LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES –CHRONIQUES

 

Notes de lectures de Dominique Zinenberg

 


1.

Sanda Voïca, Trajectoire déroutée,

Éditions Lanskine, 2018 (14 €)

 

 

Le titre, la dédicace, le lexique, les pensées, tout dans le recueil rappelle le chamboulement du deuil. Oui la trajectoire de vie ne peut qu’être déroutée quand la disparition de son propre enfant frappe une mère. Tout est sans dessous dessus et la mort pénètre le vivant comme le ver dans le fruit. Et il faudra longtemps à la poète pour pouvoir dire « ma fille » est morte, presque tout un recueil en fait car pour la tenir à distance, la rendre irréelle ou abstraite, voire pour la nier, les mots se neutralisent et Sanda Voïca dit je mets la fille disparue/dans mon échine (p.17) ou Les souvenirs de la fille disparue (p.23) La fille disparue jeta une cordelette/blanche éclatante/flottant à portée de main/ inatteignable (p.39) Ma mort est celle de la jeune fille. (p.45)

 

                                            Que faire de la fille partie ?

                                            Je la mets-ci,

                                            Je la mets-là,

                                            Jamais à la bonne place.

                                            Je rogne les cases,

                                            les jours et les nuits,

                                            je grave son nom

                                            mais il ne reste pas.

                                            Je la repose sans fin

                                            dans des lieux très différents

                                            sans qu’elle y reste.

                                            Sans place

                                            Sans endroit.

                                            Elle flotte

                                            Je flotte

                                            Nous traversons les airs

                                            les terres

                                            les chemins battus

                                            et inconnus.

                                            Nous ne serons jamais

                                            à notre place. (P. 46)

 

Sans l’adjectif possessif « ma » la cruauté de la disparition ne se dissipe pas, mais s’atténue, illusoirement, comme si le lien charnel d’appartenance n’était pas aussi fort et que la douleur pouvait ainsi être extériorisée, tenue à distance, rejetée.

 

Cependant, excepté ce mot tabou, tout est marqué par l’absente et l’absence. La chair maternelle a logé son enfant mort en elle : « Mon squelette récent », c’est celui qui est sien désormais, qui inclut la fille en allée, sa « tombe blanche/ ovale dans mon corps ». Le corps de la mère est envahi par celui de la fille, elle la sent dans son « échine », dans ses os (« les os ne crèveront jamais. / A quoi bon la chair, / à part pour faisander, vivante. ») Parallèlement à la décomposition du corps de sa fille, la mère se sent elle-même en décomposition, vivant la mort de l’enfant comme la sienne propre et emprise à des images obsessionnelles du travail de la mort.

 

Plus aucune place où respirer, se tenir car l’espace est à la fois trop étroit (comme celui d’une tombe) et trop vaste, et où qu’elle soit, le manque est prégnant et ne permet d’être bien nulle part.

 

Chaque poème décrit ce manque en s’accrochant aux mots comme à une véritable bouée de sauvetage. C’est une peine autre qui se fait jour à travers le poème :

 

                                  L’écriture sainte de la joie.

                                 

                                  Troquer une souffrance

                                  pour une autre.

                                  Ma tête pousse

                                  et les talons traînent.

                                  La main s’accroche

                                  à l’air scintillant

                                  ou au brouillard.

                                  Je monte.

 

                                  La joie est dite. (P.25)

 

Quelque chose est atteint à travers le verbe qui n’est pas une parenthèse à la douleur, mais une joie à être au plus près de l’absente par l’expression. Concentrée à escalader la paroi escarpée qui est celle du deuil, la poète connaît le répit momentané par l’absorption mentale qui libère de toute distraction.

(Je fais le tour de moi-même, / je me vois de dos. / La trajectoire devient/ligne côtière d’une baie étroite. / La ligne monte/ jusqu’aux parois abruptes. / Je suis l’eau claire et froide/ d’une baie bleu royal.) (P.65)

 

La bascule des jours à la mort de la fille fait surgir serpents, insectes, corps intrusifs dans la chair. Tout corps est détruit, celui de l’enfant, celui de la mère : Je cherche l’insecte/ dans les mottes de terre/ que je retourne dans mon jardin. / La fille n’est plus ici/ n’est pas assez dans mes lignes. / Elle s’est réfugiée dans cet insecte qui traverse les mottes/ pendant que je jardine. (…) (P.63)

 

Rites mécaniques, gestes répétitifs et hagards, tentative de vivre quand bien même et impasse et murets qui surgissent, raréfiant l’air et rendant vaine la démarche car la peine saute au visage, est ravage à chaque fois ravivé :

 

                             Je sors dans mon jardin

                             et dès la porte d’entrée

                             l’air, le soleil, les fleurs

                             m’attaquent :

                             mur qui me pousse

                             et m’empêche de le traverser,

                             de faire des pas, de sortir.

