfoui des nécropoles ?

Et notre avenir de fer

La course effrénée

De nos cœurs scellés

Qui abîme les carrières de notre mémoire ?

-                 Perplexe. Peut-être.

-                 Les affluents du passé

Exténués sous nos ziggourats ?

-                 Rêveur. Leur sillage, sans doute. […]

 

Agnès Adda dit rarement « je » ; elle dit « nous » comme si chacune des expériences qu’elle épingle par un poème délicat, n’était possible qu’à travers l’approbation d’un autre, témoin et complice ou peut-être d’un renvoi à un humain universel, un « Nous » les êtres humains.

 

Qui cherches-tu, furet, de notre charpente ?

… Sous mon front ? Au ciel de notre toit ? (Les visiteurs, p. 47)

 

[…] Nos ponts visitaient, dit-on nos horizons ?

Quand notre firmament s’étoile de rutilances d’acier

Et que d’invisibles présences prolongent de leurs reflets

                     notre panorama

Le nomadisme des perspectives illimite les hors-champs. (Les voyageurs, page 93)

 

Nous entrâmes sous le signe de la Vierge

Et du virginal.

 

… Dans la nuit du chœur

Nous fixions encore la trace de l’Assomption. (Début et fin de « Assunzione », page 85)

 

Bien d’autres exemples pourraient être donnés, bien sûr, mais ce « nous » très fréquent s’allie au « tu » qui renvoie aux bêtes (furet), à une personne le plus souvent (soit un « je » extériorisé, soit un autre, non clairement désigné, ami, lecteur, tout autre.) Mais dans le poème « Papagenas », page 61, un « vous » se glisse accentuant doublement le mystère car ce « vous » soudain et insistant renvoie-t-il à un vouvoiement ou à un pluriel ?

 

Tu t’avançais vers le sommeil

Escortée d’une silhouette de brume

Palpable et bienveillante.

 

De très loin vous parvenait l’écho

De contes à veiller

Antiennes de verdicts et de commotions ;

 

Vous en souriiez.

Quand vous arriveriez les treizièmes

Ne vous convierait-on pas

D’un geste d’hirondelle ?

 

L’empire du demi-rêve

Vous ménageait toutes sortes d’escales

De courte et lointaine mémoire.

 

Telles étoiles filent et croisent

D’une insouciance de plume

Le tour scrupuleux des astres.

 

Vous réjouissait

Le halo de cette avancée

Comme le chant prochain d’une crypte invisible

Le battement d’un cœur entre les paumes.

 

Allaient bon train vos susurrements et silences

Jeu de marelle sans cesse recommencé

quilibres, suspens, cloche-mots.

 

La pudeur des cases blanches stimulait votre feu.

Échappées de la cage des veilles

Pépiaient jeunes et vieilles heures.

 

Dans ton équipage de brume

Tu devinais sans crainte

L’entrée du mirage.

 

 

 

Avec cette partition poétique, nous sommes au plein cœur de l’opéra de Mozart La Flûte enchantée et son décor nocturne planté dès les premiers vers et essaimé jusqu’aux dernières strophes. La musique elle-même est centrale, par le champ lexical qui traverse le poème « écho », « antiennes », « chant lointain » « battement » « susurrements et silences », « cloche-mots », « pépiaient » ; mais aussi par le souci essentiellement musical des vers qui allient les allitérations en « v » et « p » tout au long du poème comme une tresse de notes feutrées d’un côté, sonores de l’autre, rappelant ainsi la fantaisie de la présence dans l’opéra des « Papagenas » et le mystère initiatique qui prédomine dans l’œuvre de Mozart. Les oiseaux survolent l’espace de façon légère, gracieuse mais leur passage renvoie un son cristallin : geste d’hirondelle, insouciance de plume, échappées de la cage des veilles, pépiaient, d’un vol vif, l’aile propice. Entendez la truculence joyeuse des allitérations en « p » : palpable, parvenait, empirait, crypte, paumes, pudeur, échappées, pépiaient, équipage, propice. Mais écoutez aussi le frisson vaporeux des allitérations en « v » que l’utilisation du « vous » a soit convoqué, soit impulsé : avançais, vers, vous parvenait, à veiller, verdicts, vous, vous arriveriez, ne vous convierait, vous, avancée, invisible, votre feu, vieilles, devinais, vol vif convia. Bien d’autres combinaisons vocales pourraient être mentionnées, le travail des assonances en « on » ou en « a » par exemple, mais cela mènerait trop loin. Néanmoins ce qui frappe dans ce poème, comme dans bien d’autres de ce recueil, c’est que comme en musique, ce n’est pas une signification déterminée qui est donnée, mais des impressions, des fragments de sens, une atmosphère.

 

Une aura, un halo, des faux-semblants, des langues incompréhensibles et des miroitements sans fin sertissent les vers de Atelier en apesanteur. On ne cerne que des reflets, des mouvements imperceptibles, ou des visions extraordinaires mais prises dans une gangue obscure ou dans un faisceau lumineux éblouissant. Et l’on sent une culture immense qui se diffracte dans tout ce qui est observé, circonscrit, une toile de fond faisant remuer les strates de la mémoire, de passés mythologiques ou fabuleux, de rappels historiques tragiques et de perspectives d’avenir spéculatives.

