Si je m’essaie à lire et à comprendre la poésie
moderne, quand on me le demande, c’est par esprit de conscience en
quelque sorte, n’étant ni poète, ni critique
littéraire, ni même ‘écrivain’. Aussi ai-je
l’impression que c’est à une partie de
brainstorming, où peut se
formuler en toute liberté l’avis du profane, que mon ami
Oudadess me convie dans l’espoir de se faire renvoyer un écho de
ses poèmes non dénaturé par des
préjugés ou des partis pris. Je lis donc et, encore
sensible à la démarche majestueuse de l’alexandrin
romantique, dont le rythme a bercé l’oreille de mon adolescence,
je me sens tout d’abord totalement perdu dans le labyrinthe d’un
discours apparemment incohérent, qui me fait l’effet d’une
respiration saccadée et haletante où tente de s’exprimer
l’ineffable travesti en non sens. Et c’est d’abord à un
mouvement d’indulgence à l’égard d’un ami que je
cède ; je l’avoue. Oudadess se délasse, me dis-je, et
oublie pour un temps la mine grise et sévère des
équations algébriques qu’il enseigne à ses
élèves de l’Ecole Normale Supérieure ! Il ne
cherche ni n’appelle les mots, mais les accueille comme ils se
présentent, quand ils veulent bien venir, se bousculant la
plupart du temps, ou, plus rarement, échangent des
civilités qui se veulent mondaines.
Mais, comme toujours l’accomplissement du devoir
mène au plaisir et la joie ; je mis tout mon cœur à
vouloir déchiffrer le sens profond de ces poèmes aux
mille facettes, devinant un tant soit peu qu’Oudadess cache bien son
jeu, non par malice, mais par timidité ou pusillanimité !
À l’égard de son sujet : les mille éclats
minuscules de ses vers convergent, sans en donner le moindre
préavis, vers un même objectif. C’est seulement au cœur du
propos, en ce magnifique trente-troisième poème que la
douleur d’Oudadess vous dira son nom. Car c’est de douleur qu’il
s’agit, lecteur. D’une grande douleur ! Bien plus grande et naturelle
que celle-là qui inspira la nuit de mai. L’on apprend ainsi
qu’il faut écouter, jusqu’au bout, si l’on veut savoir comment
sourdent les fraîches et belles eaux du verbe quand ne semble se
former que des torrents impétueux où nul ne s’abreuvera.
Il n’est pire souffrance que celle de ce
‘mort-vivant’, un et multiple à la fois, qui se cherche et
s’interroge, sur lui-même, sur son existence. Ce ‘mort-vivant’
qui a un nom qu’il ‘ne porte pas !’ encore ‘moins le portent ses
œuvres’. Appelons le Oudadess ! Appelons le Amazigh, au choix. Il a une
mère âgée. Très âgée, puisque
les hommes de savoir disent qu’elle est née avant l’histoire ;
mais pas vielle. Elle est aussi, évidemment, la mère de
tous les frères et sœurs d’Oudadess. Or, voilà : elle se
meure ! Lentement, très lentement, alors qu’est patent et fort
son désir de vivre, et de vivre encore, pour chanter, danser et
pour simplement continuer à faire partie des vivants.
Non ! Elle n’est ni fatiguée, ni malade. Elle
a encore tous ses esprits, et peut même, en tout domaine,
concourir honorablement avec les plus belles et les plus jeunes mamans
du monde, si elle pouvait exercer son droit – combien légitime !
- à se débarbouiller, à s’appliquer un
soupçon de maquillage, et à se parer de ses quelques
bijoux sans dorures, et, surtout, à se nourrir ; car c’est
d’inanition qu’on voudrait la voir mourir. Cruelle euthanasie, n’est-ce
pas ?
La mère d’Oudadess s’identifie à
l’Afrique, depuis qu’un jour un ‘Romain qui passait par là’
l’entendit prononcer quelque mot du genre d’Afer, Afri, Afercus, ou
Aferg.
Désespéré, Oudadess !?
