Couverture : Jeanne Gerval Arouff,
All-Seeing All-Knowing Eye
(22 décembre 2016)
Le fruit obscur est
le titre du recueil mais également celui d’un des poèmes du recueil. On le
trouve page 57 :
Quand l’heure arrive
un étrange bien être
t’envahit
inespéré
tu goûtes à un fruit obscur
jamais convoité
inconnu
non attendu
Ce court poème pourrait apparaître comme
un fragment d’art poétique ou une définition subtile et discrète de ce que
l’acte d’écrire produit sur la locutrice. On y sent l’aveu d’une
délivrance, l’étonnement de ce qui a été produit, accompli, de ce que la
procréation poétique a permis qui était « inespéré… inconnu… non
attendu ».
Créer est une recherche, un non savoir,
un vouloir, un cri. Si le fruit est obscur c’est sans doute aussi parce
qu’il garde sa part d’ombre, qu’il n’est pas séparable de son enveloppe
grossière, informe, profane et sacrée et qu’il est territoire à explorer
sans concession, si besoin avec violence, trivialité, brutalité.
Gangue obscure du fruit qui mûrit à point
nommé Quand l’heure arrive.
La poésie de Dana Shishmanian n’a pas
froid aux yeux. Elle n’en passe pas par quatre chemins pour se faire
entendre. Le moins de censure possible, pas de sensiblerie, pas de mots
pour faire joli.
Ce qui importe ce n’est pas de provoquer
(quoique !) avec les mots ordinaires, les réalités parfois sordides,
les termes sexuels assumés, les jurons, mais de refuser avec énergie
l’hypocrisie, la joliesse, le pittoresque, le politiquement correct.
Le recueil est composite comme la vie.
C’est combatif, énergique, sensuel mais par-delà cette première dimension
de surface, d’une sensibilité
d’écorchée vive.
Le jaillissement des mots est vital.
C’est quelque chose qui déchiquette le carcan des blessures, les fait reculer sans pour autant les enfouir, les nier.
On sent cette blessure intime dès le poème liminaire « Une
quête » dont je vous livre ci-après la première strophe
Jamais oubliée
la nuit où je me suis soûlée
au bord d’une rivière pourrie
de la ville où je suis
ensevelie
dans ma propre vie portuaire
telle une momie mammifère
de dromadaire oblittéraire
ô ma mère
Ce que la vie a d’abord offert c’est un
ensevelissement, une mort affective, à partir de laquelle il faudra vaille
que vaille se reconstruire. Comment ne plus être une « momie
mammifère » ? Comment survivre ? Tout le recueil va répondre
de façon oblique, détournée à ces questions. Tout le recueil parle à sa
manière de résilience. Il y faudra de l’acharnement, du désir, du plaisir à
malaxer la langue, à jouer avec les mots « oblittéraire »,
mot valise alliant « oubli » et « littéraire »,
« oblitérer » et littérature, une quête, effectivement comme
l’annonce le titre du poème qui va conduire la poète à se nourrir de
poésie, de lectures, de culture, à se trouver une mère-langue nourricière
en remplacement d’une mère biologique déficiente, insuffisante, mortifère.
Ainsi dès le premier poème la référence à Gérard de Nerval dans la
parenthèse non refermée (non refermable) de la
dernière strophe est évidente et place au cœur de l’entreprise de
délivrance par les mots, la fêlure mélancolique à l’œuvre.
(Je suis le veuf j’ai passé outre
et mon luth constellé
où tu es où tu es
La claque des mots ressemble à celle de
la vie telle qu’elle fut vécue à l’origine : non pas douce et tendre,
mais hostile comme s’il fallait justifier d’être née, d’être au monde,
d’avoir le droit à la vie.
Annonciation
Que fais-tu ici
t’es venu voir quoi
qu’attends-tu
vaut-il la peine d’y penser
pas même le temps
une souffrance t’abat
une colère t’emporte
un souvenir te plie
fin de la…
non pas de rime ici
rimons rimons
ailleurs (…)
Dans ces quelques vers, bien des lignes
de force de Fruit obscur se
trouvent énoncées. La souffrance, la colère, la souvenir, l’interrogation
existentielle, métaphysique, humaine et la question poétique, prosodique,
la manière artistique à adopter et même le travail sur la ponctuation. Bien
sûr, tout cela se tient dans ces quelques vers de façon elliptique, voire
énigmatique, mais le champ des possibles éclot d’entrée de jeu.
