Disons, pour commencer, que
le livre est extrêmement riche. En faire le tour reviendra à
des critiques plus avertis et disposant du temps nécessaire. Quant
à moi, je veux seulement livrer mes impressions, après
une première lecture, d’une oeuvre bien de chez nous. Elle parle
des marocains (les imazighen) tels que j’en ai connus et tels que j’en côtoie.
L’éditeur annonce un essai romancé. Il s’agit certes d’un roman.
Mais, dans un essai, une part, au moins petite, doit être faite aux
idées de l’auteur. Il y a évidemment l’idée de nous
présenter l’ouvrage de cette manière. Mais l’auteur ne s’immisce
pas dans la vie des personnages et encore moins dans leurs idées;
à moins que celles-ci ne s’imbriquent si bien avec les siennes. Mais
alors, quel hommage rendu aux petites gens! Les commentaires de l’auteur
ne sont jamais longs. Ce ne sont pas non plus des dictats d’un philosophe
voulant assener sa vérité. Ils viennent à point nommé,
après une scène ou un événement, juste pour exprimer,
d’une manière parlante et concise, la leçon que les personnages
avaient eux-mêmes déjà parfaitement comprise. Ainsi,
Abehri ne se pose ni en intellectuel, ni en éducateur. Tout au plus,
est-il un porte-parole averti d’un peuple qui tient, de plus en plus, à
se faire entendre. L’auteur fait partie de ce peuple dont il nous décrit
certains avatars. Mais, de par sa formation, il peut se détacher,
de temps en temps, et observer d’un œil perspicace. Puis, il fait encore
mieux ; il sait nous en parler, et aux autres, d’une manière qui,
normalement, ne devrait pas les laisser indifférents.
Le style est simple et limpide.
L’auteur ne tient pas à montrer qu’il est bien un écrivain.
Pas de formules alambiquées; pas de fioritures. C’est le texte, dans
son ensemble, qui vous parle et qui vous saisit. Il ne se veut pas, non plus,
intentionnellement naïf. Non, rien de tout cela. C’est que Abehri, en
tant qu’être humain, a horreur de la complexité pour la complicité
ou de la naïveté pour la naïveté. Il rejette ce qui
est artificiel. Il a écrit ce roman, seulement, en restant lui-même.
La répétition, chez lui, n’est pas voulue techniquement. Elle
n’est pas, du tout, agaçante. C’est qu’elle est naturelle dans
le contexte ; elle fait partie de la vie. Il en est, de même, du détail.
L’auteur s’avère être un orfèvre minutieux. Mais ce n’est
pas le rapport d’une enquête. Il n’ y a pas, non plus, d’ajout recherché.
C’est le vécu qui est décrit tel qu’il est.
La vie de tout un chacun, quel
qu’il soit, est forcément composée de séquences et ne
peut être que telle; aucune vie n’est un continuum parfaitement agencé,
bien huilé et prévu d’avance. Donc, « les séquences de vie
», c’est le lot de tout le monde. Par ailleurs, que serait la vie sans
les petites gens ? Mais, que les petites gens soient exilées dans
leur peau, c’est là, en fait le propos de l’auteur. Et je suppose
que, consciemment ou non, c’est sa source d’inspiration. C’est une expression
plus que parlante; c’est la trouvaille de l’auteur. Je prétends même
que l’exil dans sa peau est un sentiment que doit avoir connu tout amazigh
qui porte son amazighité dans son cœur, qu’il fasse partie des petites
gens ou des grandes gens. Certainement, les premières connaissent,
en plus, l’exil au pays des misères et au pays du mépris explicite,
etc. Quand on est exilé de partout où la dignité peut,
un tant soit peu, s’exprimer, il ne reste qu’un seul pays d’accueil qu’on
ne choisit pas, et d’où l’on ne peut ,en aucun cas , être refoulé;
c’est sa propre peau. Mais voilà, dans ce pays (en fait, cette peau),
qui est bien à soi, on n’obéit à aucun maître
; on suit ses propres lois. C’est là l’explication de propos et de
comportements qui pourraient, pour différentes raisons, choquer certains
lecteurs. C’est ainsi que Biqcha est sure de son droit de disposer de son
corps comme elle l’entend pourvu qu’elle ne fasse de mal à personne.
L’ignorance est fustigée.
Non pas l’ignorance des choses de la vie, mais celle de la magouille dans
laquelle excellent ceux qui savent lire les livres de religion et/ou
de politique. L’auteur va même jusqu’à donner tort au père
de Biqcha qui est parti, en la laissant, parce qu’il ne savait pas. Et c’est
parce qu’il est parti, pour l’honneur et la patrie (Tamaziret), que sa fille
a été livrée aux affres du bordel du colonisateur et
puis à celui, encore plus grand, de l’Istiqlal.
