Ce côté-ci
et alentour, de Mohammed El Amraoui
ou l'anatomie de l'exil
Fruit
d'une résidence d'auteur effectuée en 2006 au
château de la Turmelière se trouvant à
Liré (Maine-et-Loire), le recueil Ce côté-ci
et alentour est une longue interrogation, une déambulation
attentive à déceler en chaque lieu un alentour
inommé.
Le texte qui ouvre le recueil se positionne dans un refus
de la frontière : "Je ne sais quitte à
ne vouloir savoir la frontière entre intérieur
et extérieur", il revendique le choix de
circuler librement dans le réel.
Le regard perçoit partout des signes dont la lecture
est difficile "les herbes sont des indices désinvoltes".
Il est ainsi confronté à la résistance
du réel "tout surgit dans l'air, non pas choses
choses, mais phrases éparses épointées,
ellipses et lunes et buissons suspendus" dont la
vision se peuple de ces signes illisibles, « métaphore
d'autre chose ».
Le langage bute sur ces noeuds du sens, faisant doubler le
mot, ou le déployant dans une autre direction, mêlant
différents registres de langue, ou bien encore c'est
la disposition des mots sur la page elle-même qui devient
signe: mots tronqués, vers s'étirant dans le
sens vertical à droite de la page 80 et 81, ponctuation
placée en début de ligne, comme autant d'éparpillements
de sens. D'où le renforcement de cette impression d'une
langue attachée à décrypter des signes
qui ne se livrent pas, comme s'il manquait une clé.
A plusieurs reprises, l'auteur évoque des ruines. Plane
d'abord l'ombre des ruines de la demeure natale de Joachim
Du Bellay, nommées « ruines de rien » (est-ce
parce que son oeuvre a su traverser le temps ?) Près
de ces ruines se trouvent « vingt-trois terrasses »
qui sont « comme des livres ouverts, ouvertement hermétiques
». Là encore, on retrouve le thème de
l'illisibilité et de l'impuissance du langage.
« Mon corps, ma langue tombent en connaissance libre,
en connaissance de cause ». Cette affirmation du
poète fait écho à l'inquiétude
de Du Bellay qu'il cite "tous les vers que j'écris
sont rongés par les ras".
S'il y a échec du langage, c'est l'échec de
toute tentative de justification du langage par le réel,
qui n'a pas besoin d'être nommé pour exister
: « A matin, les gouttes sur le toit et à
égale distance tombent sur un pneu, puis se déroulent
jusqu'à former une mare. Cela alors prend du temps,
et je regarde avec cette absence. Cette chose est là,
a pas besoin d'oeil ou de nom ». Ce qu'il convient
de rechercher, c'est cette « connaissance libre ».
Ecrire n'est pas comprendre, expliquer, mais « disposer
» :
« Au croisement,
lettres, lettrines, syllabes,
et le sens,
au tournant, escorté par les formes, et je
dis
: disposer
ce qui advient, ici et maintenant, au fur et à
mesure, l'essentiel seulement »
Comme rejoindre le silence du père, mourant. Se déploie
alors un geste, un seul, qui peut-être est la clé
:
« mon père, qui attendait mon arrivée
et l'aube, le corps raidi et étendu, seulement la main,
attentive de temps à autre, se meut, sous la tête
ou dans le vide, un geste sobre mécanique répétitif
qui crève (...)
et continue au-delà du corps, devant mes yeux_
monstration à l'infini,
démonstration, aucune. (...)
(Ma bouche coud les phrases, et les traîne, en
longueur, à longueur de journée, c'est du remplissage,
seul le poème, rencontre, peut-être, le silence
du père) »
Le poème serait cette tentative de rejoindre le geste
silencieux du père, qui n'explique rien, et donne pourtant
à voir des signes. Le silence du père se mêle
au silence du réel, un silence qui n'est pas l'absence,
qui est donné comme un « état d'exil »
du réel.
Le thème de l'exil traverse l'oeuvre : exil de l'auteur
en résidence traversé par l'expérience
des Regrets de Du Bellay, exil politique, comme dans ce très
beau poème, placé en seconde place dans le recueil
:
« Sur moi
toujours papiers
pour noter cri bref
(...)
le mot papiers s'est chargé de trop d'exil;
l'avoir menace d'exclusion l'être: être ailleurs
ou ici selon avoir ou pas des papiers (le mot est faible)
»
S'ensuit le cri du poète « Besoin d'un lieu
qui me dit son nom. / Pas de mot de moi pour dire sa teinte,
pas de lettre à l'épaisseur de l'exil »
Cet aveu d'impuissance et cette inquiétude traversent
le recueil à plusieurs endroits, comme dans ce mystérieux
poème qui peint une obscure barque s'enfonçant
dans la nuit. On ne sait qui mène la barque, est-ce
le poète qui avoue être dans la confusion, est-ce
Charon chargé de lui faire passer le fleuve des Enfers
?