Du point de vue formel, les poèmes du
recueil sont de longueurs diverses. Soit ils s’étirent en une seule
strophe, presque sans ponctuation, dans un flot de phrases en vers libres
qui en disent long sur la « dispersion » (page 33), la cacophonie
du monde, l’impression que la vie déborde de partout, n’est pas sage du
tout, ne peut se figer dans un cadre fixe, qu’il y a débordement,
écartèlement, fouillis, cassure ; soit ils se tiennent à l’intérieur
de strophes intégrant un refrain comme « Le vol » par exemple
pages 49-50 , soit le titre du poème suggère une humeur particulière qui
nécessite de s’abandonner à un genre « En humeur de haïkus »
(page 47-48).
Bien des poèmes s’amusent avec les rimes
ou assonances, créant une musique savante et savoureuse, drôle ou grave,
rythmée, cadencée, travaillée d’allitérations, de rimes intérieures, de
réflexions sur les syllabes, la valeur et la force des mots qu’on habille
ou dénude, qu’on interroge comme un linguiste, comme une artiste jonglant
en saltimbanque professionnelle avec la langue.
Un chant pour
Kama-Yama
Rama le prince Rama Kama-Yama
de son char commande
les armées de l’air
maréchal des oiseaux
ses grandes ailes noires couvrent
le ciel
et les vagues de la mer gonflent
sous son vol en piquage
comme la poitrine d’une femme en
attente
superbe se dresse le jeu des
violons sous ses bras
tel un jet de flèches qui ne retombent
pas
alors que la gorgone déploie ses
cris surhumains
dans les antres de la terre
profonde
abîme sublime plaintif craignant
menaçant
des voix de monstres des voix
d’enfants
des voix d’oiseaux des voix de cordes
vocales palatales laryngales
glottales labiales dentales
pt pd
bd rn sz v p s f iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
S’il est une obsession dans ce recueil,
c’est à l’évidence celle de la musique. Le poème ci-dessus en est un des
nombreux exemples. Parfois les titres dévoilent d’emblée la puissance de la
musique dans la vie de Dana : « Palimpseste sonore » (page
10) , « Concerto pour violon » (page 16) , « Le violoncelle
volant » (page 17), « Le délire de l’organiste » (page 21) ,
« Rock progressif » (page 23), « La partition
mécanique » (page 24), « Jardins sonores » (pages 27-28),
« Concerto électro-acoustique » (page 31), « Au
concert » (pages 35-36), « Le pouvoir de la musique » ((page
37), parfois la musique est au cœur du poème sans que le titre le laisse
entrevoir. La musique en tout cas ouvre un champ de réflexions infini dans
les textes du recueil. Dans « Palimpseste sonore », le sonore et le visuel se confondent en un hurlement de couleurs arrachées à vif.
L’auteure entend les temps modernes
avec Chaplin/ en palimpseste à Boulez/ et la techno en palimpseste/ à
Stravinski. Dans « La chevelure de Bérénice » la première
strophe déploie une analyse de ce qu’est une mélodie. On sent une approche
de mélomane sinon de musicienne, quelque chose de très subtil à propos de
la musique nous est proposé.
La mélodie est la déformation du
rythme.
Un rythme qui coule qui
s’effiloche.
