Pour
parler de Robert Bréchon, je pourrais évoquer la silhouette
qui vient vers moi lors d’une rencontre. J’en décrirais alors la marche
élégante ou la façon de s’arrêter, ses yeux clairs posés sur le monde, pour
en capter l’évidence et en même temps la récuser.
Robert Bréchon est un
marcheur. Il marche en fermant les
yeux pour voir plus loin. La
promenade a pour lui une fonction
analogue à la lecture. Elle est lecture de l’espace et du temps d’une
vie, dédiée à la patience de l’écriture. Dans son essai A Corps Perdu,
il souligne l’indispensable lien entre la marche et l’acte d’écrire.
L’alternance du départ et du retour marque le tempo de sa création.
L’espace ouvert nourrit l’espace du dedans. Chaque départ est une rupture et une question, chaque retour une
réponse et une suture. Le rythme de la marche laisse s’accomplir en lui
le travail plus intérieur. S’il a parcouru bien des lieux du monde, de
Lusignan à Rio de Janeiro, du Caire à Zagreb, de Madrid à Londres, de
Lisbonne à Paris, le vrai sens de sa déambulation a
été - est encore - le lieu du texte, « dont ce lieu-ci est la monnaie ou le leurre. » (Contre-Chant) Ses voyages marquent les étapes
d’une carrière d’attaché culturel. Mais, ni les grandeurs, ni les
servitudes des ambassades ne l’ont détourné de l’essentiel :
l’écriture. Et si, pour reprendre ses propos, « la carrière est la forme administrative du destin », il
nous faut le suivre vers ce « Lointain Intérieur » que nomme
Henri Michaux. Là, entre centre et
absence, le poète fixe un lieu
pour naître. Un lieu /Dans la mémoire. Un lieu pour / Dérouler la
pelote des possibles. (Les Ouvrages du Temps)
C’est lors d’une halte dans un lycée parisien que
nos chemins se sont croisés. J’ai perçu d’emblée dans l’accueil du jeune
professeur que j’étais alors, une manière d’être que confirmeraient les échanges
professionnels. Robert Bréchon dirigeait le lycée
Paul Valéry, à Paris, avec cette confiance accordée à autrui que nécessite
la noblesse de l’action commune. Le monde complexe et exigeant de
l’éducation était nourri des convictions d’un homme, façonné par une époque
dont les soubresauts avaient exigé le meilleur de chacun. Nulle anecdote,
nulle allusion pour en révéler les épisodes, mais la force des actes pour
en mesurer l’engagement. J’attendrai plusieurs années pour découvrir dans
son livre Les Vies Brèves, à travers la vie d’un jeune cousin,
Clément Péruchon, résistant mort décapité à vingt
ans dans une prison allemande, le récit en miroir d’une filiation. Au-delà
de ce qui le « rattache à une
longue lignée paysanne, trop tôt reniée ou trahie », se précisent
les traits d’un homme qui, confronté à l’Histoire, se place dans la
nécessité de l’action, dans un monde où « Seuls l’arbre et l’homme sont debout / les pieds dans
l’instant immobile et la cime
/Agitée dans l’éternel passage ». (Mémoire d’Homme).
Je lirai autrement le poème « Les
Envoyés » pour entrevoir, dans la nuit de l’Histoire la plus
sombre du siècle dernier, sa silhouette anonyme.
Ses essais sur le Surréalisme, André Malraux, Michel
Leiris et Henri Michaux ont accompagné mon travail de professeur de
lettres, mais c’est dans le cadre de l’Atelier Théâtre, que j’ai lu et
commenté la poésie de Robert Bréchon. Ce fut dans
l’espace intime d’un café de la rue Mouffetard, que de jeunes lycéens ont
fait entendre, entre justesse et hésitation, la force de son chant.
Quelques années plus tard, en 1995, une soirée intitulée « Parcours de
Robert Bréchon » rassemblerait des lecteurs,
professeurs, élèves, comédiens, au Théâtre de l’Epée
de Bois. Ce serait, encore plus tard, dans une salle voûtée de la Maison de
la Poésie, le partage avec Alain Rais et Robert Bréchon
d’une partition à trois voix. J’écoute, en les disant, la vibration des
mots. Le public est saisi de leur présence proche. Quelques vers me
reviennent en mémoire, en ordre dispersé, La parole poétique est cosa mentale, L’imagination poétique est chose vocale.
(Mémoire d’Homme) Les textes s’entrecroisent pour donner sens à
cette affirmation de René Char : « Poésie et action vases obstinément
communicants / L’action est aveugle, c’est la poésie qui voit ».
