LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES -CHRONIQUES


Petite étude sur le recueil Le fruit obscur de Dana Shishmanian

(éditions du Cygne, janvier 2017) 

 

 

par Dominique Zinenberg

 

Couverture : Jeanne Gerval Arouff, All-Seeing All-Knowing Eye

(22 décembre 2016)

 

  Le fruit obscur est le titre du recueil mais également celui d’un des poèmes du recueil. On le trouve page 57 :

              Quand l’heure arrive

              un étrange bien être t’envahit

              inespéré

              tu goûtes à un fruit obscur

              jamais convoité

              inconnu

              non attendu

   Ce court poème pourrait apparaître comme un fragment d’art poétique ou une définition subtile et discrète de ce que l’acte d’écrire produit sur la locutrice. On y sent l’aveu d’une délivrance, l’étonnement de ce qui a été produit, accompli, de ce que la procréation poétique a permis qui était « inespéré… inconnu… non attendu ».

  Créer est une recherche, un non savoir, un vouloir, un cri. Si le fruit est obscur c’est sans doute aussi parce qu’il garde sa part d’ombre, qu’il n’est pas séparable de son enveloppe grossière, informe, profane et sacrée et qu’il est territoire à explorer sans concession, si besoin avec violence, trivialité, brutalité.

  Gangue obscure du fruit qui mûrit à point nommé Quand l’heure arrive.

  La poésie de Dana Shishmanian n’a pas froid aux yeux. Elle n’en passe pas par quatre chemins pour se faire entendre. Le moins de censure possible, pas de sensiblerie, pas de mots pour faire joli.

  Ce qui importe ce n’est pas de provoquer (quoique !) avec les mots ordinaires, les réalités parfois sordides, les termes sexuels assumés, les jurons, mais de refuser avec énergie l’hypocrisie, la joliesse, le pittoresque, le politiquement correct.

  Le recueil est composite comme la vie. C’est combatif, énergique, sensuel mais par-delà cette première dimension de surface,  d’une sensibilité d’écorchée vive.

  Le jaillissement des mots est vital. C’est quelque chose qui déchiquette le carcan des blessures, les fait reculer sans pour autant les enfouir, les nier. On sent cette blessure intime dès le poème liminaire « Une quête » dont je vous livre ci-après la première strophe

             Jamais oubliée

             la nuit où je me suis soûlée

             au bord d’une rivière pourrie

             de la ville où je suis ensevelie

             dans ma propre vie portuaire

             telle une momie mammifère

             de dromadaire oblittéraire

             ô ma mère

 

    Ce que la vie a d’abord offert c’est un ensevelissement, une mort affective, à partir de laquelle il faudra vaille que vaille se reconstruire. Comment ne plus être une « momie mammifère » ? Comment survivre ? Tout le recueil va répondre de façon oblique, détournée à ces questions. Tout le recueil parle à sa manière de résilience. Il y faudra de l’acharnement, du désir, du plaisir à malaxer la langue, à jouer avec les mots « oblittéraire », mot valise alliant « oubli » et « littéraire », « oblitérer » et littérature, une quête, effectivement comme l’annonce le titre du poème qui va conduire la poète à se nourrir de poésie, de lectures, de culture, à se trouver une mère-langue nourricière en remplacement d’une mère biologique déficiente, insuffisante, mortifère. Ainsi dès le premier poème la référence à Gérard de Nerval dans la parenthèse non refermée (non refermable) de la dernière strophe est évidente et place au cœur de l’entreprise de délivrance par les mots, la fêlure mélancolique à l’œuvre.

 

          (Je suis le veuf j’ai passé outre

           et mon luth constellé

          où tu es où tu es

 

   La claque des mots ressemble à celle de la vie telle qu’elle fut vécue à l’origine : non pas douce et tendre, mais hostile comme s’il fallait justifier d’être née, d’être au monde, d’avoir le droit à la vie.

