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LECTURES -CHRONIQUES


Les palimpsestes de Luc-André Rey

ou la coïncidence de tous les instants en un unique présent.

 

Lecture par Blaise JOIN-LAMBERT

 

Luc-André Rey, palimpsestes. Échappée belle édition, janvier 2017 (poésie, Collection Ouvre-Boîtes).

 

Palimpsestes. Ce livre publié à titre posthume mais avec l’accord et sous le contrôle de l’auteur, rassemble une sélection de ses derniers poèmes. La cohésion n’obéit, consciemment du moins, qu’à une seule règle d’unité : celle de la période à laquelle les différentes pièces du recueil furent écrites.

Deux bornes, donc : 2010-2015. – Et puis l’arrêt définitif. A nous de combler l’incertitude du poète : mort le 24 juillet 2015, à Bruxelles. C’est fait. D’autres désormais parlent pour lui qui en savent plus long que lui vivant – embrassant comme panoramiquement et le vivant et le mort. Ils sont stratèges quand leur homme n’était que tacticien et ne saisissait que le proche, l’immédiat, le sensible.

Parce qu’on ne vit pas sa mort ; la mort n’est délimitante que de ce qui vit ; le vivant n’est circonscrit que par lui-même. Et pourtant la mort ou ce qu’on nomme telle fait barrière. Pas à la façon d’une succession de chiffres, car jamais le décompte mécanique circulaire du temps ne restituera une durée personnelle vécue, indivisible mais plurielle. Simplement, il n’est plus notre contemporain et, virtuellement, notre interlocuteur, qui dit « je » quand nous lui répondons « tu ».

Restent ces quelques textes, épars ou rassemblés en recueils, qui ne demandent qu’à être revécus ou redits à chaque lecture. Par notre voix, au travers de nous-mêmes, nous l’écoutons parler, présent à nous-mêmes,  vivant dans ces textes qui maintenant sont à nous ; qui sont un peu de nous.

Partir de la vie, c’est, je crois, la meilleure approche – une fois écartés par précaution l’anecdotique et le biographique –, pour dire quelque chose de son écriture – de ses écritures – de poème en poème. Puisque écrire c’est vivre en mots, par la langue. Une langue reconfigurée selon les besoins propres de l’auteur. Adopter un tel point de vue, n’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi nous invitait Luc-André Rey ?

Dans sa préface à palimpsestes, Dana Shishmanian citait un texte de Luc-André Rey, publié sur le site Internet de la Maison de la Poésie d’Amay. C’était en 2010 ; à son actif, un recueil : fragment 1, qui venait de sortir. C’est la règle ; il lui fallait parler de lui-même, décliner son identité. Ce qu’il fit par un pas de côté, éludant l’inessentiel – expliquant son activité de poète, son écriture :

« Il ne vit pas l’écriture comme une fin en soi (ni rien d’autre d’ailleurs) Il n’a pas l’ambition de " laisser une œuvre " (il n’a en fait aucune ambition). Il va les mots comme quelques équations mathématiques, comme ses pas un désert, comme ses pas nos cités ; l’ivresse où la seule chose où nous sommes vivants : ce qui est dans l’instant. »

Un mot en implique un autre : « il va » pour « il dit ». Écrire est un voyage. Mais un voyage comme on n’en fait plus ; un voyage qui exclurait toute préméditation, toute préparation ; écrire c’est aller de l’avant, à l’aveugle, divaguer, se diriger sans cartes, au petit bonheur la chance. S’« il n’a pas l’ambition de "laisser une œuvre" », c’est qu’il est complètement insoucieux d’en établir les plans. Étranger à la disposition d’esprit de l’architecte et de l’urbaniste qui rêve son projet étape par étape, lui ne se préoccupe nullement de livres ; il ne pré-voit rien ; ne pré-juge de rien. Mais il fait le poème quand advient ce poème.

Fragment, c’est un bon titre, et judicieusement numéroté, qui élimine toute idée d’ordre, d’ordonnancement. Et Palimpsestes prend son tour, à la suite de. Radicalisons : de tels recueils sont eux-mêmes fragmentés ; des fragments de fragments. D’abord il y a le poème, l’instant du poème écrit-lu. Ce qu’on en fait, c’est autre chose.