Robert Bréchon est un
poète, ce « voyageur du réel qui
désire la chair des choses ». Il l’est à double titre. Lecteur
assidu, critique littéraire et biographe des deux grands poètes du 20e
siècle, que sont Henri Michaux et Fernando Pessoa, il inscrit son œuvre
personnelle dans leur trajectoire. Il serait plus juste de dire que, parce
qu’il est avant tout poète, il accède aux écrivains dont il perçoit en lui
les profondes résonances. Sans doute, aime-t-il justifier son appartenance
à cette fratrie par quelque provocante théorie du plagiat. Il revendique
cette posture en parlant d’écriture
sous influence, rappelant chaque homme ou femme de plume à l’humilité,
au nom de l’indissoluble lien qui nous fait dépendre de nos prédécesseurs,
an nom de ces courants qui traversent la vie et les textes. Reste que la
lecture d’Henri Michaux dès les premières parutions, ses rencontres avec le
poète en 1956, sa parfaite connaissance de l’œuvre, tout comme le caractère
absolu de sa découverte de Pessoa, prennent une dimension particulière.
Le début de la biographie d’Henri Michaux,
parue aux éditions Aden, évoque la
nature de cette expérience que Robert Bréchon
rappelle ainsi : « Tout
commence pour moi à Rouen, à la fin de la guerre, au début de mon âge
d’homme ». Ce commencement est précisément la lecture, dans le
Panorama de la Poésie Française publié à Marseille en 1943, des poèmes
d’Henri Michaux. Le biographe poursuit en rappelant l’importance de la
lecture d’« Emportez-moi »,
qui lui « a tout de suite sauté
aux yeux et au cœur ». L’analyse qui en est faite confirme les
répercussions de cette poésie au plus
profond de l’être. Mais ce que l’on perçoit fondamentalement, c’est la
trace indélébile de cette lecture dans la vie et les textes de Robert Bréchon. Il s’agit à l’évidence d’une expérience
existentielle. Se référer de nouveau à Henri Michaux qui exige de chercher
« la région poétique de l’être intérieur » permet de mieux cerner
sur quel chemin s’engage Robert Bréchon.
Il avance dans le monde par la magie du langage
qui, seul, peut l’ordonner. Là où le texte se déploie, une vie d’homme est
engagée. « La poésie assume une fonction ontologique », écrit
Jean Starobinski, qui est d’être « tout ensemble une expérience de
l’être et une réflexion sur l’être ».Une strophe d’un poème justement
intitulé « Art Poétique »
en rappelle l’enjeu :
Le poème naît
d’un
Elan d’un désir
d’envol
Mais le saut est toujours à venir
Et le
ciel est toujours plus loin ( Les Ouvrages du Temps )
La poésie de Robert Bréchon
est une quête. En cela elle participe d’un autre voyage, d’un autre lieu,
d’un autre temps. « Entre
mémoire et absence », le poète assemble les mots, conscient de
leur évanescence, sinon de leur insignifiance. Parfois il en refuse
l’obsédante nécessité qui le coupe de toute perception du monde vaste et
infini, à jamais innommé, innommable. Un texte en prose, intitulé « La sierra de Gredos,
Elégie critique » rend compte de cette
séparation. Devant le paysage qui lui est offert, le poète désire
paradoxalement une harmonie hors les mots. Le ton n’est pas celui,
plaintif, de l’élégie mais plutôt celui de l’affrontement. La chute
renforce, dans l’adresse à la nature, l’isolement du poète : « Vous vous conformez à la vérité
des arbres ; et moi j’ai conscience d’écrire un poème à la manière
d’Alberto Caïro ». En évoquant le
« à la manière de », Robert Bréchon
introduit un des thèmes récurrents de son œuvre. Il serait faux d’y voir un
pur effet de style. Faire référence à un des hétéronymes de Fernando Pessoa
signe doublement et profondément le poème qui est comme un paraphe / En marge des choses / pour témoigner /
pour certifier / pour attester. ( Contre-Chant)
Le même constat hante le poète portugais qui
inlassablement traque le mensonge et la disparition : « Ma
pensée, une fois dite, n’est plus (…) Si je parle, je sens / que je cisèle
avec des mots ma propre mort » L’écriture de Robert Bréchon se place justement sous l’égide de « ce frère très aîné », parce que,
dans cette rencontre posthume avec Pessoa, se joue bien autre chose que
l’admiration. Sur la scène du monde, les mêmes doutes les saisissent. Le
texte accomplit une vie dont le sens échappe à celui qui veut le
construire. Le thème de « l’art de feindre », qui traduit
difficilement, comme le rappelle Robert Bréchon
dans Etrange, Etranger,
sa biographie de Pessoa, le mot portugais « fingidor »
est une clef de sa propre conscience au monde. A force de se voir sentir et
penser, il perçoit l’inanité du geste d’écrire, révèle la douleur passée au
filtre de l’intelligence.