‘L’animal [même] a sa part d’espérance’. Il n’y a rien de
mieux que le recul en effet, dans l’espace et le temps, n’importe, pour
que les choses soient vues à leur place et jugées
à leur juste valeur. De loin, de très loin, Oudadess a pu
nettement percevoir la silhouette imposante de chacun des deux
alliés irréprochables d’Amazigh et de sa mère, sa
mère au visage meurtri, plus par l’insulte que par les coups :
J’ai nommé l’Adrar et l’Amedyaz. C’est de Montréal et de
Sherbrooke, ‘l’Azrou du Québec’, qu’Oudadess voit la grandeur
éternelle de ces deux silhouettes ; c’est là-bas qu’il
goûte vraiment la beauté des ‘montagnes argentées’
de l’Atlas, et se laisse entraîner par le rythme lancinant de
‘l’allun’ et la cadence de ‘l’Ahidus’, qui telle la brise du printemps
soufflant dans les blés du Saïs, fait ondoyer corps et
âmes. C’est là-bas aussi que le hante le son tendre et
langoureux que tire ‘l’Ameksa’ de son pipeau ou celui, plus
enjoué et coquin, que fait rendre à s grosse flûte
l’aède berbère, ce fils du temps. Le temps ! Cette
‘énigme de tous les temps !’ Il faut bien que philosophie et
poésie, ces deux co-épouses de l’esprit humain fassent
bon ménage …
Bref, c’est la douleur de sa jeune vielle
mère, et celle de sa grande tribu, qu’Oudadess-Amazigh porte
lourdement dans son cœur, et qu’il cherche
désespérément à exhaler dans ses ‘
Isfrades’, en une langue … qui
n’est pas la sienne, mais qu’il s’est appropriée, comme par
défi pour des hommes dont il ne restent que des noms et des
ombres gravées dans la mémoire de l’espace ‘amazigh’ dans
toute sa vastitude. Car, ce pas dans la langue de Molière, de
Voltaire, ou Baudelaire qu’Oudadess s’évertue à se faire
entendre de vous, lecteur français, mais dans celle des
Bournazel, des Mounier, des Mangin, des Loustal, des Catroux, des
Henrys, des Poeymirau, des Giraud, des Huré et autres grands
capitaines célébrés en leurs temps qui, par
dizaines au début du siècle, sont venus pacifier, au
canon, à la mitrailleuse lourde et à la bombe
aérienne, les Atlas, le Rif et les confins du désert,
pour la gloire de la France, et qui ont touché de plein fouet le
génie protecteur de la mère d’Oudadess, tout comme l’ont
touché, dans les Kabylies, les Aurès, les Oasis du
Hoggar, l’Adrar des Ifoghas, la Tademmayt, la Tidikelt, et la Tassili
n’Ajjer leurs devanciers du siècle dernier ou leurs
émules de la guerre d’Algérie. ‘Les premiers d’entre nous
arrivés ici ont commis une erreur importante … Nous avons mis du
temps à comprendre, reconnait aimablement l’un des leurs.
Pouvaient-ils comprendre qu’ils ont commis non pas une erreur, mais un
crime. Pire : un ethnocide impardonnable. Le traumatisme qu’ils ont
causé à la mère d’Oudadess est profond et
quasi-incurable. Jamais auparavant, avant leur venue, la grande dame
n’avait douté de ses forces ni de ses droits, lorsque
même, au pied des monts rugissaient les légions romaines.
Donnant l’absolution à ses bourreaux, inconscients de leur
péché parce qu’ivres de leur volonté de puissance,
elle invite l’un de ses fils à leur jouer de l’aghanime’ dans
leur propre idiome, à ceux qui ont tenté de lui trancher
la langue. Lisez donc ces ‘
Isfrades’
si vous ne me croyez qu’à moitié. Mais allez droit au but
et ne vous attardez pas dans les venelles où malicieusement a
voulu vous égarer le poète.
***
Isefrades" de Hha Oudadess, recueil de
poésie, Ed. Talamine, Rabat, 2002.