Plus complexe entrecoupé croisé
multiplexé il est,
plus lyrique il fond
quand on l’étire on le tord on
le torture –
le voilà qui crie qui pleure
qui s’étiole
et c’est alors que les timbres
émergent de nulle part
ou peut-être sont-ils accrochés
au vol
comme des feuilles par le vent
légers multiformes multicolores
sous leur pluie fine le rythme
se meurt
une déesse nouvelle chante
désormais
debout sur son cadavre exquis
splendide malicieuse
irrésistible
Sous ses pieds le minimalisme
foulé refoulé se prépare
à renaître plus tard
par petites touches
La poète aime les musiques. Elle est en
recherche, ardente, fervente, sans préjugés. Tout est à accueillir, à
considérer, à interroger. Soif de savoirs, soif de connaissance et de
culture. Mais le regard intéressé, acéré est parfois moqueur, trivial,
amusé. Ainsi dans le poème « Au concert », ce n’est pas la
musique qui est écoutée, transcrite en mots mais l’auditoire qui est
observé, décliné en une énumération à la Prévert (comme on dit !) et
la saynète sous forme de poème pourrait être un
court-métrage tant les personnages épinglés sont vivants, concrets, et pris
sur le vif comme si une caméra les filmait en douce.
Il y a toujours quelqu’un qui
pleure
un autre qui proteste
un fauteur de trouble
un tousseur
un agitateur
un dépressif
un empêcheur de tourner en rond
un débile
un professionnel des mauvais
présages
un rêveur
impénitent
un danseur chanteur charmeur
de serpents
un incrédule
un ridicule
un imbécile heureux
un va-t-en guerre
un philosophe
se croyant utile
un chef d’orchestre
minuscule
à la gesticulation géante
une consciencieuse
ancienne dactylo
en recherche d’emploi
au clavecin
un souffleur
un batteur
un emmerdeur
un zélé
gonflant ses joues à en crever
un spectateur digne
indigné
ennuyé
émerveillé
ou tout simplement endormi
entre deux attaques des vents
le secouant
dans son rêve suspendu
à l’oubli
La caméra passe des spectateurs à
l’orchestre, de l’orchestre aux spectateurs en un travelling qui perce
quelques petits secrets psychologiques, quelques attitudes ou gags propres
à l’univers du concert.
L’expérience de la musique accomplit une
transformation de l’être dont la poète rend compte avec finesse dans
« Le pouvoir de la musique ». Et le déploiement du thème se
double d’un travail verbal musical très riche et dont nous avons déjà pu
apprécier la portée dans les exemples précédents. Cependant le poème de la
page 37 va plus loin dans l’immersion musicale : elle transcrit les
sensations, la faculté de la musique à livrer celle qui écoute au
bouleversement de son corps, à l’abolir, à la faire pénétrer dans une autre
dimension de l’existence qui rejoint la transe, l’état du drogué peut-être
ou le néant.
Doucement elle te sculpte du dedans
creuse un lit pour elle en toi
s’y niche
y gonfle jusqu’à déborder
inonde tes tissus extérieurs
fait éclater tes organes
résonne tonnerre dans la cavité
de ton cœur
bat le tam
tam dans ton crâne
emporte ton sang dans la nuit
le fait gicler
à la face de la lune
te précipite comme un corps sans
vie par-dessus bord
n’en a plus besoin
tu es elle
tu es elle sans toi
tu n’es plus
triomphante elle projette des
trilles et des cris
dans le treillis de la matière
noire
en la faisant tressaillir
elle la révèle
ses cordes se trémoussent
réveillant la dormante
un saignement de femme tache le
vide dans le noir
les graves s’installent dans
une vibration sans fond
déraciné l’univers bascule avec
elle
dans le néant.
Une autre interrogation majeure traverse
le recueil (comme elle traversait Mercredi
entre deux peurs) c’est celle concernant Dieu, la spiritualité, les
religions, la religiosité et même la terminologie religieuse (en
particulier chrétienne mais pas que) revisitée, détournée, réinterrogée,
écartelée.
Dès le premier poème une allusion
biblique et faulknérienne nous alerte je
toucherais un absalom. Puis nous passons à la
tradition indienne avec « Un chant pour Kama-Yama » ; puis
page 12 à « La danse du derviche » ; dans plusieurs poèmes
le mot « manne » revient mes
dents toujours mastiquant en rêvant/la manne du désert le pain d’antan.
Avec « Illumination », ce n’est pas tant une référence à Rimbaud
qu’au Bouddhisme ou à l’Hindouisme qui s’impose avec les mots en italique nadi et kundalini, avec également le terme
« nirvana », sans oublier le mot sermon/ au pied de l’arbre sacré qui nous immergent dans un
bain spirituel exotique. Entre les pages 51 et 55, les titres sont
éloquents Dieu ? Brahma,
Révélation, Métempsychose, puis quelques pages plus loin Prière, Prière universelle, L’instant de
grâce et Définitions qui est le dernier poème et dont la teneur
spirituelle pour clore le recueil ne fait aucun doute.