Une lecture synoptique mettrait en parallèle des
extraits de Robert Bréchon et de Fernando Pessoa,
parti pris que la lecture, magnifiquement interprétée par François Marthouret, au Théâtre Molière, peut parfaitement
légitimer. Nous soutiendrions la thèse de l’imitation, non pas pour sa
valeur rhétorique mais pour sa force intrinsèque à l’œuvre de celui qui se
place parmi « ces milliers de
poètes obscurs dont la foule forme l’humus accumulé au pied des grands
arbres dans la forêt des signes. Relisant « Eloge de l’imitation », nous accepterions sa définition de
l’univers poétique, « palais de
miroirs qui se renvoient la même image démultipliée, éclatée,
déformée. » Nous mesurerions avec lui le risque, lorsque le modèle est trop grand et
disproportionné au plagiaire.
Nous respecterions la chronologie qui fait de
Pessoa, le maître à dire l’angoisse de la terrible lucidité. Nous pourrions
imaginer une malle encore plus hétéroclite que celle où se trouvait cette
œuvre majeure de la littérature européenne, pour y glisser des feuillets de
Robert Bréchon. Nous engagerions les ressources
de l’appareil critique pour dénoncer le plagiat, agiter ces questions qui
fascine l’université pour savoir qui de Cendrars ou d’Apollinaire serait
arrivé en premier sur la ligne de démarcation des inventeurs « es
poésie ». Nous n’apporterions aucune réponse sûre, sinon celle qui
fait se croiser deux poètes sur les lignes où le temps ne fait rien à
l’affaire. Deux vies d’hommes se sont impliquées dans le langage pour
tenter de vivre.
Nous citerions quelques lignes de Pessoa, déroutés
par la difficulté du choix dans une œuvre magistrale: « Combien de
fois, oh ! combien, comme en ce moment-ci, ai-je souffert de sentir
que je sentais, sentir devenant angoisse simplement parce que c’est sentir,
l’anxiété de me trouver ici, la nostalgie d’autre chose que je n’ai pas
connu, sentir le couchant de toutes les émotions jaunir en moi et se faner
en une grisaille triste, dans cette conscience extérieure de
moi-même. »
Nous lirions les lignes de Robert Bréchon :
Monde, mot, chose, clarté. Ah ! sentir, et me voir ne pas penser que
je suis en train de sentir ! Ecouter, et me
sentir ne pas penser que je suis en train d’écouter !Pureté,
origine. Soleil, sommeil, mémoire, île, oubli. Regard, écoute, sensation,
pensée. Regard sans pensée. Pensée lavée de sensation. Oreille aveugle,
regard sourd. Je continuerai mon chemin d’images parmi les fantômes (…)
oui, je marcherai, à la recherche d’un moi autre, ce visage, ici ou là, où
me noyer, pour noyer l’absence, ce lac de sens, proche ou lointain, où me
noyer, pour noyer l’absence qui est en moi. ( Le
Chemin de Narcisse )
La poésie de Robert Bréchon
est traversée par ces voix, sa vie est nourrie de ces rencontres
exceptionnelles avec deux des plus grands poètes du XXe siècle. Devenu
biographe d’Henri Michaux et de Fernando Pessoa, il a assumé fidèlement en
héritage l’admiration inconditionnelle qui est sienne. Comment identifier sa voix dans cette
polyphonie ? Quelle trace laisse-t-il de lui-même dans les croisements
fortuits et nécessaires qui fondent son écriture ? Un poème que j’aime
particulièrement « Franz Pessoa et Fernando Kafka » où chacun des
écrivains devient l’hétéronyme de
l’autre, commence par ce décasyllabe :J’ai rêvé qu’ils n’avaient pas existé. L’espace du texte rapproche
au même instant, A l’époque d’Orphée
ou à celle du Château, Kafka et Pessoa dans le même lieu : L’absence de tout était aussi
oppressivement présente / A Mala Strana que sur les quais d’Alcantara. En lisant
Robert Bréchon, je le rencontre à cet endroit. Il
n’est pas dans les villes de Lisbonne et de Prague qu’il a bien connues. Il
existe dans la géographie du lecteur immobile, dans le temps du poète aux
repères oniriques, dans la coïncidence. Ce texte instruit le lecteur sur le
sens profond de l’engagement poétique. Les vers parlent de l’essentiel, ils
échappent à leur auteur pour nous appartenir. Ils condensent l’histoire
pour clore superbement le poème :
Ils se
sont dissous dans le temps
Et seuls
demeurent dans l’espace ces textes épars
Inscriptions
votives stèles tombeaux ou cénotaphes
Arcs
amers colonnes de temples en ruines
Que nous
visitons sans comprendre sinon
Qu’un
jour en ce siècle une race différente
A vécu
là- des hommes anciens et nouveaux
Dont
l’âme était plus vaste que la vie
Dont
l’âme était plus haute que la mort
Parfois, au cours d’une conférence, au détour
d’une conversation, je glisse dans ce monde intérieur qui lui appartient,
avec la certitude d’y reconnaître sa trace, puisque ses textes me l’ont
déjà révélée. Je peux déchiffrer jusqu’à sa manière d’écrire, lorsque je
l’aperçois, assis dans un café. Il écrit. Il arrive en avance, toujours.