« La citadelle
sur l'horizon, au plus loin point, en mouvement lent,
une barque seule, on ne voit qu'un trait et rames, une brume
noire calfate la coque (ou une nuée, peut-être,
descendue jusque-là); on se sent près de l'éveil,
près du sommeil, la confusion est concrète,
l'intelligible se courbe (...) et je ne sais ni tout d'un
coup où suis-je, ni d'où je viens, peu importe,
peu importe, on avance, on est deux, quelque chose d'une pénombre
devant nous »
Le poème se clôt sur l'évocation d'un
« nous ». Ce « nous » permet à
l'auteur de réintégrer le mouvement «
on avance », même si la pénombre reste
devant. En ce sens, on constatera que de nombreux portraits
jalonnent le recueil, tel celui de « Rachida, fille
de ma tante soeur de ma mère », dont il
peint les conditions de travail déshumanisantes, portrait
qui se conclut par cette phrase de l'enfer : « Abandonnez
toute espérance vous qui entrez ». Tel encore
celui de Kathleen qui, par peur du manque, est prise dans
une frénésie d'accumulation d'objets de toutes
sortes : « manque toujours de choses, alors j'accumule
les choses, manque toujours d'espace, alors j'/entasse, tasse
».
Chaque évocation est empreinte d'un profond sentiment
d'empathie de la part de l'auteur pour la personne qu'il dépeint,
empathie qui se manifeste aussi dans la conclusion du recueil.
Le dernier texte est en effet une longue énumération
des personnes rencontrées, des lieux traversés
pendant sa résidence, autant de noms qui « montrent
choses, choses qui défilent et sèment partout
sèmes sémèmes lexèmes partout,
partout où l'on, où l'on peut lire »,
constituant ce qu'il nomme une « anatomie de l'exil
».
L'auteur : Mohammed EL AMRAOUI
Né à Fès au Maroc en 1964, Mohammed EL
AMRAOUI vit à Lyon depuis 1989. Il a suivi des études
de linguistique et de philosophie. Entre 1979 et 1985, il
a été membre de l'association théâtrale
Les Masques et du Ciné Club à Fès.
Il anime depuis 2001 la revue Les Cahiers de Poésie-rencontres
et participe depuis plusieurs années à des lectures
publiques de poésie, seul ou avec des musiciens dans
différents lieux en France (bibliothèques, centres
poétiques, festivals), au Maroc et à l'étranger.
Ecrivant en français et en arabe, il a publié
notamment en 1997 La Lune, les divisions aux éditions
Poésie-rencontres, et Collision en 2003 aux éditions
Villemorges. Il a aussi fait paraître des poèmes
et des articles dans des revues, publié dans des livres
d'artistes et des ouvrages collectifs, participé à
des expositions avec des photographes, des peintres, des calligraphes
et des vidéastes. Un CD intitulé Tessons est
sorti en 2003, dans lequel il lit ses textes accompagné
des musiciens Antoine BIROT et Maurice SPITZ.
Il a également traduit de l'arabe divers ouvrages dont
une Anthologie de la poésie marocaine contemporaine,
parue chez Bacchanales, Maison de la poésie Rhône-Alpes,
en 2006.
Il anime des ateliers d'écriture depuis 1991 dans des
centres sociaux, des écoles primaires, des collèges,
des lycées et à I'IUFM, et des ateliers de traduction
(Salon International du Livre à Tanger, 20ème
assises de la traduction à Arles...).
Enfin, il a récemment créé un spectacle
poétique et musical pour enfants, Une tortue dans ma
tête.
L'ouvrage De ce côté-ci et alentour a été
édité par l'Idée Bleue fin 2006. Il a
été réalisé dans le cadre d'une
résidence d'auteur organisée par l'association
la Turmelière et intitulée « Mots d'exil,
être d'ici, être d'ailleurs » qui s'est
déroulée de février à juillet
2006 sur les territoires des Mauges et d'Ancenis.
Sabine Chagnaud
pour Francopolis
Février 2007
|