 

  Annonciation

 

         Que fais-tu ici

         t’es venu voir quoi

         qu’attends-tu

         vaut-il  la peine d’y penser

         pas même le temps

         une souffrance t’abat

         une colère t’emporte

         un souvenir te plie

         fin de la…

         non pas de rime ici

         rimons rimons ailleurs (…)

 

  Dans ces quelques vers, bien des lignes de force de Fruit obscur se trouvent énoncées. La souffrance, la colère, la souvenir, l’interrogation existentielle, métaphysique, humaine et la question poétique, prosodique, la manière artistique à adopter et même le travail sur la ponctuation. Bien sûr, tout cela se tient dans ces quelques vers de façon elliptique, voire énigmatique, mais le champ des possibles éclot d’entrée de jeu.

 

  Du point de vue formel, les poèmes du recueil sont de longueurs diverses. Soit ils s’étirent en une seule strophe, presque sans ponctuation, dans un flot de phrases en vers libres qui en disent long sur la « dispersion » (page 33), la cacophonie du monde, l’impression que la vie déborde de partout, n’est pas sage du tout, ne peut se figer dans un cadre fixe, qu’il y a débordement, écartèlement, fouillis, cassure ; soit ils se tiennent à l’intérieur de strophes intégrant un refrain comme « Le vol » par exemple pages 49-50 , soit le titre du poème suggère une humeur particulière qui nécessite de s’abandonner à un genre « En humeur de haïkus » (page 47-48).

  Bien des poèmes s’amusent avec les rimes ou assonances, créant une musique savante et savoureuse, drôle ou grave, rythmée, cadencée, travaillée d’allitérations, de rimes intérieures, de réflexions sur les syllabes, la valeur et la force des mots qu’on habille ou dénude, qu’on interroge comme un linguiste, comme une artiste jonglant en saltimbanque professionnelle avec la langue.

 

Un chant pour Kama-Yama

 

          Rama le prince Rama Kama-Yama

          de son char commande les armées de l’air

          maréchal des oiseaux

          ses grandes ailes noires couvrent le ciel

          et les vagues de la mer gonflent sous son vol en piquage

          comme la poitrine d’une femme en attente

          superbe se dresse le jeu des violons sous ses bras

          tel un jet de flèches qui ne retombent pas

          alors que la gorgone déploie ses cris surhumains

          dans les antres de la terre profonde

          abîme sublime plaintif craignant menaçant

          des voix de monstres des voix d’enfants

          des voix d’oiseaux des voix de cordes

          vocales palatales laryngales glottales labiales dentales

          pt pd bd rn sz v p s f iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii

 

  S’il est une obsession dans ce recueil, c’est à l’évidence celle de la musique. Le poème ci-dessus en est un des nombreux exemples. Parfois les titres dévoilent d’emblée la puissance de la musique dans la vie de Dana : « Palimpseste sonore » (page 10) , « Concerto pour violon » (page 16) , « Le violoncelle volant » (page 17), « Le délire de l’organiste » (page 21) , « Rock progressif » (page 23), « La partition mécanique » (page 24), « Jardins sonores » (pages 27-28), « Concerto électro-acoustique » (page 31), « Au concert » (pages 35-36), « Le pouvoir de la musique » ((page 37), parfois la musique est au cœur du poème sans que le titre le laisse entrevoir. La musique en tout cas ouvre un champ de réflexions infini dans les textes du recueil. Dans « Palimpseste sonore », le sonore et le visuel se confondent en un hurlement de couleurs arrachées à vif. L’auteure entend les temps modernes avec Chaplin/ en palimpseste à Boulez/ et la techno en palimpseste/ à Stravinski. Dans « La chevelure de Bérénice » la première strophe déploie une analyse de ce qu’est une mélodie. On sent une approche de mélomane sinon de musicienne, quelque chose de très subtil à propos de la musique nous est proposé.

 

          La mélodie est la déformation du rythme.

            Un rythme qui coule qui s’effiloche.

            Plus complexe entrecoupé croisé multiplexé il est,

            plus lyrique il fond

            quand on l’étire on le tord on le torture –

            le voilà qui crie qui pleure qui s’étiole

            et c’est alors que les timbres émergent de nulle part

            ou peut-être sont-ils accrochés au vol

            comme des feuilles par le vent

            légers multiformes multicolores

            sous leur pluie fine le rythme se meurt

            une déesse nouvelle chante désormais

            debout sur son cadavre exquis

            splendide malicieuse irrésistible

 

            Sous ses pieds le minimalisme foulé refoulé se prépare

            à renaître plus tard

            par petites touches

        

    La poète aime les musiques. Elle est en recherche, ardente, fervente, sans préjugés. Tout est à accueillir, à considérer, à interroger. Soif de savoirs, soif de connaissance et de culture. Mais le regard intéressé, acéré est parfois moqueur, trivial, amusé. Ainsi dans le poème « Au concert », ce n’est pas la musique qui est écoutée, transcrite en mots mais l’auditoire qui est observé, décliné en une énumération à la Prévert (comme on dit !) et la saynète sous forme de poème pourrait être un court-métrage tant les personnages épinglés sont vivants, concrets, et pris sur le vif comme si une caméra les filmait en douce.

