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« ETRE  OU NE PLUS ETRE »  DE MOHA ABEHRI
(Et Biqcha devint Nanna Bi)

Hha Oudadess (Rabat)

Moha ABEHRI. Etre ou ne plus être : Séquences de vie de petites gens exilés dans leur peau. Rabat : Centre Tarik Ibn Zyad, 2002. 312 p.

Disons, pour commencer, que le livre est extrêmement riche. En faire le tour reviendra à des critiques plus avertis et disposant du temps nécessaire. Quant à moi, je veux seulement  livrer mes impressions, après une première lecture, d’une oeuvre  bien de chez nous. Elle parle des marocains (les imazighen) tels que j’en ai connus et tels que j’en côtoie.

L’éditeur annonce un essai romancé. Il s’agit certes d’un roman. Mais, dans un essai, une part, au moins petite, doit être faite aux idées de l’auteur. Il y a évidemment l’idée de nous présenter l’ouvrage de cette manière. Mais l’auteur ne s’immisce pas dans la vie des personnages et encore moins dans leurs idées; à moins que celles-ci ne s’imbriquent si bien avec les siennes. Mais alors, quel hommage rendu aux petites gens! Les commentaires de l’auteur ne sont jamais longs. Ce ne sont pas non plus des dictats d’un philosophe voulant assener sa vérité. Ils viennent à point nommé, après une scène ou un événement, juste pour exprimer, d’une manière parlante et concise, la leçon que les personnages avaient eux-mêmes déjà parfaitement comprise. Ainsi, Abehri ne se pose ni en intellectuel, ni en éducateur. Tout au plus, est-il un porte-parole averti d’un peuple qui tient, de plus en plus, à se faire entendre. L’auteur fait partie de ce peuple dont il nous décrit certains avatars. Mais, de par sa formation, il peut se détacher, de temps en temps, et observer d’un œil perspicace. Puis, il fait encore mieux ; il sait nous en parler, et aux autres, d’une manière qui, normalement, ne devrait pas les laisser indifférents.

Le style est simple et limpide. L’auteur ne tient pas à montrer qu’il est bien un écrivain. Pas de formules alambiquées; pas de fioritures. C’est le texte, dans son ensemble, qui vous parle et qui vous saisit. Il ne se veut pas, non plus, intentionnellement naïf. Non, rien de tout cela. C’est que Abehri, en tant qu’être humain, a horreur de la complexité pour la complicité ou de la naïveté pour la naïveté. Il rejette ce qui est artificiel. Il a écrit ce roman, seulement, en restant lui-même. La répétition, chez lui, n’est pas voulue techniquement. Elle n’est pas, du tout,  agaçante. C’est qu’elle est naturelle dans le contexte ; elle fait partie de la vie. Il en est, de même, du détail. L’auteur s’avère être un orfèvre minutieux. Mais ce n’est pas le rapport d’une enquête. Il n’ y a pas, non plus, d’ajout recherché. C’est le vécu qui est décrit tel qu’il est.

La vie de tout un chacun, quel qu’il soit, est forcément composée de séquences et ne peut être que telle; aucune vie n’est un continuum parfaitement agencé, bien huilé et prévu d’avance. Donc, « les séquences  de vie », c’est le lot de tout le monde. Par ailleurs, que serait la vie sans les petites gens ? Mais, que les petites gens soient exilées dans leur peau, c’est là, en fait le propos de l’auteur. Et je suppose que, consciemment ou non, c’est sa source d’inspiration. C’est une expression plus que parlante; c’est la trouvaille de l’auteur. Je prétends même que l’exil dans sa peau est un sentiment que doit avoir connu tout amazigh qui porte son amazighité dans son cœur, qu’il fasse partie des petites gens ou des grandes gens. Certainement, les premières connaissent, en plus, l’exil au pays des misères et au pays du mépris explicite, etc. Quand on est exilé de partout où la dignité peut, un tant soit peu, s’exprimer, il ne reste qu’un seul pays d’accueil qu’on ne choisit pas, et d’où l’on ne peut ,en aucun cas , être refoulé; c’est sa propre peau. Mais voilà, dans ce pays (en fait, cette peau), qui est bien à soi, on n’obéit à aucun maître ; on suit ses propres lois. C’est là l’explication de propos et de comportements qui pourraient, pour différentes raisons, choquer certains lecteurs. C’est ainsi que Biqcha est sure de son droit de disposer de son corps comme elle l’entend pourvu qu’elle ne fasse de mal à personne.