Le royaume est le nirvana
le nirvana est le royaume
la voie est la suppression du
chemin
la vie est la vie
la mort est une noyade
le néant est pure conscience
Le terrain spirituel n’est pas lisse. Il
est sinueux, torturé, rugueux, ambigu. La poète est dans le questionnement
et parfois dans la colère, le poème pamphlet comme celui intitulé
« Dieu ? » le montre très
nettement. Dieu est nommé vingt- deux fois de façon anaphorique, comme une
scansion majeure qui n’empêche pas l’intrusion du même mot trente- deux
fois à l’intérieur du vers à n’importe quelle place du vers jusqu’à
saturation pour bien montrer de quelle façon pléthorique il envahit
l’espace du poème et les consciences. A ce Dieu au singulier et en
majuscule (sinon en majesté !) que l’on tire à hue et à dia jusqu’à
l’écœurement à des
fins politiques ou guerrières, la poète riposte avec énergie, avec
truculence, dans la colère de cette usurpation mensongère, maléfique,
manipulatrice. Son poème est alors chargé d’ironie, de sarcasme. Il est
blasphème et le revendique haut et fort. Il fait circuler le désir de
penser et l’absence de raisonnement, l’illusion dans laquelle trop de
personnes veulent vivre, l’enfermement qui en découle, l’étroitesse
d’esprit qui en est le corollaire et de cette litanie frondeuse naît une
aire de liberté réjouissante, à la Rabelais !
Bien que je laisse de côté certains
aspects de la vie quotidienne, des tracas, menaces, joies et douleurs du
quotidien, dont l’hommage à cette grande dame que fut Nadine Lefébure partie le 12 octobre 2016 se trouve dans le
poème « Elle a largué les amarres » (page 67), je préfère laisser
le lecteur sur le poème intranquille qu’est « Dieu ? » pour
clore ce survol critique.
Dieu se tait Dieu se meurt
Dieu est mort Dieu est vivant
Dieu est ressuscité Dieu a vaincu
la mort
Dieu a sacrifié son fils Dieu a
remplacé le fils d’Abraham
Dieu a tué les fils de Job Dieu
maître des armées
Dieu vainqueur Dieu des dieux
Dieu des vaincus
Dieu des victimes des mourants
des survivants
des orphelins des pêcheurs
des prostituées des meurtriers
des inquisiteurs
Dieu qui reconnaît les siens Dieu
des brûlés vifs
Dieu des hérétiques Dieu des
relaps Dieu des Anglais
Dieu des prisonniers Dieu des
bourreaux
Dieu des chétifs Dieu des chefs
d’état Dieu des mollahs
Dieu des djihadistes Dieu des
féministes
Dieu des sarkozistes
Dieu des hollandais
Dieu des apocalypses now Dieu de gypse
Dieu de la croix Dieu de l’homme
qui croit Dieu
des athées
Dieu des pygmées Dieu des pieux
Dieu du pieu
Dieu des bigots Dieu des mots
Dieu dépotoir de nos maux
Dieu vengeance Dieu pardon
Dieu amour Dieu jaloux
Dieu des haineux des joyeux des
neuneus des vicieux
Chacun sait tout sur son Dieu
qui est le plus grand qui est
l’unique
y a pas d’autre Dieu que son Dieu
chacun sait tout sur son Dieu
puisqu’il en est l’image
et que son Dieu est son témoin
son rocher son sauveur
ce que Dieu veut chacun le sait
sur son Dieu
puisqu’il le veut
et son vœu sera exaucé si Dieu le
veut
et sa volonté sera faite sur la
terre comme dans sa tête
le doigt de ton Dieu creuse au
sommet de ton crâne
un puits sans fond
son pied au cul te pousse sans
relâche
sur ses voies impénétrables
inconnu
libéré de toi
il te transgresse sans cesse
Dominique
Zinenberg