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Dédales de mots ou l'expérience du labyrinthe poétique


Au réveil, si douce la lumière et beau ce bleu vivant!
Paul Valéry, Tel que


Il va sans dire que, dans son essence, l'écriture est avant tout une aventure d'être. Elle est traces de passage dans le monde, elle est extériorisation d'un intérieur fait de plusieurs expériences appartenant à la fois au passé, au présent et au futur; elle est communication avec, elle est possibilisation du monde impossible. Dédales de mots, premier recueil de poésies publié du poète marocain M. Agoujil fait manifester à bien des égards l'essentiel de l'écriture comme acte visant la transcendance et la correspondance avec les universaux de la pensée humaine. Il s'agit là d'un recueil qui se définit in medias res comme problématique car sa lecture/relecture s'inscrit a fortiori dans une perspective labyrinthique. Tout se passe ici comme si le poète définissait au préalable à son lecteur l'itinéraire (combien dangereux) à prendre en vue d'accéder à l'une des possibilités sémantiques de ses dédales. Le choix du titre ne laisse en rien indifférent le lecteur. En effet, le présent titre fait engager la lecture et la somme d'être responsable de toute la réception qui en découlera. Le mot dédale renvoie immédiatement le lecteur à la mythologie grecque. Il s'agit dans cet esprit d'une construction en abyme intelligemment choisie par le poète, et ce pour créer, donc possibiliser le dialogue entre le présent et le passé, présent et le passé relatifs, bien évidemment, à toute l'humanité. Le titre du présent recueil demeure symboliquement le lieu d'une ouverture sur cet héritage immatériel dont bénéficie l'homme dans son acception la plus large: la littérature. La mythologie grecque nous apprend que Thésée avait pour mission de s'introduire dans le labyrinthe et de terrasser le Minotaure, Ariane lui révèle le secret lui permettant de sortir du dédale. Si telle est l'événement mythique, qu'en est-il de la poésie de M. Agoujil? Le titre du recueil est une invitation au voyage, voyage dans un bateau de rêve, puisqu'il s'agit de la part spirituelle de l'écriture poétique, mais aussi voyage dans un bateau de réflexion et de méditation philosophiques et ontologiques. Depuis le titre le lecteur est introduit dans un univers d'errance et de perte. Le substantif Dédales est au pluriel, ce qui veut dire que les errances auxquelles sera voué le lecteur/la lecture sont à la fois sérieuses et infinies. Les dédales auxquels nous invite cette poésie sont, toutefois, l'œuvre des mots, leur fabrique. Le mot chez Agoujil devient ici la métaphore du Minotaure, car le mot peut aussi faire mal, il peut tuer lorsqu'il a trait à la mémoire, la mémoire individuelle du poète, et la mémoire collective et universelle de l'homme. Le long de cette poésie le poète raconte son être perdu ça et là entre enfance, amours perdues, solitudes, errance et nostalgie. La poésie d'Agoujil promet d'être dédaléenne et elle l'est. Le dédale n'est autres que l'entrée dans le texte afin de rencontrer le mot et donc essayer de la vaincre. Le vaincre pratiquement serait le faire signifier en lui arrogeant une possibilité de l'existence. La couverture des Dédales de mots attribue plus de consistance à ce sens de perte métaphysique que nous suggère la poésie d'Agoujil. C'est effectivement le tapis marocain qui est invité à honorer la couverture de la présente poésie. C'est là une manière de faire valoir la diversité et la pluralité de la culture du Maroc. C'est aussi une manière de dire que le singulier interpelle le pluriel. Les dédales dans ce sens deviennent des issus de cohabitation et d'ouverture.