L’ignorance est fustigée. Non pas l’ignorance des choses de la vie, mais celle de la magouille dans laquelle excellent  ceux qui savent lire les livres de religion et/ou de politique. L’auteur va même jusqu’à donner tort au père de Biqcha qui est parti, en la laissant, parce qu’il ne savait pas. Et c’est parce qu’il est parti, pour l’honneur et la patrie (Tamaziret), que sa fille a été livrée aux affres du bordel du colonisateur et puis à celui, encore plus grand, de l’Istiqlal.

L’exploitation de l’humain par l’humain est partout présente dans le texte; parfois explicite et parfois en filigrane. Ainsi, lors de cette soirée de « noces », l’officiante, qui connaît très bien son métier, en arrive à la prise en charge de la mariée par son époux ; celui-ci doit pourvoir aux besoins par la sueur de son front. Mais les voix qui la reprennent ne la suivent pas; elles chantent autre chose car un « cherif » ne vit pas de son travail.

Le sexe est, évidemment, présent ; l’héroïne principale n’est-elle pas une ancienne prostituée et qui, plus est, a même fait le bordel ? Mais il importe de bien noter que le sexe fait, ici, l’objet d’un traitement spécifique. Nous sommes loin de certains écrivains qui en usent afin d’allécher des lecteurs ; il y en a même qui en font leur appât principal. Ainsi, Abehri n’étale pas, avec force détails, une scène de coït entre Biqcha et Heddou Oumazine. Il va même jusqu’à nous apprendre que celle-ci ne veut pas se mettre nue devant celui-ci; et quelle résistance quand il veut seulement voir ses seins ! De même, quand Oult Aamran se baigne, à l’air libre, c’est la beauté qui est saluée; et le spectateur, c’est une jeune fille qui est placée là pour apprendre. Il ne vient pas à l’esprit d’Abehri de mettre en scène une horde de mâles qui, tout en se rinçant l’œil, échangeraient des propos grivois sur ce corps superbe; en décrivant, sans décence, ce qu’ils voudraient en faire. Cela ne fait pas partie de la tradition amazighe. Et l’auteur en a tenu compte; non pas de manière consciente mais, tout simplement, parce qu’elle fait partie de lui-même.

Certains lecteurs pourraient trouver sous la plume d’Abehri de l’agressivité envers les marocains qui se considèrent comme arabes ou comme nobles (chorfas). L’auteur ne se veut pas violent. Le connaissant, il ne peut, absolument, pas l’être. C’est la vérité qu’il tente avec beaucoup de patience de nous faire saisir, qui est violente et agressive; parce qu’elle est, à la fois, insupportable et vraie. Ceux qui croient que l’auteur, jouant de situations, profite de l’occasion pour émettre son point de vue sur l’arabité ou sur la religion se trompent lourdement. Ils méconnaissent les petites gens amazighes et mésestiment la complexité de leurs pensées, leur capacité de conception et leur sens de la liberté. Par exemple, Dieu, tel qu’ils le conçoivent, est très proche; et ils peuvent lui parler directement sans des clercs intermédiaires. Ce n’est pas un Dieu tyran; c’est un Dieu clément et compréhensif. Quant à la liberté, elle ne peut être mieux rendue que par l’expression « personne n’impose rien à personne » qui apparaît plusieurs fois dans le texte. La religiosité et la liberté conduisent à la responsabilité. En effet, malgré les aléas, la dureté de la vie, l’impuissance, … les personnes assument et s’assument. Ils ne rejettent rien de leur vie. Rien à voir avec des repentis, des convertis tardifs qui désavouent leur jeunesse, qui s’érigent en gendarmes et empoisonnent la vie des êtres humains. Les personnages centraux, d’Abehri, racontent leur vie telle qu’elle s’est passée  sans l’enjoliver, sans la regretter.

Qu’en est-il de la langue tamazighet, dans l’essai romancé « Etre ou ne plus être » ?
Je veux, d’abord, intervenir sur deux points. Le premier concerne le titre originel à savoir « Tadjalt ». Le lecteur peut croire qu’il est synonyme de «prostituée ». Or, il n’en est rien. Je me souviens que, dans mon enfance, on proposait, sans gêne, à quelqu’un qui voulait se marier une « tadjalt » parfaitement respectable. Et l’on disait, dans mon entourage, « Tadgalet ». Maintenant, je crois que le sens propre du mot (que je vais proposer) lèvera toute ambiguïté. En effet, on reconnaît le verbe « Addej » c’est à dire « Laisser ». Ainsi, il s’agit de la femme laissée par son mari ; que ce soit par décès ou par divorce. Le deuxième point concerne « Tamawayet ». Abehri en parle comme étant un chant. Cela ne m’a pas satisfait. « Tamawayet » est une expression vocale tout à fait particulière; et qui, plus est, spécifique au monde amazigh. Dans tous les chants qu’il m’a été donné d’entendre, je n’ai jamais reconnu quelque chose de ressemblant. Appelons là donc « Tamawayet » et qu’elle s’appelle ainsi à travers le monde. Ce n’est pas seulement un chant ou une chanson. C’est une expression profonde de l’âme amazighe; et elle mériterait, à elle seule, une attention toute particulière.

