LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES –CHRONIQUES

 

Notes de lectures de Dominique Zinenberg

 


1.

France Burghelle Rey, L’aventure,

édition Unicité, 2018 (13€)

 

F.Burghellerey-2018

 

Le mot « Roman », sous le titre rouge, L’Aventure, tient du pléonasme, mais en contradiction avec les deux, l’épaisseur du livre ferait d’abord penser que l’on va lire un récit. Un roman d’aventures suggère quelque chose de volumineux, parce que l’on s’attend à du romanesque, à des rebondissements, à des péripéties, et donc à des développements longs et non un texte de 77 pages ! Qu’est-ce donc que cette singulière « aventure » (au singulier) qui tiendrait du roman, mais à quel titre ? Ce mot aventure se retrouve à plusieurs reprises sous la plume de Claire, la deuxième narratrice du texte. Il pourrait, si l’on devait être réducteur, signifier « liaison » tout simplement, mais le terme choisi par France Burghelle Rey implique une dimension plus existentielle, voire mystique ou mentale.

  À l’ouverture du roman, une première voix nous accueille, transcrite en italique, celle de la narratrice sans identité précise, mais que l’on pressent un peu plus loin dans le texte être la cousine du personnage appelé « Claire ». En deux paragraphes, quatre des cinq protagonistes du récit apparaissent : la narratrice-cousine, Claire (absente), Rose (morte) et Stan (ressurgi du passé de la narratrice-cousine). Très vite la narratrice de départ cède la place à une deuxième narratrice qui est Claire, par le biais d’un journal intime qu’elle découvre dans le grenier de cette dernière, dans un fameux « grand cahier rouge ». À partir de ce moment nous découvrons en même temps que sa cousine les secrets de l’été 90 vécus par Claire, en l’absence de sa cousine, mais qui se trouve en compagnie d’une certaine Paule, une amie qui « aimait vivre par procuration ». Néanmoins, le récit de Claire sera régulièrement interrompu par les réflexions de la narratrice du texte en italique qui corrigera, infirmera, niera ou confirmera les dires de Claire : Il s’agirait donc d’un récit autobiographique mais ce garage, elle l’inventait. »  Les interventions de la première narratrice commentant les propos de Claire et même sa graphie complexe révélant l’instabilité de sa personnalité vont continuellement déstabiliser le lecteur qui est obligé de prendre en compte les points de vue qui diffèrent comme si l’essence même de L’Aventure consistait à être égarés en tant que lecteurs.

  Quelque chose de trouble, de double s’engage très vite. Lignes de vie qui se recouvrent, qui s’enchevêtrent, destins croisés, miroitements, rappels, échos malgré les séparations temporelles longues à chaque fois de quinze à vingt ans.

  Le récit de Claire relate au jour le jour l’été 90 qui rejoue/ répète/ ranime l’été de ses seize ans. Quant à la narratrice première, elle revit, juste après la mort de Rose, leur grand-mère commune, ce qu’elle a connu elle aussi dans les années magiques et tourmentées de ses seize ans en revoyant Stan après tant d’années.

  Au cœur du trouble, de l’émoi des narratrices et héroïnes de l’histoire, cet homme Stan, autour de qui tout se fait, se défait, se noue, s’enraie, se condense et s’abîme.

  Stan, cet autre Don Juan, qui fait chavirer les cœurs de chacune des femmes nommées dans le texte : celui de la cousine, celui de Claire (jusqu’à la folie), celui de Paule et en marge celui d’Élisa.

  Sans dévoiler le récit lui-même, on peut dire que toutes les routes du récit passent par Stan ou mènent à Stan. Et quelle que soit la période évoquée, c’est la période antérieure celle où les femmes n’étaient que des jeunes filles qui fait ricochet sur celle narrée. Nostalgie dans le sens étymologique du terme et poésie des mystères des retrouvailles délicieuses et fatales que vivent les personnages. Il y a concordance, reprises des mêmes envoûtements et un désir violent, quoique discret, qui parcourt les lignes.

  On sent dans cet écrit un je-ne-sais-quoi du Grand Meaulnes d’Alain Fournier par le mystère et la poésie et un je-ne-sais-quoi du Ravissement de LOL V. STEIN de Marguerite Duras, dans le traitement d’une certaine folie liée à l’embrasement d’amour.

  La poésie n’est pas seulement présente par les situations, l’atmosphère ou l’aura des personnages. Elle investit aussi la vie de Claire qui en découvre, dit-elle, au cours des pages, dès sa première expérience amoureuse avec Stan, la puissance et la nécessité. Par elle, la poésie se fait chanson mais la connaissance des poètes (Mallarmé, René Char, Cocteau) laisse aux deux narratrices des tatouages mentaux et des itinéraires de vie par lesquelles « la muse » passe et fait son lit.