L’attente, même brève, ouvre un temps propice à l’écriture. Dans
l’interstice, quelque chose est à dire, comme des lambeaux de rêve dont le
déchiffrement nous fascine entre veille et sommeil.
Mais Robert Bréchon est
un rêveur conscient. Il ne peut s’arrêter aux rives du rêve. Il traverse. A
la confluence du bruit du monde et du silence des mots, il guette. L’espace du rêve épouse l’espace de nos
corps, écrit-il dans Contre-Chant . Il observe ce corps, fasciné par la main
qui est sienne, Delta/De ce fleuve de
chair /Qui se perd dans l’espace. Le regard peut alors englober le
monde, devenir visionnaire :
On voit
des gerbes de mains
Dans les
champs
Dans les chaînes
Dans les
flammes
Le recueil La Main de l’Homme s’achèvera
sur l’ultime question : Quand refermeras-tu
la main / Quand nous empoigneras-tu, Seigneur ? L’agnosticisme
dont il se réclame ouvre une brèche dans chaque certitude. Les alexandrins
des Sonnets du Phédon le martèlent comme un aphorisme : La conscience est un fleuve et je m’y
fais méandre /Pour épouser le doute et contourner la foi. Il hésite sur le seuil de l’évidence.
Il quête sur le visage, le sien, celui de l’autre, celui de l’Homme, A la recherche d’un sens à conquérir. Il cerne les contours du corps, du désir,
du mouvement. Dans le paysage, l’horizon
se dérobe / comme un rideau se tire / dans la chambre du monde. Comme
un peintre occupe, par touches progressives, la toile « que sa
blancheur défend », il s’interrompt pour lire le vide. Musicien, il
capte le silence, ouvert aux mots à venir. Il veut aller voir au-delà du
visible, jamais assuré, toujours tendu. Aucun Te
Deum jamais ne célèbrera la rencontre avec l’Absence. Il incombe à la
poésie de surprendre le temps dans un
murmure.
Je songe parfois à un vers d’Yves Bonnefoy auquel
le relie la même exigence : « Ainsi restions-nous éveillés au
sommet de la nuit de l’être. » Robert Bréchon
reste en éveil. S’il affirme dans Contre-Chant :
Tout homme éveillé est une clairière
/ où brille un feu inutile, il sait cependant tracer le chemin du
lecteur vers le questionnement incessant que le relais du langage aide à
signifier. Homme provisoire / Dans
son berceau d’oubli, il veut aborder l’horizon, cherche à appréhender
la « figure du monde ».
Il oscille devant la grandeur de l’univers démesuré, obturé. Il explore
l’espace intime, sa densité, son mystère. Les dieux lisent en nous / comme dans un livre d’images. Le poète les
pressent, les presse d’exister dans la présence vide de l’écriture, dans les
jours plombés d’attente /Aux gestes
ajourés de vent. Lectrice de ses textes, j’écoute, je m’engage à le
suivre, je m’accorde à ses pas. J’aime ouvrir au hasard une page, y
retrouver un ton, une image sonore qui me conduit à la frontière du sens.
Je reste sur le seuil d’une strophe, Ce
point unique / Où la pensée sourd
en parole. J’y retrouve l’implacable nécessité d’écrire :
L’impact d’une
pensée irréfutable
L’émotion
précise comme une idée
L’idée brûlante comme un cri
La juste
déchirure du hasard (Les
Ouvrages du temps )
Mireille Diaz-Florian