L’exploitation de l’humain
par l’humain est partout présente dans le texte; parfois explicite
et parfois en filigrane. Ainsi, lors de cette soirée de « noces
», l’officiante, qui connaît très bien son métier,
en arrive à la prise en charge de la mariée par son époux
; celui-ci doit pourvoir aux besoins par la sueur de son front. Mais les
voix qui la reprennent ne la suivent pas; elles chantent autre chose car
un « cherif » ne vit pas de son travail.
Le sexe est, évidemment,
présent ; l’héroïne principale n’est-elle pas une ancienne
prostituée et qui, plus est, a même fait le bordel ? Mais il
importe de bien noter que le sexe fait, ici, l’objet d’un traitement spécifique.
Nous sommes loin de certains écrivains qui en usent afin d’allécher
des lecteurs ; il y en a même qui en font leur appât principal.
Ainsi, Abehri n’étale pas, avec force détails, une scène
de coït entre Biqcha et Heddou Oumazine. Il va même jusqu’à
nous apprendre que celle-ci ne veut pas se mettre nue devant celui-ci; et
quelle résistance quand il veut seulement voir ses seins ! De même,
quand Oult Aamran se baigne, à l’air libre, c’est la beauté
qui est saluée; et le spectateur, c’est une jeune fille qui est placée
là pour apprendre. Il ne vient pas à l’esprit d’Abehri de mettre
en scène une horde de mâles qui, tout en se rinçant l’œil,
échangeraient des propos grivois sur ce corps superbe; en décrivant,
sans décence, ce qu’ils voudraient en faire. Cela ne fait pas partie
de la tradition amazighe. Et l’auteur en a tenu compte; non pas de manière
consciente mais, tout simplement, parce qu’elle fait partie de lui-même.
Certains lecteurs pourraient
trouver sous la plume d’Abehri de l’agressivité envers les marocains
qui se considèrent comme arabes ou comme nobles (chorfas).
L’auteur ne se veut pas violent. Le connaissant, il ne peut, absolument,
pas l’être. C’est la vérité qu’il tente avec beaucoup
de patience de nous faire saisir, qui est violente et agressive; parce qu’elle
est, à la fois, insupportable et vraie. Ceux qui croient que l’auteur,
jouant de situations, profite de l’occasion pour émettre son point
de vue sur l’arabité ou sur la religion se trompent lourdement. Ils
méconnaissent les petites gens amazighes et mésestiment la
complexité de leurs pensées, leur capacité de conception
et leur sens de la liberté. Par exemple, Dieu, tel qu’ils le conçoivent,
est très proche; et ils peuvent lui parler directement sans des clercs
intermédiaires. Ce n’est pas un Dieu tyran; c’est un Dieu clément
et compréhensif. Quant à la liberté, elle ne peut être
mieux rendue que par l’expression « personne n’impose rien à personne
» qui apparaît plusieurs fois dans le texte. La religiosité
et la liberté conduisent à la responsabilité. En effet,
malgré les aléas, la dureté de la vie, l’impuissance,
… les personnes assument et s’assument. Ils ne rejettent rien de leur vie.
Rien à voir avec des repentis, des convertis tardifs qui désavouent
leur jeunesse, qui s’érigent en gendarmes et empoisonnent la vie des
êtres humains. Les personnages centraux, d’Abehri, racontent leur vie
telle qu’elle s’est passée sans l’enjoliver, sans la regretter.
Qu’en est-il de la langue tamazighet, dans l’essai romancé « Etre ou ne plus être » ?
Je veux, d’abord, intervenir sur deux points. Le premier concerne le titre originel à savoir « Tadjalt
». Le lecteur peut croire qu’il est synonyme de «prostituée
». Or, il n’en est rien. Je me souviens que, dans mon enfance, on proposait,
sans gêne, à quelqu’un qui voulait se marier une « tadjalt » parfaitement respectable. Et l’on disait, dans mon entourage, « Tadgalet
». Maintenant, je crois que le sens propre du mot (que je vais proposer)
lèvera toute ambiguïté. En effet, on reconnaît le
verbe « Addej » c’est à dire « Laisser
». Ainsi, il s’agit de la femme laissée par son mari ; que ce
soit par décès ou par divorce. Le deuxième point concerne
« Tamawayet ». Abehri en parle comme étant un chant. Cela ne m’a pas satisfait. « Tamawayet »
est une expression vocale tout à fait particulière; et qui,
plus est, spécifique au monde amazigh. Dans tous les chants qu’il
m’a été donné d’entendre, je n’ai jamais reconnu quelque
chose de ressemblant. Appelons là donc « Tamawayet
» et qu’elle s’appelle ainsi à travers le monde. Ce n’est pas
seulement un chant ou une chanson. C’est une expression profonde de l’âme
amazighe; et elle mériterait, à elle seule, une attention toute
particulière.