En ce qui concerne tout le roman, notre langue n’y est pas envahissante. Ce sont des émaillements qui embellissent le texte et recréent phonétiquement une situation ou expriment, en quelques mots, ce qui aurait demandé, en français, une circonlocution ou même plus. Ainsi, en est-il de «Addej, tin Heddou » ou « Laisse, celle de Heddou », littéralement, en français. Alors que ceux qui parlent bien tamazighet ont certainement dû entendre Biqcha prononcer, avec l’intonation qu’il faut : « Addej, tin Haddou » , trois mots qui renvoient à un chapitre, à un livre, qui renvoient à toute une vie.

Comme début de conclusion, je veux dire un mot sur la préface. J’en ai rarement vu une qui colle si bien à l’œuvre, qui soit si fidèle. Le préfacier, consciencieux, a dû commencer à lire avec une extrême application. Mais étant lui-même amazigh, il a dû vite être subjugué et replongé dans son enfance et son adolescence avant de retrouver son état d’adulte malmené. Il s’est si bien exprimé car il s’agit, sans doute, d’une œuvre qu’il aurait voulu, lui-même avoir écrite, comme moi-même et comme, je le suppose, tout lecteur amazigh conscient de son amazighité. C’est ainsi qu’avec « Etre ou ne plus être » nous nous retrouvons avec un joyau et un mini-joyau , une œuvre et une petite œuvre.

J’ai été l’un de ceux, certainement nombreux, qui avaient demandé à Abehri d’écrire un livre. Les vicissitudes de la vie l’ont amené à nous faire languir. Nous n’avons rien perdu à attendre. Et je dis que celui qui nous a offert un tel essai peut s’accorder un repos mérité avant de récidiver. Le livre est là. J’espère qu’il sera suivi de beaucoup d’autres. C’est la vie de tout un peuple que l’auteur nous livre. Il veut que nous la vivions (ou la revivions) ; que nous la sentions. Pour ma part, il a parfaitement réussi. J’ai, tout le long du livre, été présent sur la scène. C’est beaucoup plus que d’avoir l’impression de suivre un film sur un écran plat -- ce qui arrive, bien sûr, avec des auteurs de talent . Trois fois seulement, j’ai eu cette impression de faire partie du scénario. Ce fut avec « Le fils du pauvre » de M. Feraoun, « Les coquelicots de l’oriental » de B. Oussaid et « La légende d’Agounchich » de M. Khaïr Eddine ».

Quand vous lisez le roman, ceux qui connaissent l’auteur --et j’ai l’honneur d’en faire partie-- sentent bien que c’est le charmant Moha qui leur parle, naturellement, à tout moment et en tout lieu calme, généreux, ayant tout son temps comme si l’interlocuteur était le seul ou le tout premier. C’est la force tranquille de notre ami qui se retrouve, évidemment, dans son livre. En effet, le titre de l’oeuvre n’est pas usurpé. On peut même dire, et ce n’est pas seulement un jeu de mots, qu’il aurait pu, très bien s’intituler « Vivre ou ne plus vivre », « Exister ou ne plus exister », « Etre ou ne plus vivre » ou encore « Vivre ou ne plus être ». Car, ici, c’est de la vie véritable qu’il s’agit ; ce n’est pas de la fiction.

Pour finir, on ne peut se retenir de renommer Biqcha et Heddou. Deux personnes qui, dans leur dénuement, sont, non seulement capables d’avoir de nobles sentiments ( ce qui est somme toute naturel) mais capables d’accéder à de grandes idées , lesquelles sont au delà des prétentions de petits intellos. Et quel amour ! Ces deux vieux que leurs os ne portent plus et qui se donnent des nouvelles par des messagers bienveillants  et qui se rendent visite en pensée. Et que dire d’une société où une ancienne prostituée, par la force de son destin, peut accéder au statut, universellement respectueux, de grand-mère (Nanna). C’est ainsi que, chez nous, Biqcha devint Nanna Bi.


par  Hha Oudadess
pour francopolis mars 2007 

 

Créé le 1 mars 2002

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