                             Pétrifiée et tremblante

                             devant cette tombe ad hoc,

                             celle de la fille,

                             venue jusqu’ici.

 

                             Si je voulais me jeter par terre

                             je ne tomberais pas :

                             l’air du jardin devenu solide

                             m’en empêcherait. (P.51)

 

Nulle place où se sentir bien, nul espace où respirer, tout est devenu pierre tombale, intérieurement (pétrifiée) et extérieurement (l’air… devenu solide).

 

Un double emmurement : horizontal pour la fille, vertical pour la mère. Aucune échappatoire dans l’enceinte monstrueuse de la mort. C’est l’image d’un piège qui se répète inlassablement qui est donnée comme dans le poème page 67 :

 

                             Dans la nasse du jour

                             je jette une nouvelle nasse

                             et j’y retrouve

                             les nasses des autres jours.

                             Dans chacune il y a

                             encore des nasses –

                             celles des jours anciens.

 

                             A la pêche,

                             je n’attrape que des nasses.

 

C’est la tragédie de la survie après la disparition de la fille, dite et cependant toujours à dire, sans espoir que les mots suffisent, qu’ils s’impriment en italique ou en gras (P.58), qu’ils traduisent la dévoration, l’invasion, le temps arrêté, le cauchemar, la suffocation ou l’immolation, qu’ils la fassent revenir, soudain, dans le « bleu royal » ou qu’au contraire, ils traduisent le vide, le poids, la terreur, ils ne peuvent que toucher tant ils sont vrais et forts, tant ils résonnent en profondeur dans les entrailles, sensibles comme des couperets.

 

                             (…)

                             Ma chair brûle

                             sans se consommer.

                             Sur un plancher froid

                             mon immolation est à la fois

                             ajournée et permanente. (…) (P.56)

 

Aucune grandiloquence, pas vraiment de lyrisme, mais des termes concrets, des images concrètes du corps, d’objets. Peu de recours aux mythes, sauf fugacement ou à la prière, sans effet. Quelques rares notations d’un autrefois vivant, ressuscité de façon fragmentée, de même que des bribes de paysages qui ne sont pas divertissement, mais aide à la restitution des quatre éléments : la terre, l’air, l’eau, le feu qui traversent les poèmes comme des manifestations incessantes, pénétrantes de la disparue.

 

Dans un des derniers poèmes du recueil, Sanda Voïca évoque le récit du talon d’Achille. Cette reprise du mythe avait été préparée par le mot « talon » apparu antérieurement et par toutes les expressions de déséquilibre, d’impression de vertige que certains poèmes contenaient. Avec ce poème de la page 75, la poète condense de façon magistrale ce qu’est la vulnérabilité, le point sensible, létal pour elle : « Ma fille – elle mon talon. »

 

Il ne faudrait pas que la tristesse générale qui se dégage du recueil – et pour cause ! – rebute ou en empêche la lecture, car il se passe dans ce texte de deuil, ce qui se passe avec toute œuvre véritable : par-delà le poids de la perte, les poèmes longs ou courts sont traversés par un état de grâce qui contient en quelque sorte le mal et le remède, la plaie et son baume.

 

2.

François Minod, Tisser le dire,

avec des peintures, papiers collés, monotypes de Catherine Seghers,

Éditions du Petit Véhicule, 2018, 129 pages (25€) (Galerie de l’or du temps N° 120, 25 €)

 

F.Minod-Tisser

 

La collection dans laquelle les textes de François Minod et les peintures de Catherine Seghers sont réunis s’appelle « La galerie de l’or du temps ». Et de fait ce bel ouvrage habillé de noir recèle le trésor d’un florilège de la plupart des œuvres de notre cher membre du comité auquel s’ajoutent quelques inédits (les poèmes de la première partie et quelques textes épars dans les différents chapitres correspondant aux œuvres déjà publiées chez Hesse).

 

Le lyrisme du poète est plein de retenue. L’amour pour les mots lui interdit de les utiliser de façon débordante. Tout est une question de dosage, de précision comme s’il tendait au rien. Dire le peu, entretenir l’art de la litote, suggérer, suspendre, ciseler, raboter, surprendre et toucher par ce cheminement difficile, voire escarpé, le cœur sensible, inaltérable de la poésie, quitte à en passer par l’absurde ou ce qu’on appelle abusivement ainsi, dans la claire conscience qu’il appartient à la famille littéraire de Samuel Beckett, quoi qu’il s’en détache par des traits singuliers, des interrogations parfois autres, une allégeance plus large à la quotidienneté qui ouvre les portes aux expressions de tous les jours, aux intermittences sentimentales ou sensorielles, aux affects en général.