  Une autre voix, en dehors de celle de Claire et de sa cousine retentit dans le récit. Voix directe par le biais de rencontres entre la narratrice-cousine et Stan où ils échangent des propos de la vie ordinaire (même si l’extraordinaire pour la narratrice est prégnant) et voix indirecte par des bribes de lettres d’amour que Stan avait écrites à Claire, quand elle avait seize ans et qu’elle retrouve et lit une vingtaine d’années plus tard.

  Pour un premier roman, l’apparente simplicité du propos, cache un sens aigu de l’ambiguïté et de la complexité romanesques. Et le lecteur embarqué in media res sent le deuil des jours où la discrète et bienveillante Rose, fleur entourée de roses trémières vivait et recevait les confidences de ses petites filles en émoi.

 

2.

Otto Ganz, Technique du point d’aveugle,

Editions du Cygne, 2018 (11€)

 

 

L’angle mort ne serait-il pas l’équivalent du « point d’aveugle » figurant dans le titre ? Quoi qu’il en soit, une « technique » s’impose pour venir à bout ou tenter de limiter la portée du point d’aveuglement qui menace notre entendement. Tout se déterminera, ici, dans ce recueil, dans l’intervalle entre cécité et vision, l’œil du poète étant une sorte de caméra enregistrant ce que le panorama du monde lui offre.

Le poème, d’un seul tenant, sans l’entrave de la ponctuation, relancé tous les trois quatrains par l’anaphore « Je vois » ne s’achève qu’au moment où le dernier « Je vois » n’est pas suivi par trois strophes, mais par un enflement du propos de sept quatrains consécutifs auxquels s’ajoutent deux vers, comme deux vagues mourant sur le sable, eux-mêmes séparés l’un de l’autre par un intervalle.

Celui qui témoigne dit « Je ». Il parle en son nom, ne révèle au monde que ce qu’il voit. Il ne se veut pas visionnaire, ni même voyant, il suggère plutôt que ça crève les yeux, ça déborde en d’autres sens concernés, en sons, bruits, odeurs. C’est autour de nous, criant, au milieu de nos vies.

La poésie est un acte politique. Cri d’alarme, de détresse, de désarroi. Urgence. Le voir fait entendre le désastre du monde.

Le témoin est soutenu par un « tu » qui reste anonyme, et permet au poète d’entretenir un dialogue permanent, d’une intime délicatesse avec un autre, peu importe qui, soit frère humain (reflet de soi, sosie, doublure ?) soit compagne grâce auxquels dire dans un rapport dialectique, nuancé, contradictoire reste nécessaire, voire indispensable. Ainsi recevons-nous ces incises « écris-tu », « dis-tu », « diras-tu » revenant telle une antienne dans l’ensemble du poème comme un contrepoint. L’altérité commence par la polyphonie, se poursuit en sourdine par les références culturelles, se parachève par le lien d’amour dans le couple, socle de la reconstruction, de la signification, de la possibilité de la joie.

Une autre personne de l’intimité apparaît de temps à autre dans le poème, c’est le fils. Il est l’enfance du monde, l’innocence « interrogeante » du monde. (Je vois (…) mon fils me demander/ papa tu es dieu oui hein/ dans mon souvenir tu restes/ celui qui n’a aucune raison de croire, P. 33).

Il y a donc le cocon familial, homme, femme, enfant, et la complexité des sentiments, des relations et il y a le monde tel qu’il va ou plutôt tel qu’il ne va pas.

L’histoire, la géographie du monde et le présent du monde.

C’est à la puissance catastrophique mondiale que le poème est consacré.

Recensement des folies humaines passées et actuelles : massacres, éradications, sauvageries, génocides, attentats au nom de mythologies, religions (Je vois / se renouveler / les discours des origines / toujours trop nombreux/ pour les autres sédentaires // la masse informe et anonyme / de ceux qui crurent naïvement / qu’aucun crime ne dépasserait l’entendement, P.61)

Rappel d’abominations, exécutions, douleurs (Treblinka et ses deux sœurs / filant entre leurs doigts / le cassant fil torsadé / d’une inhumanité amnésique // le sang des justes s’évaporer / poudreux ainsi que les larmes / d’une cité vitrifiée / par les coulées pyroclastiques, P. 39) et désignation claire des horreurs contemporaines :

 