 

          Il y a toujours quelqu’un qui pleure

            un autre qui proteste

            un fauteur de trouble

            un tousseur

            un agitateur

            un dépressif

            un empêcheur de tourner en rond

            un débile

            un professionnel des mauvais présages

            un rêveur

            impénitent

            un danseur chanteur charmeur

            de serpents

            un incrédule

            un ridicule

            un imbécile heureux

            un va-t-en guerre

            un philosophe

            se croyant utile

            un chef d’orchestre

            minuscule

            à la gesticulation géante

            une consciencieuse

            ancienne dactylo

            en recherche d’emploi

            au clavecin

            un souffleur

            un batteur

            un emmerdeur

            un zélé

            gonflant ses joues à en crever

            un spectateur digne

            indigné

            ennuyé

            émerveillé

            ou tout simplement endormi

            entre deux attaques des vents

            le secouant

            dans son rêve suspendu

            à l’oubli

 

  La caméra passe des spectateurs à l’orchestre, de l’orchestre aux spectateurs en un travelling qui perce quelques petits secrets psychologiques, quelques attitudes ou gags propres à l’univers du concert.

  L’expérience de la musique accomplit une transformation de l’être dont la poète rend compte avec finesse dans « Le pouvoir de la musique ». Et le déploiement du thème se double d’un travail verbal musical très riche et dont nous avons déjà pu apprécier la portée dans les exemples précédents. Cependant le poème de la page 37 va plus loin dans l’immersion musicale : elle transcrit les sensations, la faculté de la musique à livrer celle qui écoute au bouleversement de son corps, à l’abolir, à la faire pénétrer dans une autre dimension de l’existence qui rejoint la transe, l’état du drogué peut-être ou le néant.

 

          Doucement elle te sculpte du dedans

            creuse un lit pour elle en toi

            s’y niche

            y gonfle jusqu’à déborder

            inonde tes tissus extérieurs

            fait éclater tes organes

            résonne tonnerre dans la cavité de ton cœur

            bat le tam tam dans ton crâne

            emporte ton sang dans la nuit

            le fait gicler à la face de la lune

            te précipite comme un corps sans vie par-dessus bord

            n’en a plus besoin

            tu es elle

            tu es elle sans toi

            tu n’es plus

            triomphante elle projette des trilles et des cris

            dans le treillis de la matière noire

            en la faisant tressaillir

            elle la révèle

            ses cordes se trémoussent réveillant la dormante

            un saignement de femme tache le vide dans le noir

            les graves s’installent dans une vibration sans fond

            déraciné l’univers bascule avec elle

            dans le néant.

 

  Une autre interrogation majeure traverse le recueil (comme elle traversait Mercredi entre deux peurs) c’est celle concernant Dieu, la spiritualité, les religions, la religiosité et même la terminologie religieuse (en particulier chrétienne mais pas que) revisitée, détournée, réinterrogée, écartelée.

  Dès le premier poème une allusion biblique et faulknérienne nous alerte je toucherais un absalom. Puis nous passons à la tradition indienne avec « Un chant pour Kama-Yama » ; puis page 12 à « La danse du derviche » ; dans plusieurs poèmes le mot « manne » revient mes dents toujours mastiquant en rêvant/la manne du désert le pain d’antan. Avec « Illumination », ce n’est pas tant une référence à Rimbaud qu’au Bouddhisme ou à l’Hindouisme qui s’impose avec les mots en italique nadi et kundalini, avec également le terme « nirvana », sans oublier le mot sermon/ au pied de l’arbre sacré qui nous immergent dans un bain spirituel exotique. Entre les pages 51 et 55, les titres sont éloquents Dieu ? Brahma, Révélation, Métempsychose, puis quelques pages plus loin Prière, Prière universelle, L’instant de grâce et Définitions qui est le dernier poème et dont la teneur spirituelle pour clore le recueil ne fait aucun doute.