 

                                                      On ne va pas faire de détour

                                                      Pas l’envie

                                                      Pas le temps

                                                      Juste dire

                                                      L’essentiel

                                                      En quelques mots

                                                      Un seul peut-être

                                                      Le trouver

                                                      … Et puis fermer (P.17)

 

De façon discrète, décalée, les papiers collés, monotypes et autres peintures de Catherine Seghers, tous rassemblés presque en fin d’ouvrage, éclairent d’un jour tendre, coloré, naïf aussi les textes de François. On saisit au vol, tant les collages sont aériens, les pensées graves et enfantines (n’est-ce pas la même chose ?) qui traversent l’esprit du peintre et celui du poète. Des demi-teintes, de la fantaisie, de l’humour. C’est une aire de douceur et d’interrogation planante qui tantôt s’ancre dans l’onirique, tantôt dans le japonisme, tantôt rappelle le monde ambré, fossilisé des minéraux.

 

Il faut prendre le temps de lire ces textes, souvent courts, qui peuvent être interprétés de façon diverse, qui font tour à tour rire ou réfléchir, qui interpellent le lecteur, l’auditeur, comme si le poète instaurait secrètement un dialogue avec chacun de nous, ou plutôt en chacun de nous. On ne peut qu’être saisi, en effet, par l’art de convoquer l’autre doucement, en susurrant du fait du rythme répétitif, de la scansion presque hypnotique des mots qu’il agence, notre moi endormi pour un éveil plus grand, plus lumineux, pour représenter la brèche, l’écart qui se creusent dans la langue même dès qu’on l’interroge, la triture, la met à distance.

 

Même quand les textes ne sont pas des dialogues, la façon de jeter les mots de n’importe quel de ses poèmes est une adresse à l’autre. Soit parce que les mots du « dire » se trouvent dans le poème, soit parce qu’il y a un « je » et un « tu » ou bien un « on », soit parce qu’il y a une interruption, un suspens, un point brusque qui fait surgir l’altérité.

 

Le dialogue toutefois reste le fonctionnement le plus fréquent. Rien d’étonnant à cela quand on sait combien François Minod est attaché au théâtre, à la mise en voix des textes, à la théâtralisation minimaliste de ses dialogues. Tisser le dire c’est peut-être avant tout partager le dire avec d’autres comédiens, complices, et avec un public qui réagit.

 

François Minod nous plonge dans le dialogue, à même la trivialité des conversations du quotidien, dans un bain de langue connu, qui nous parle, dont on n’a pas manqué de surprendre quelques bribes, ici ou là, dans notre vie ordinaire. Les mots sont usés, éculés, les propos anodins ou bêtes (de cette bêtise que détectait Flaubert avec délectation et fureur !) mais il y a du jeu (comme on le dit pour un mécanisme) et c’est grâce à cette mise à distance, par le travail de la langue, allitérations, assonances, rythme des stichomythies, ponctuation, distanciation quasi brechtienne, et tourbillon des redites qui grignotent le sens, dissèquent l’expression jusqu’à la rendre inaudible ou inouïe que le texte opère cette mue salutaire, attirant le rire, le sourire, le dérangement.

 

On pense immanquablement à l’utilisation du dialogue chez Diderot qui s’en servait lui aussi avec drôlerie, naturel et mordant. François Minod, tissant le dire, le fait dans le partage généreux, mais sobre et pour aider efficacement à nous tenir en éveil ou à nous réveiller !

 

                                                                    Partez !

 

-          Partez ! Partez de mon champ !

-          Mais …

-          Y a pas de mais, partez !

-          J’ai toujours été là.

-          Non, avant vous n’étiez pas ici.

-          Comment le savez-vous ?

-          Ça se voit, non ?

-          Comment ?

-          Regardez-vous et vous verrez.

-          Mais j’ai toujours été là, je vous dis.

-          Oui mais vous n’êtes pas d’ici.

-          Vous voulez dire que …

-          Exactement, vous avez compris.

-          Mais ce n’est tout de même pas à cause de …

-          Si, c’est à cause de ça.

-          Mais j’ai toujours été là, je vous dis.

-          Ça ne veut rien dire, vous avez toujours été là sans être d’ici, c’est tout.

-          Et où voulez-vous que j’aille ?

-          Eh bien chez vous, pardi.

-          Mais c’est là, j’vous dis.

-          Mais regardez-vous, nom de Dieu, et vous verrez que vous n’êtes pas d’ici.

-          Je n’ai pas de miroir.

-          Prenez le mien, regardez-vous et disparaissez ! Que je ne vous voie plus ! Jamais ! Eh ! Attendez ! Mon miroir ! Rendez-moi mon miroir ! (p. 95)

 

 

  Je ne me lasse donc pas de dire et répéter, merci et bravo l’artiste ! 

 

Créé le 1 mars 2002A visionner avec Internet Explorer

Notes de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, novembre-décembre 2018