Je vois

parce que la vérité

est impossible à écrire

sans méprendre

la teneur de tes attentes

 

Daech et Volkswagen trafiquer

le compteur des génocides

la faux trancher les âmes

comme des fibres optiques

 

cette clarté que rétractent

les pupilles asséchées

par les gaz de combustion et

Kurt Gerstein en pleurs suffoquer (p. 40,41)

 

Les visions qui se succèdent strophe après strophe se bousculent dans un désordre et un éclatement parce que tout surgit à la fois, dans l’incohérence mortelle des événements : la maltraitance des migrants, le désastre écologique, l’obscénité du gâchis et de l’économie, la démence politique. Que peut le poète sinon dénoncer l’état des lieux avec une langue impitoyable, des mots crus, des images violentes, des syllabes heurtées qui disent le brasier, les ossements, les pourritures, les tortures, l’asphyxie de l’air, la frénésie chimique, les incendies, crues, famines, exodes et misères ?

 

Je vois

les cargos chargés à gueule

mais sans équipage et

tous feux éteints

alors que la mer est grosse (p.61)

 

Je vois

 

la gorge saturée de terre

recracher les milliards de tonnes

d’immondices de sacs flottant

hors des eaux territoriales (p. 61)

 

la liste de ceux qui mourront

enregistrant des mois plus tôt

les noms aphones et méthodiques

du sable de cette foule de migrants (p.24)

 

la maigreur des migrants

trois points de croix rouges

former triangle renversé

que l’on se souvienne (p.51)

 

les effets entêtants

de cette odeur d’ammoniaque

exhalée des carcasses

de poissons (p. 64)

 

 

ce temps où personne

ne retient les égarements

ni les traces superposées des errants

à celles d’un crime universel et insipide (p. 25)

 

ce que condamnent les irradiés de Nagasaki

de Fukushima de Tchernobyl

ceux de Guantanamo

du cimetière de Timisoara

l’indigence profanée par la lumière (p.23).

 

Au passage notons que cette strophe par exception est un quintil. Notons aussi qu’il est nécessaire de nommer les lieux, les sites, les gens pour rappeler les drames et les scandales et qu’Otto Ganz n’hésite pas à le faire dans tout le texte qu’il déploie faisant comprendre qu’il y a un continuum entre le passé monstrueux et notre présent.

Je n’ai prélevé que quelques strophes. Il est difficile de choisir et impossible de hiérarchiser les malheurs. De même qu’il est peu probable que l’on vienne à bout des références littéraires, artistiques qui traversent ces vers de révolte, ces vers coups de poing et prise de conscience. J’ai plutôt l’impression en lisant et relisant ce recueil que je passe à côté de bien des énigmes et profondeurs.

Le préfacier Pascal Perrot affirme que la lecture d’Orlando de Rudder qu’Otto Ganz cite en exergue de Technique du point d’aveugle permet d’accéder à l’œuvre de façon subtile. Je ne doute pas que cela soit vrai, ne prenant connaissance d’Otto Ganz que par ce recueil et ne connaissant pas, par ailleurs l’œuvre d’Orlando de Rudder.

La marge d’erreurs pour interpréter même avec modestie un recueil d’un poète dont on n’a rien lu d’autre est énorme, aussi est-ce avec précaution que je jette sur le papier cette dernière remarque : si l’œuvre est globalement sombre comme je crois l’avoir suggéré assez ouvertement, il reste néanmoins des éclats de tendresse, de sensualité et une aspiration voire une intuition de la joie dans la poésie d’Otto Ganz. En fin de recueil, surtout, ce mot « joie » illumine quelques vers. Serait-ce lié à la philosophie de Spinoza ? Serait-ce un effet d’une vision cosmique, par-delà le temps terrestre qui nous est alloué ? Il faut peut-être rester sur ces notes bienfaisantes et qui sait clairvoyantes qu’il déploie alors.

 

Je vois

 

la joie déferler sur le monde

par l’allégresse des ruines et

l’idée de reconstruire encore cette utopie

que chaque poème s’obstine à perpétuer

 

[…]

 

la vapeur du poème révèle où

l’on ignorait mendier la tendresse

 

les insensibles de naissance

jamais ne sont détournés de la voie

pour eux la joie déferlera comme

la famine des nuées de sauterelles

 

la joie engloutira

certains la voudront lumineuse

enfantine ou méritée

elle ne sera qu’injuste

 

et parce que je ne joue pas

 

le rire s’il vient sera cristallin

(P. 72-73, derniers vers du recueil)

 

3.

