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Présentation du recueil  "Isefrades" de Hha Oudadess
par Mohammed Chafik



Si je m’essaie à lire et à comprendre la poésie moderne, quand on me le demande, c’est par esprit de conscience en quelque sorte, n’étant ni poète, ni critique littéraire, ni même ‘écrivain’. Aussi ai-je l’impression que c’est à une partie de brainstorming, où peut se formuler en toute liberté l’avis du profane, que mon ami Oudadess me convie dans l’espoir de se faire renvoyer un écho de ses poèmes non dénaturé par des préjugés ou des partis pris. Je lis donc et, encore sensible à la démarche majestueuse de l’alexandrin romantique, dont le rythme a bercé l’oreille de mon adolescence, je me sens tout d’abord totalement perdu dans le labyrinthe d’un discours apparemment incohérent, qui me fait l’effet d’une respiration saccadée et haletante où tente de s’exprimer l’ineffable travesti en non sens. Et c’est d’abord à un mouvement d’indulgence à l’égard d’un ami que je cède ; je l’avoue. Oudadess se délasse, me dis-je, et oublie pour un temps la mine grise et sévère des équations algébriques qu’il enseigne à ses élèves de l’Ecole Normale Supérieure ! Il ne cherche ni n’appelle les mots, mais les accueille comme ils se présentent, quand ils veulent bien venir, se bousculant la plupart du temps, ou, plus rarement, échangent des civilités qui se veulent mondaines.
    Mais, comme toujours l’accomplissement du devoir mène au plaisir et  la joie ; je mis tout mon cœur à vouloir déchiffrer le sens profond de ces poèmes aux mille facettes, devinant un tant soit peu qu’Oudadess cache bien son jeu, non par malice, mais par timidité ou pusillanimité ! À l’égard de son sujet : les mille éclats minuscules de ses vers convergent, sans en donner le moindre préavis, vers un même objectif. C’est seulement au cœur du propos, en ce magnifique trente-troisième poème que la douleur d’Oudadess vous dira son nom. Car c’est de douleur qu’il s’agit, lecteur. D’une grande douleur ! Bien plus grande et naturelle que celle-là qui inspira la nuit de mai. L’on apprend ainsi qu’il faut écouter, jusqu’au bout, si l’on veut savoir comment sourdent les fraîches et belles eaux du verbe quand ne semble se former que des torrents impétueux où nul ne s’abreuvera.
    Il n’est pire souffrance que celle de ce ‘mort-vivant’, un et multiple à la fois, qui se cherche et s’interroge, sur lui-même, sur son existence. Ce ‘mort-vivant’ qui a un nom qu’il ‘ne porte pas !’ encore ‘moins le portent ses œuvres’. Appelons le Oudadess ! Appelons le Amazigh, au choix. Il a une mère âgée. Très âgée, puisque les hommes de savoir disent qu’elle est née avant l’histoire ; mais pas vielle. Elle est aussi, évidemment, la mère de tous les frères et sœurs d’Oudadess. Or, voilà : elle se meure ! Lentement, très lentement, alors qu’est patent et fort son désir de vivre, et de vivre encore, pour chanter, danser et pour simplement continuer à faire partie des vivants.
    Non ! Elle n’est ni fatiguée, ni malade. Elle a encore tous ses esprits, et peut même, en tout domaine, concourir honorablement avec les plus belles et les plus jeunes mamans du monde, si elle pouvait exercer son droit – combien légitime ! - à se débarbouiller, à s’appliquer un soupçon de maquillage, et à se parer de ses quelques bijoux sans dorures, et, surtout, à se nourrir ; car c’est d’inanition qu’on voudrait la voir mourir. Cruelle euthanasie, n’est-ce pas ?
    La mère d’Oudadess s’identifie à l’Afrique, depuis qu’un jour un ‘Romain qui passait par là’ l’entendit prononcer quelque mot du genre d’Afer, Afri, Afercus, ou Aferg.