En ce qui concerne tout le
roman, notre langue n’y est pas envahissante. Ce sont des émaillements
qui embellissent le texte et recréent phonétiquement une situation
ou expriment, en quelques mots, ce qui aurait demandé, en français,
une circonlocution ou même plus. Ainsi, en est-il de «Addej, tin Heddou » ou « Laisse, celle de Heddou
», littéralement, en français. Alors que ceux qui parlent
bien tamazighet ont certainement dû entendre Biqcha prononcer, avec
l’intonation qu’il faut : « Addej, tin Haddou » , trois mots qui renvoient à un chapitre, à un livre, qui renvoient à toute une vie.
Comme début de conclusion,
je veux dire un mot sur la préface. J’en ai rarement vu une qui colle
si bien à l’œuvre, qui soit si fidèle. Le préfacier,
consciencieux, a dû commencer à lire avec une extrême
application. Mais étant lui-même amazigh, il a dû vite
être subjugué et replongé dans son enfance et son adolescence
avant de retrouver son état d’adulte malmené. Il s’est si bien
exprimé car il s’agit, sans doute, d’une œuvre qu’il aurait voulu,
lui-même avoir écrite, comme moi-même et comme, je le
suppose, tout lecteur amazigh conscient de son amazighité. C’est ainsi
qu’avec « Etre ou ne plus être » nous nous retrouvons avec un joyau et un mini-joyau , une œuvre et une petite œuvre.
J’ai été l’un
de ceux, certainement nombreux, qui avaient demandé à Abehri
d’écrire un livre. Les vicissitudes de la vie l’ont amené à
nous faire languir. Nous n’avons rien perdu à attendre. Et je dis
que celui qui nous a offert un tel essai peut s’accorder un repos mérité
avant de récidiver. Le livre est là. J’espère qu’il
sera suivi de beaucoup d’autres. C’est la vie de tout un peuple que l’auteur
nous livre. Il veut que nous la vivions (ou la revivions) ; que nous la sentions.
Pour ma part, il a parfaitement réussi. J’ai, tout le long du livre,
été présent sur la scène. C’est beaucoup plus
que d’avoir l’impression de suivre un film sur un écran plat -- ce
qui arrive, bien sûr, avec des auteurs de talent . Trois fois seulement,
j’ai eu cette impression de faire partie du scénario. Ce fut avec
« Le fils du pauvre » de M. Feraoun, « Les coquelicots de l’oriental » de B. Oussaid et « La légende d’Agounchich » de M. Khaïr Eddine ».
Quand vous lisez le roman,
ceux qui connaissent l’auteur --et j’ai l’honneur d’en faire partie-- sentent
bien que c’est le charmant Moha qui leur parle, naturellement, à tout
moment et en tout lieu calme, généreux, ayant tout son temps
comme si l’interlocuteur était le seul ou le tout premier. C’est la
force tranquille de notre ami qui se retrouve, évidemment, dans son
livre. En effet, le titre de l’oeuvre n’est pas usurpé. On peut même
dire, et ce n’est pas seulement un jeu de mots, qu’il aurait pu, très
bien s’intituler « Vivre ou ne plus vivre », « Exister ou ne plus exister », « Etre ou ne plus vivre » ou encore « Vivre ou ne plus être ». Car, ici, c’est de la vie véritable qu’il s’agit ; ce n’est pas de la fiction.
Pour finir, on ne peut se retenir
de renommer Biqcha et Heddou. Deux personnes qui, dans leur dénuement,
sont, non seulement capables d’avoir de nobles sentiments ( ce qui est somme
toute naturel) mais capables d’accéder à de grandes idées
, lesquelles sont au delà des prétentions de petits intellos.
Et quel amour ! Ces deux vieux que leurs os ne portent plus et qui se donnent
des nouvelles par des messagers bienveillants et qui se rendent visite
en pensée. Et que dire d’une société où une ancienne
prostituée, par la force de son destin, peut accéder au statut,
universellement respectueux, de grand-mère (Nanna). C’est ainsi que,
chez nous, Biqcha devint Nanna Bi.