Mireille Diaz-Florian, Hors Cadre,

Éditions du Petit véhicule, 2017 (Galerie de l’or du temps N° 92, 25 €)

 

 

Louons d’abord le travail de l’éditeur qui apporte un soin de passionné à chacun des livres d’artiste qu’il publie. Sobriété, artisanat, couleur bistre du papier, typographie élégante et mise en valeur des tableaux. Merci donc à Luc Vidal qui offre par ailleurs une Postface aux six récits de Mireille Diaz Florian.

Avec Hors Cadre, Mireille Diaz Florian compose des récits envoûtants à même la chair particulière de chaque tableau choisi. La première de couverture est la reproduction partielle du tableau de Francisco de Zurbaràn, Santa Casilda que l’on retrouvera dans sa totalité avant la cinquième nouvelle du recueil à savoir « Alcazar ».

Le recueil s’ouvre avec « La Chambre » de Vincent Van Gogh : ce sera la seule fois où le titre du tableau et le titre de la nouvelle coïncideront à une nuance près : le C majuscule de Chambre devient minuscule dans la nouvelle ! C’est aussi le seul récit qui ne se divise pas en chapitres mais qui, déjà, prend en compte l’alternance d’un « il » et d’un « elle », comme respiration intérieure du récit.

Le second récit concerne un tableau de Wilhem Hammershoi, « Intérieur » : une porte ouverte permet à celui qui regarde de voir une partie d’une salle à manger. Ainsi, comme dans le tableau de Vincent Van Goh, notre œil ne dispose que d’objets dans un espace où ceux qui y vivent ne sont pas là. Dans ce cadre en mi teintes, les ocres et les bruns dominent, de même qu’une impression de vie bourgeoise, bien rangée. (C’est un autre contraste avec le tableau du premier récit dont la chambre solaire est néanmoins rudimentaire !) De ce décor vont surgir des personnages pris dans les rets des désirs et du quotidien : il y aura Dina, maîtresse de maison et pianiste, nostalgique d’une enfance où sa sœur Hanne ne l’avait pas quittée pour un lieu trop lointain ; il y aura Jens venu ce jour-là pour couper du bois ; Kirsten, la voisine ; Henrick, son mari, plein d’égards qui « savait qu’une part d’elle-même lui échapperait toujours » (p. 23) ; Hanne aussi relisant « la dernière lettre de sa sœur » (p.27) et enfin Wilhem, le peintre. La nouvelle se structure comme un puzzle, en une journée diffractée dans plusieurs consciences prises dans les faisceaux secrets des passions.

La troisième nouvelle s’intitule « Les pas » et s’élabore à partir de la peinture de Francisco de Zurbaràn, « La vierge enfant endormie ». Myriam c’est l’enfant, Joachim est son père, Sarita, sa gouvernante qui l’a laissée s’échapper en plein soleil à l’heure de la sieste, Ana est la mère, absente ce jour-là de la maison et Francisco est le frère et le peintre : « … Il est entré discrètement. Myriam est assise dans la pénombre. Une lumière douce éclaire son visage. Elle a posé son livre sur ses genoux. D’un doigt, elle marque une page. Elle a fermé les yeux. Elle semble ne rien percevoir de ce qui l’entoure. On pourrait la croire endormie. Il la regarde, fasciné par son immobilité.

  Il s’est avancé vers la fenêtre pour écarter les tentures. Elle n’a pas bougé. Il s’est assis à l’écart dans un angle d’où il peut saisir l’ensemble de la scène. L’ombre gagne peu à peu. Il voit maintenant le décor d’une chambre. Il le connaît. L’ébauche du tableau en révélera le détail. Sur la commode au tiroir entrouvert, il placera dans une coupe des roses et des lys. À lui seul, le symbole signera le caractère religieux qu’attendent les moniales. » (P. 47)

« L’attente » est le titre du quatrième récit : en exergue le tableau de Johannes Vermeer, « Femme lisant une lettre » : un intérieur, une femme enceinte et des voix distinctes pour préciser les attentes, la vie secrète, les frictions familiales, les intérêts divergents, le sens de la propriété et du pouvoir : Grete est la jeune femme enceinte lisant une lettre, Jan est le mari, Marike, celle qui aidera son ancienne maîtresse lors de son accouchement, Erna, la sœur et Johannes, le peintre, à qui Jan a commandé un portrait de sa femme enceinte. (P. 56) Au dernier chapitre, le regard du peintre s’empare du mystère de la jeune femme et saisit ce qu’il fixera à tout jamais sur la toile faisant vibrer la vie, la lumière, les pudeurs : Elle était revenue avec une lettre dont les pliures révélaient une lecture fréquente. Elle en évoqua brièvement l’origine. Son visage s’était animé ; tout son corps vibrait de l’audace de la confidence. Il lui proposa de la relire durant la pose. On apercevrait en contre-champ, sur la carte de géographie, le monde ouvert sur l’immensité. On s’attarderait longuement sur la présence silencieuse de Grete. Avec le peintre, on devinerait le remuement de la vie intérieure.