Ceci dit, l'entrée dans le labyrinthe agoujilien se fait via la réactualisation de l'image/la voix de la mère. C'est bel et bien là l'image d'un guide fiable qui connaît dans les moindres détails les recoins du labyrinthe. Agoujil confie son lecteur aux mains et au cœur de la mère comme s'il s'agissait d'un voyage initiatique nécessitant une connaissance parfaite des secrets des chemins. Ma mère, Tends-moi ta main (...) Ma mère, j'ai compris avant de naître le secret de tes mots, dit le poète. Et le poète et le lecteur sont donc guidés dans ce dédale par la présence de la mère, la seule qui possède le fil d'Ariane, le fil de salut. La mère n'est-elle pas ici cet ange ailé grâce à qui Au creux de nos déboires l'espoir renaît de ses cendres, selon le mot du poète ? Sensibilité poétique, musicalité, cadence, images, jeu de mots, font tous que le labyrinthe poétique d'Agoujil est d'abord existentiel. Nous assistons dans ce cadre d'idées à ses sentiers qui bifurquent que décrit le doigté de George Louis Borges. En effet, la poésie de M. Agoujil est au carrefour du fantastique et de l'ontologique, les deux rubriques qui, selon notre propre lecture, forment son ossature. Fantastique dans l'exacte mesure où cette poésie est description autre de l'homme, de l'arbre, de l'oiseau et des lieux. La poésie d'Agoujil se veut un souffle ardent concevant poétiquement et esthétiquement l'étant tout en tentant d'en faire un être. C'est pratiquement ce passage de l'étant à l'être qui stimule le fonctionnement de l'écriture poétique d'Agojil comme souffle dans le souffle, comme trace dans la trace, comme voix dans la voix. D'où la manifestation de l'ontologique comme aboutissement de l'acte poétique, cet acte qui déconstruit le monde/la réalité dans le but de le fignoler. L'écriture poétique d'Agoujil serre davantage l'étau et se voit accomplir sa mission salvatrice du poète et du lecteur, car qui mène le jeu dans Dédales de mots de M. Agoujil, serait-il le je, le tu ou le il ou les trois instances réunies? Qui mène le jeu dans ce puzzle poétique sinon le lecteur lui-même, puisque la fabrique du sens l'engage? J'écrirai écrit le poète Agoujil, je lirai, dira le lecteur. C'est ainsi que et seulement ainsi, dans la complicité poétique et esthétique du poète et du lecteur que le labyrinthe s'illumine pour accueillir l'expérience de partage, et c'est ainsi que le minotaure, le mot poétique ici, s'apprivoise et devient accessible et ami. Le jeu de dire le poétique se fait à plusieurs ici, les voix s'enchevêtrent et s'interpénètrent comme pour jouer/chanter la symphonie de la sublimation et de la transcendance de l'être comme valeur poétique, esthétique, métaphysique et symbolique. Tout le long de ses dédales de mots le poète ne cesse de traverser les lieux de la mémoire tout en invitant d'autres voix poétiques à l'accompagner dans sa croisière. Baudelaire est bien là à travers ses nuages, à travers sa passante et à travers ses synesthésies dont l'infinitude épouse la finitude de manière à donner lieux au simple, au beau et au jouissif. Tu t'en vas comme un nuage, dit le poète comme s'il s'adressait à la passante que vénérait son prédécesseur Baudelaire, quel poème embaumera ton regard qui s'enfuit derrière un miroir, écrit Agoujil, car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, ô toi que j"eusse aimée, ô toi qui le savais, rétorque Baudelaire. Le beau est aussi l'une des thématiques récurrentes dans Dédales de mots, thématiques que le lecteur a l'habitude de rencontrer dans l'éventail poétique de Baudelaire. Le beau m'émeut, (…). Le beau me secoue, (…). Le beau me transporte, (…). Le beau m'égare, (…). Le beau m'aime, (…). Le beau m'habille, (…). Le beau me console, confesse le poète Agoujil, et Baudelaire de confirmer, car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, de purs miroirs qui font toutes choses plus belles: mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles! Nostalgie, mémoire individuelle et collective du poète, sont autant de thèmes qui structurent l'univers poétique de M.Agoujil. Tout se passe ici comme si la distance entre l'épreuve de la vie et son dire poétique s'abolissait dans Dédales de mots. Le dire dans ce sens devient autobiographique. C'est, effectivement, le bilan d'une vie couverte d'une jonchée d'expériences que le lecteur rencontre ici tout en se rencontrant lui-même. L'écriture poétique, voire le dire esthétique se métamorphose chez Agoujil en miroirs borgésien, d'abord, puisqu'il est ici question des dédales et de dédoublement de l'être et des choses, puis agoujilien puisque le poète recouvre son nom et son être perdu ça et là entre les choses du monde, viens! dit le poète, nous t'arroserons de jasmin d'eau et de parfum. Te conterons ton histoire, maille par maille, et fêterons avec toi la naissance de ton nom. Au-delà des lieux, au-delà des êtres et au-delà choses, la poésie d'Agoujil est une promesse. Elle promet d'être éternelle, j'écrirai comme je l'ai fait, dit le poète, sur l'ardoise d'écolier; j'écrirai, comme je l'ai fait sur les tableaux d'apprentissage; j'écrirai, comme je l'ai fait sur les murs obscurs du ksar… La répétition de l'acte d'écrire est à entendre ici dans le sens d'une volonté d'être, ou plus encore d'une volonté de puissance, comme dirait un Nietzsche, assurant au poète la victoire sur l'inanité du quotidien et du labyrinthe de l'existence. La poésie d'Agoujil est aussi une promesse de voyage et de départ dans d'autres lieux et dans d'autres cieux. Jouxtant, en effet, les limites de la spiritualité que promet la poésie généralement, le mot poétique d'Agoujil réhabilite l'homme avec sa nature d'éternel voyageur, d'éternel nomade. Telle l'eau qui coulera sur l'oued Guir, telles les lumières de cet ailleurs possible que promet Zaabel, tell cette randonnée romantique réactualisant la présence de l'absent, telle la naissance de ce poème qu'attend, qu'espèrent tous les poètes de tous temps, tel ce j'aime embrassant l'intransitivité, donc l'absolu et l'indéfinissable amour, le poète erre et fait errer son lecteur. Ainsi le labyrinthe prend de plus en plus forme et devient métaphoriquement le lieu de ce voyage éternel qu'apprend l'être à vivre. Dédales de mots est un voyage dans le sens de la vie, ils sont (les dédales) le lieu non seulement d'une méditation poétique et esthétique, mais aussi et surtout le lieu d'une réflexion sur ce qu'est l'homme de ce troisième millénaire, l'homme amoureux de la vie, de la nature et du possible; l'homme rebelle qui aspire et qui rêve d'un monde sans guerre, un monde de paix et de partage, un monde où au coin… sous les porches de maisons abandonnées sous le toit des cabanes calcinées des couleurs flamboyantes s'entrecroisent, tissent à chacun un sort, offrent aux humains une tapisserie, chefs-d'oeuvre des arts contemporains. Ci donc gît l'essentiel de cette écriture poétique que nous propose Agoujil. Une poésie dont le sensoriel fait corps avec le matériel afin de créer sa propre et combien singulière image poétique. Reste le labeur de la réception active qui interrogerait les lieux d'indétermination du texte, sans laisser à la merci de l'indifférence ce que M. Loakira appelle les vers avortés permettant au lecteur de stimuler la compréhension du texte et donc saisir sa signifiance, il s'agit des vers que le poète a conçu puis abandonné pour d'autres. D'où la complexité du labyrinthe agoujilien, d'où sa dynamique qui s'inscrit dans le vaste horizon de ce que Gaston Bachelard appelle l'imagination du mouvement.