    Désespéré, Oudadess !?  ‘L’animal [même] a sa part d’espérance’. Il n’y a rien de mieux que le recul en effet, dans l’espace et le temps, n’importe, pour que les choses soient vues à leur place et jugées à leur juste valeur. De loin, de très loin, Oudadess a pu nettement percevoir la silhouette imposante de chacun des deux alliés irréprochables d’Amazigh et de sa mère, sa mère au visage meurtri, plus par l’insulte que par les coups : J’ai nommé l’Adrar et l’Amedyaz. C’est de Montréal et de Sherbrooke, ‘l’Azrou du Québec’, qu’Oudadess voit la grandeur éternelle de ces deux silhouettes ; c’est là-bas qu’il goûte vraiment la beauté des ‘montagnes argentées’ de l’Atlas, et se laisse entraîner par le rythme lancinant de ‘l’allun’ et la cadence de ‘l’Ahidus’, qui telle la brise du printemps soufflant dans les blés du Saïs, fait ondoyer corps et âmes. C’est là-bas aussi que le hante le son tendre et langoureux que tire ‘l’Ameksa’ de son pipeau ou celui, plus enjoué et coquin, que fait rendre à s grosse flûte l’aède berbère, ce fils du temps. Le temps ! Cette ‘énigme de tous les temps !’ Il faut bien que philosophie et poésie, ces deux co-épouses de l’esprit humain fassent bon ménage …
    Bref, c’est la douleur de sa jeune vielle mère, et celle de sa grande tribu, qu’Oudadess-Amazigh porte lourdement dans son cœur, et qu’il cherche désespérément à exhaler dans ses ‘Isfrades’, en une langue … qui n’est pas la sienne, mais qu’il s’est appropriée, comme par défi pour des hommes dont il ne restent que des noms et des ombres gravées dans la mémoire de l’espace ‘amazigh’ dans toute sa vastitude. Car, ce pas dans la langue de Molière, de Voltaire, ou Baudelaire qu’Oudadess s’évertue à se faire entendre de vous, lecteur français, mais dans celle des Bournazel, des Mounier, des Mangin, des Loustal, des Catroux, des Henrys, des Poeymirau, des Giraud, des Huré et autres grands capitaines célébrés en leurs temps qui, par dizaines au début du siècle, sont venus pacifier, au canon, à la mitrailleuse lourde et à la bombe aérienne, les Atlas, le Rif et les confins du désert, pour la gloire de la France, et qui ont touché de plein fouet le génie protecteur de la mère d’Oudadess, tout comme l’ont touché, dans les Kabylies, les Aurès, les Oasis du Hoggar, l’Adrar des Ifoghas, la Tademmayt, la Tidikelt, et la Tassili n’Ajjer leurs devanciers du siècle dernier ou leurs émules de la guerre d’Algérie. ‘Les premiers d’entre nous arrivés ici ont commis une erreur importante … Nous avons mis du temps à comprendre, reconnait aimablement l’un des leurs. Pouvaient-ils comprendre qu’ils ont commis non pas une erreur, mais un crime. Pire : un ethnocide impardonnable. Le traumatisme qu’ils ont causé à la mère d’Oudadess est profond et quasi-incurable. Jamais auparavant, avant leur venue, la grande dame n’avait douté de ses forces ni de ses droits, lorsque même, au pied des monts rugissaient les légions romaines. Donnant l’absolution à ses bourreaux, inconscients de leur péché parce qu’ivres de leur volonté de puissance, elle invite l’un de ses fils à leur jouer de l’aghanime’ dans leur propre idiome, à ceux qui ont tenté de lui trancher la langue. Lisez donc ces ‘Isfrades’ si vous ne me croyez qu’à moitié. Mais allez droit au but et ne vous attardez pas dans les venelles où malicieusement a voulu vous égarer le poète.



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  Isefrades" de Hha Oudadess, recueil de poésie, Ed. Talamine, Rabat, 2002.


Mohammed Chafik
       pour Francopolis
juin 2008


Créé le 1 mars 2002

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