J’écoute : « Il (ne) vit (pas) »… « Il va »… « l’ivresse ». Où l’on voit comment Luc-André Rey rapproche sémantiquement trois mots par l’association de leurs phonèmes (i-l-v). Sa poésie, c’est autant d’expériences intenses de son existence qui l’ont mis en branle et transformé. Il vit comme il va, saisi par l’ivresse de l’instant. Et la poésie fait partie de ces façons d’être agissant et vivant comme de se balader ou s’adonner aux mathématiques.

Palimpsestes est là pour témoigner de cette infinité d’instants vécus dans l’écriture et qui sont destinés à revivre en nous comme si c’était la première fois.

Ces poésies nous disent inlassablement une relation singulière : ce qui unit l’énonciateur au monde. Luc-André Rey explore la continuité du sujet avec ses alter ego humains, les êtres, les choses, le vide, la mort, ce qui finit et ce qui naît – car dire c’est vivre et expérimenter le monde à travers les mots :

 

Tellement peu d’épaisseur

et soudain, là

le vent

toute l’épaisseur des choses

(l’épaisseur des choses, p. 22)

 

Assis

il n’attend rien

assis au bord du monde

le monde à ses côtés qui gigote des pieds

(les trois enfants, p. 33)

 

rien ne bouge et pourtant

quelque chose

tout autour

quelque chose frémit on n’en sait pas le nom

… quelque chose

toutes ces choses

qui nous entourent monde rien ne bouge

et pourtant

tout autour

frémit

notre sang

cette chose

(vivant, p. 37)

 

les yeux au bord des yeux les yeux au bord du monde on ne sait

plus aveugles que le monde sans bord

sans bord où s’arrêter sans bord où s’agripper

(les mots, p. 43-44)

 

le vaste au-dehors
l’intime au-dedans
le vaste entre nos corps
l’intime entre nous corps

(le vaste – l’intime, p. 57)

 

 

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levastelintime.html réalisation Web par l’auteur

 

Le monde tel que le vit et l’éprouve Luc-André Rey est un monde illimité, « sans bord » mais où pourtant tout se tient, solidairement. Les marges, même dissoutes, questionnent, redondantes, et donnent le tournis ; car elles sont des points de fuite vers l’infini.

Les majuscules, quasi absentes du titre et des intertitres, de l’attaque des phrases comme des alinéas contribuent à dramatiser cet effacement des frontières entre les êtres.

A ce titre la façon dont le corps du poète se voit métamorphosé en satellite emporté dans un mouvement de rotation autour de la terre, est particulièrement symptomatique de cet état d’esprit :

 

l’étoile

pour qu’elle m’emporte

rapetisser mon corps à la taille du cosmos

(à la page 9)

 

[la tête du poète] se balade en orbite tout autour de la terre

un poète

sans sa tête

grosse comme la planète

(un poète sans sa tête, p. 48)

 

Cette fascination pour les rebords et les marges, les points d’accès au-dessus du gouffre et des anfractuosités de la vie, donne à la voix de Luc-André Rey sa qualité propre, d’une indéniable oralité… avec sa rythmique, son souffle, son débit, ses phrases suspendues à mi-chemin, comme devant un précipice.

Une voix s’invente là au moment même où elle s’énonce, qui esquisse une direction, halète, en prend une autre, multiplie les ellipses, les reprises, fait se conjoindre des sens disjoints. Car imposer à son discours une ligne continue et homogène, clairement articulée, par où l’esprit avancerait d’un pas toujours égal et désincarné, jamais décontenancé, ç’aurait été se travestir soi-même, quand les idées nous parviennent, à tout un chacun, décousues, selon un mouvement qui cherche son équilibre, perpétuellement. Et c’est justement dans ce mouvement même de la parole, éprouvée comme en état d’ivresse, que Luc-André Rey a cherché à dire le monde, son monde dans l’instant où il le percevait. Dire la vie nue, simplement.