Telles sont les perspectives de lecture que Dédales de mots nous a permis de construire en tant que lecteur passionné et amoureux du dire poétique. Clore sur quelque autre note non poétique serait à plus forte raison trahir le bonheur que nous a procuré la lecture d'Agoujil. Le mot de la fin, si mot de la fin il y a, ne sera que poétique, et ce pour vaincre les ténèbres des dédales et ipso facto faire triompher les lumières de la vie, de salut, citons Le tombeau d'Ibn Arabi de A. Meddeb: j'ai erré, perdu, gagné, je ris, je pleure, seul, dans la voie, jubilant, dans l'exercice, veillant, le matin, au repos, après le mouvement, je lâche bride, je déterre les racines, exsangue, je traverse le doute, les yeux ouverts, je tresse le cauchemar, de ma bave, je tire le file, qui défait mon corps, ma forme disparaît, mon esprit demeure, hors de sa carcasse, dans la prison de la cause, qui abroge la vision, je marche sur l'ordure, palpable dans mon néant. (Stance 29)


C'est ainsi que nous choisissons de quitter ces dédales, en les confiant à la voix poétique de A. Meddeb, voix pleinement imbue de la tradition soufie, laquelle tradition trouve ses échos chez Agoujil qui saigne poétiquement telle son écriture, ce fin poète, pour reprendre le mot de A. Labrim, préfacier des Dédales, ce fin poète qui rêve d'écrire, comme pour emplir le désert de sons, comme pour donner vie à une dune de poèmes, se plait-il à dire. Les dédales quittés, le lecteur suit les pas de son poète psalmodiant tel un berger:


Je m'en irai tout seul…
Tu le sais…
Sur les braises des rendez-vous ratés,
jusqu'au cratère des mutismes,
jusqu'au noyau des oublis.
( p.15)

 


Atmane Bissani
pour Francopolis
Octobre 2007 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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