Aussi la préciosité et la délicatesse de la poésie d’Agnès Adda n’atténuent-elles jamais la cruauté des faits, la violence du monde, le sentiment de perte et de malheur. Mais la tenue du vers, l’élégance de l’expression, le travail minutieux d’orfèvre qu’elle fait vers après vers, poème après poème, crée une profondeur de champ qui laisse à l’imaginaire de chacun une liberté d’interprétation généreuse et renouvelable.

 

                                                                 Le passage

 

On s’en absente.

La scène est au-delà.

 

Ni vu ni connu. Une utilité

Cette allée de préludes ?

 

                   *

 

Sans cœur, l’ouvroir des grandes entrées

Jonché de bribes et brouillons.

 

L’oubli filtre par la verrière

Sur le couloir des attentes, des préparations.

 

                     *

 

Et puis s’envole la paille sèche

Et si légère des répétitions.

 

L’issue lumineuse, de l’autre côté

À la nuit livre notre passage. (page 79)

 

 

 

2.

Mieux habiter la terre d’Annie Briet,

éditions Encres vives (n° 473), janvier 2018.

 

 

 

Voici un poème de 12 pages, d’un seul tenant, bien qu’il y ait des espaces entre les strophes et des photos de paysages en noir et blanc, faisant corps avec le texte et n’en distrayant pas, comme si le grain des mots, de la voix et des prises de vue ne faisait qu’un.

Mieux habiter la terre est une invite ou une prière plutôt qu’une injonction. La recette semble simple et Annie Briet n’en fait pas mystère mais l’énonce d’emblée : « Écrire/Pour mieux habiter la terre/Pour accorder notre souffle à son souffle… », mais cette simplicité à son revers, c’est d’apprendre à écouter sa langue, la comprendre et la restituer, intacte, profonde : « Terre, ta langue est encore toute intérieure/ Tu remontes peu à peu les âges les saisons… » et c’est aussi apprendre à voir, à sentir, à fouler son sol, à traverser ses saisons.

Ce long poème est un hymne à la nature. Il est lyrique et inspiré. Il commence avec les neiges de l’hiver, se poursuit avec l’éveil du printemps, l’ardeur de l’été et s’achève avec l’automne « pourrissant » et les premières gelées : un cycle complet, une révolution, un éternel retour.

Et un seul paysage : celui des Causses qui est décrit comme une caresse du regard et du cœur.

Voici en guise de conclusion et dans l’attente de l’été, une stance évoquant les coquelicots :

 

Dans les prés et les champs,

sur les talus et les chemins,

monte le chant frêle des coquelicots,

petits papillons rouges du sang de la terre

Connaissent-ils comme leurs frères errants

sur les chemins de l’air

ce grand besoin de ciel ?

Est-ce que vivre, c’est bouger ?

Et mourir est-il autre chose

que devenir statue de marbre

cendre ou poussière ?

 

 

3.

Arcanes (2014) et Nom de sang (2018) d’Andreea-Maria Lemnaru,

aux éditions du Cygne.

 

Je n’écris aujourd’hui que pour ceux qui aiment le mystère, l’ésotérisme, les mythes anciens, l’évocation des démons, des stryges, de sorcières et autres sirènes. Je n’écris que pour ceux qui aiment être perdus dans la fascination des oracles, des mondes souterrains et chaotiques, de mots et noms abscons. Ils seront charmés par cette langue difficile, par les hardiesses archaïques qu’Andreea-Maria Lemnaru fait surgir.

Quant à moi, je me sens incapable de me frayer un chemin dans cette jungle de mondes parallèles, je me sens dans un malaise constant, dans un abîme de mots insaisissables et dont le sens à tout instant m’échappe.

Même insensible à ces puissantes énigmes, à cette immersion dans le monde de goules, des reines de la nuit, de recherche de pierre philosophale, je sens quand même la beauté des vers et le travail sur la langue et c’est la raison pour laquelle je vous signale ces deux recueils érudits aux seuils desquels, hélas, je reste interdite. Mais la voix de cette poète est originale et imprégnée de ces études religieuses très spécialisées. Elle cherche sans doute à reprendre, à sa manière, le sillage de Gérard de Nerval et à  faire renaître ou perpétuer les syncrétismes religieux, les divinités grecques et latines comme les traditions monothéistes. C’est sans aucun doute une voix singulière, en tout cas.

Voici pour que vous vous fassiez une idée, un poème d’Arcanes, puis un autre de Nom de sang.

 

Onirologos

Sous une pluie de comètes

Aux frontières du monde jauni

Tu invoques le pays où les rêves s’enflamment

Et où l’astre du jour cède sous l’arche des nuits

Dans l’antre des vieilles choses

La peur veille sur l’enfant endormi

Mais comment embrasser en même temps

et la terre et le ciel ?

Pour dissiper ce mystère

L’Homme et son Ombre

Parvenant à un accord

Décident de s’épouser enfin

Sous le citronnier fleuri

 

 

Apocatastase

 

Poussière céleste sur le chemin de Gadara

Le maître chemine

Piétine le désert

Le maître psalmodie pour les fils de la nuit noire

Ses ombres recueillent

Chaque regard

Offerts aux tournesols

Aux os calcinés du sable.

 

Des sources de Gadara

Surgissent deux miracles

Deux génies des eaux

L’un et l’autre amoureux

De leurs essences

Puisées dans le puits

Du temple d’Apamée

Dans la mémoire des oracles

Et l’œil pourpre du volcan

 

Des vapeurs du vin

Aux vertus du souffle

Le premier choisit la droite

Et le second la gauche

Éros le fruit

Anteros la racine

Créé le 1 mars 2002

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Notes de lecture

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, mars-avril 2018