 

* * *

Palimpsestes… ce titre doit paraître hermétique à plus d’un. Évidemment nous savons ce que c’est un palimpseste, je veux dire littéralement : un parchemin que l’on gratte pour écrire de nouveau et qui laisse voir en transparence le texte premier ; c’est l’économie du recyclage et de la réutilisation appliquée au monde des livres.

Mais pourquoi palimpsestes ?

Luc-André Rey nourrissait un projet singulier : donner à voir, en une seule page, 10 000 poèmes écrits par lui. Un site Internet en chantier, devait donner forme à cette expérience inhabituelle ; comme il l’expliquait alors, ce site devait être

Un pari
entre moi et moi
moi qui écrit et moi qui n’écrit pas

c’est-à-dire la conjonction entre texte et image dans un unique objet ; du lisible devenu visible.

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Des 10000 poèmes sur une seule page Web il ne reste que cette image figée telle une empreinte (sur le site du poète elle était en mouvement perpétuel, à l’instar de la page html insérée plus haut pour le poème le vaste l’intime).

 

Le site en question n’existe plus ; le poète aurait-il voulu faire le vide avant sa mort ? Quoi qu’il en soit, cette idée d’une page de textes superposés, il y tenait – et comptait bien réitérer l’expérience pour son dernier livre, cette fois en couverture. Mais une telle conception s’opposait à la ligne de la maison d’édition : tous les exemplaires de la collection Ouvre-boîtes dans laquelle il est publié sont blancs, implacablement blancs. Reste le titre, maintenu.

Un poème-image nous semble particulièrement indicatif de ce qu’il recherchait, le seul de son genre dans le recueil ; il ne représente rien d’ailleurs, mais brouille le sens convenu de la lecture, par le dédoublement parallèle des mots, leur réunification, suivant un jeu de lignes en volutes, serrées-dénouées, qui fait progresser l’œil du haut vers le bas. Lui qui refusait toute présentation d’un monde en mots unifié, ordonné ; lui qui écrivait l’hétérogène, le fragmentaire de sa relation au monde, une telle désorientation de l’œil lui convenait bien. D’un autre côté, si on envisage le poème comme dessin, fût-il abstrait, alors force est de le constater, ses lignes fonctionnent ensemble et se rejoignent inséparablement.

 

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« Étreinte ferment obscur d’éternité »,

lisons-nous, une fois le poème aplati et horizontalisé.

Étreindre signifie, dans le langage courant, serrer dans ses bras, avec une dimension physique plus sensible qu’embrasser ; par « étreindre », je comprends : faire tenir en une seule page ses poèmes, comme autant d’instants de vie saisis du point de vue de la coexistence de tout. Une telle « étreinte »… est « ferment d’éternité ». Ce qu’écrivait Augustin au Livre XI des Confessions : « La longueur du temps n’est faite que de la succession d’une multitude d’instants, qui ne peuvent se dérouler simultanément […] au contraire dans l’éternité, rien n’est successif, tout est présent, alors que le temps ne saurait être présent tout à la fois. » La succession temporelle abolie, reste la coïncidence de tous les instants en un unique présent.

Palimpsestes, c’est donc cela : une perception simultanée de ses poèmes, saisis du point de vue de l’éternité. Pourquoi pas ? J.R.R. Tolkien avait déjà imaginé un tel scénario avec  Leaf by Niggle, et Mythopoeia, il est vrai dans une intention plus ostensiblement théologique.

 

Blaise JOIN-LAMBERT

 

 

Présentation de l’auteur de cette chronique

Parisien de naissance et de cœur, affectivement attaché à mon arrondissement de Vaugirard et à son quartier Saint-Lambert, sédentaire, célibataire, Aspie, je possède un titre d’expert en objet d’art et suis titulaire d’un diplôme de master en histoire de l’art. – Mais vu mon inadaptation aux métiers réellement existants, je procède actuellement à une reconversion professionnelle afin de devenir relecteur-correcteur.

La littérature, singulièrement la poésie, occupe une place centrale dans ma vie. Première dans l’ordre de mes préoccupations et de mes goûts, elle demeure pour moi vitale et même formatrice dans ma manière de penser et de vivre le monde.

    

 

Les palimpsestes de Luc-André Rey
par
Blaise JOIN-LAMBERT

mai 2017

Créé le 1 mars 2002

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