 

          Le royaume est le nirvana

            le nirvana est le royaume

            la voie est la suppression du chemin

            la vie est la vie

            la mort est une noyade

            le néant est pure conscience

 

  Le terrain spirituel n’est pas lisse. Il est sinueux, torturé, rugueux, ambigu. La poète est dans le questionnement et parfois dans la colère, le poème pamphlet comme celui intitulé « Dieu ? » le montre très nettement. Dieu est nommé vingt- deux fois de façon anaphorique, comme une scansion majeure qui n’empêche pas l’intrusion du même mot trente- deux fois à l’intérieur du vers à n’importe quelle place du vers jusqu’à saturation pour bien montrer de quelle façon pléthorique il envahit l’espace du poème et les consciences. A ce Dieu au singulier et en majuscule (sinon en majesté !) que l’on tire à hue et à dia jusqu’à l’écœurement à des fins politiques ou guerrières, la poète riposte avec énergie, avec truculence, dans la colère de cette usurpation mensongère, maléfique, manipulatrice. Son poème est alors chargé d’ironie, de sarcasme. Il est blasphème et le revendique haut et fort. Il fait circuler le désir de penser et l’absence de raisonnement, l’illusion dans laquelle trop de personnes veulent vivre, l’enfermement qui en découle, l’étroitesse d’esprit qui en est le corollaire et de cette litanie frondeuse naît une aire de liberté réjouissante, à la Rabelais !

  Bien que je laisse de côté certains aspects de la vie quotidienne, des tracas, menaces, joies et douleurs du quotidien, dont l’hommage à cette grande dame que fut Nadine Lefébure partie le 12 octobre 2016 se trouve dans le poème « Elle a largué les amarres » (page 67), je préfère laisser le lecteur sur le poème intranquille qu’est « Dieu ? » pour clore ce survol critique.

 

        Dieu se tait Dieu se meurt

          Dieu est mort Dieu est vivant

          Dieu est ressuscité Dieu a vaincu la mort

          Dieu a sacrifié son fils Dieu a remplacé le fils d’Abraham

          Dieu a tué les fils de Job Dieu maître des armées

          Dieu vainqueur Dieu des dieux Dieu des vaincus

          Dieu des victimes des mourants des survivants

          des orphelins des pêcheurs

          des prostituées des meurtriers des inquisiteurs

          Dieu qui reconnaît les siens Dieu des brûlés vifs

          Dieu des hérétiques Dieu des relaps Dieu des Anglais

          Dieu des prisonniers Dieu des bourreaux

          Dieu des chétifs Dieu des chefs d’état Dieu des mollahs

          Dieu des djihadistes Dieu des féministes

          Dieu des sarkozistes Dieu des hollandais

          Dieu des apocalypses now Dieu de gypse

          Dieu de la croix Dieu de l’homme qui croit Dieu

          des athées

          Dieu des pygmées Dieu des pieux Dieu du pieu

          Dieu des bigots Dieu des mots

          Dieu dépotoir de nos maux

          Dieu vengeance Dieu pardon

          Dieu amour Dieu jaloux

          Dieu des haineux des joyeux des neuneus des vicieux

          Chacun sait tout sur son Dieu

          qui est le plus grand qui est l’unique

          y a pas d’autre Dieu que son Dieu

          chacun sait tout sur son Dieu puisqu’il en est l’image

          et que son Dieu est son témoin son rocher son sauveur

          ce que Dieu veut chacun le sait sur son Dieu

          puisqu’il le veut

          et son vœu sera exaucé si Dieu le veut

          et sa volonté sera faite sur la terre comme dans sa tête

 

          le doigt de ton Dieu creuse au sommet de ton crâne

          un puits sans fond

          son pied au cul te pousse sans relâche

          sur ses voies impénétrables

          inconnu

          libéré de toi

          il te transgresse sans cesse

   

Dominique Zinenberg    

 

Petite étude sur
Le fruit obscur de Dana Shishmanian
par Dominique Zinenberg

avril 2017

Créé le 1 mars 2002

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