 Lorsqu’elle quitta l’atelier, la nuit étanchait les derniers éclats du jour sur le canal. (P.65)

« Santa Casilda » est le cinquième tableau : de nouveau, l’Espagne et Francisco de Zurbaràn et une histoire Alcazar dont l’héroïne est Casilda. À l’origine de l’œuvre la vision furtive, incongrue d’une jeune fille s’enfuyant par une porte dérobée en contrebas de l’alcazar. Il a fermé les yeux. Il a oublié ce qui, quelques instants auparavant alimentait sa mélancolie. Il porte en lui la trace indélébile d’un regard, la pâleur de la main sur le pan d’une robe, le frémissement du souffle, le pas pressé qui donne à la silhouette la grâce de l’envol. (P.71) Il y aura dans ces pages admirables de la nouvelle plusieurs destins croisant aussi bien la jeune fille que la peinture : l’épaisseur du temps, la fascination pour le tableau dans lequel on peut saisir l’émoi du besoin de fuir.

« Ombre portée » est le dernier texte. Il est inspiré par « Intérieur au violon » de Matisse. Une fenêtre, des persiennes, un étui de violon ouvert et recouvert d’un tissu bleu : nul humain sur la toile mais l’ombre portée de vies ardentes, bouleversées, chavirées par l’Histoire et scandées par des nécessités artistiques variées. La peinture, la photographie, la musique, l’écriture.

Le titre Hors Cadre n’a pas été choisi d’emblée. Il fut d’abord question, comme l’avoue l’auteure dans la Postface, d’appeler ce recueil de récits, Histoires dans le tableau. Le cheminement intellectuel conscient ou inconscient qui fait basculer d’un titre à l’autre est quelque chose de mystérieux, mais l’apport magique de l’adoption du titre définitif est considérable. Bien sûr que les histoires dépendent des tableaux, naissent des tableaux et sont subtilement liées à eux, mais une force littéraire et poétique déborde hors le cadre précis du tableau et chaque récit garde une telle autonomie qu’il serait saisissant et suffisant à lui-même même sans le support de la peinture.

Chacun des personnages des six histoires ressent l’urgence de sortir de son cadre. Il est à ce titre symptomatique que le premier récit, celui qui concerne Vincent Van Gogh commence par « Il est sorti ». Or, sortir, s’échapper, s’émanciper, fuir, voilà le dessein clair ou obscur de tous les protagonistes des récits. Sortir du cadre, du carcan des contraintes sociales, de la prison mentale (Vincent Van Gogh), de l’enfance (Myriam dans Les pas), de l’étouffement familial dans L’attente, de l’austérité carcérale de l’Alcazar pour vivre sa passion amoureuse comme Casilda, (« Casilda a franchi le seuil au-delà duquel commence un chemin enténébré. Elle-même n’y pourra rien. » P.73) ou de préserver sa part de mystère, de jardin secret à travers le rêve, la nostalgie, la musique comme dans Intérieur. Jour ou Ombre portée.

À chacun sa manière pour avoir accès à sa part d’intimité et de liberté, quel qu’en soit le prix à payer. Que l’on soit dans l’austère Espagne du peintre Zurbaràn, à Delft avec Vermeer, à Arles avec Van Gogh ou sans doute à Prague, malgré Matisse et la pénombre méridionale du cadre de la peinture dans Ombre portée, ce qui rend vivants les personnages c’est la force du désir d’exister, de se réaliser, d’échapper au regard étroit des autres. Et par-delà les personnages, ce sont les peintres eux-mêmes qui par leur geste d’artiste affirment ce besoin vital de singularité et d’audace.

Mais je tiens aussi à louer pour finir le talent littéraire de Mireille Diaz Florian. Je tiens à dire avec force la beauté de la composition des récits, la qualité de ses descriptions, la rigueur classique de ses phrases, leur clarté, leur ciselure, leur précision. Elle réussit comme Madame de La Fayette ou comme Pascal Quignard à cerner la passion, les émois les plus fins, le feu sous la glace et tout cela avec élégance mais aussi pudique lyrisme.

 

Créé le 1 mars 2002

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Notes de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, septembre-octobre 2018