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Le lait amer de la mort
à propos de Sans titre de solitude de Corinne Cornec-Orieska,
Poiêtês, 2005.

 

J’ai sur les lecteurs qui vont avoir l’immense plaisir de découvrir « Sans titre de solitude » un avantage certain : je connais son auteur. Ou plutôt j’en connais certaines parcelles car – et je le déplore – je n’ai jamais rencontré Corinne Cornec-Orieska autrement que par le truchement virtuel que constitue notre petite communauté de l’Aurore Poétique. Mais après tout, même lorsque que nous croyons les connaître parfaitement, les êtres ne se dévoilent-ils jamais autrement que par lambeaux, par bribes qu’ils nous laissent, au gré de leur envie, voir, toucher ou sentir ?

Il en va de même, et sans doute encore plus, pour les poètes qui aiment souvent se dissimuler derrière le mystère de la langue, changer de masque, de peau, de lieu de naissance dans le geste très secret d’écrire. Je me suis toujours demandé pourquoi il était si important de connaître la biographie des auteurs pour mieux lire et comprendre leur œuvre. Peut-être que tout simplement est scellée dans la vie et le ressenti de chaque poète une part de l’énigme poétique. Ceci justifie pleinement le projet d’écrire des biographies d’auteur mais n’est pas, à mon sens, entièrement satisfaisant pour la compréhension d’une poésie. Car demeure ce que j’ignore – ce que vous ignorez – de Corinne, ce que, pour combler cette ignorance, nous apportons de nous-mêmes dans la lecture-interprétation des poèmes qu’elle nous offre. Ceci constitue l’autre part de l’énigme, peut-être la plus obscure, la plus complexe, celle qui nous relie tous dans le geste démultiplié de lire de la poésie.

Il y a donc ce que je sais de Corinne : jeune femme d’une trentaine d’années, française mais de père slovaque et de mère allemande, infirmière, passionnée par les chevaux, peintre et photographe à ses moments perdus, poétesse autodidacte. Elle a publié en juin 2005 ce premier recueil dans la jeune maison d’édition de Laurent Fels, Poiêtês, et les amateurs de poésie francophone et contemporaine ont pu la croiser dans plusieurs revues papier ou électronique (Alter Texto, L’Ascaris, An Amzer, Francopolis, Les Cahiers de Poésie… ). Ceci est le portrait presque officiel de Corinne, celui des quatrièmes de couverture, mais il ne dit pas tout, il ne peut pas tout dire : il ne dit pas le drame, le deuil, la perte d’un être cher, l’insondable souffrance. Il ne dit pas ce qui fait la vie, la sienne, la notre, et tisse toute sa poésie, telle qu’elle l’écrit, telle que nous la recevons. Si la poésie de Corinne parle en nous avec tellement de force c’est qu’elle évoque notre commun malheur, l’horizon ultime de notre condition. Ceci nous le comprenons tous et n’avons pas besoin de biographies ou d’explications de texte, seulement de retrouver l’enfant en nous et la peur ancestrale : peur de perdre ceux que nous aimons, peur de la maladie, peur de la solitude…

La mort – cette « mère… au lait salé » (Amère, p. 47) – est bien le thème majeur de « Sans titre de solitude ». Il faut noter d’emblée que le ton n’est ni morbide ni mortifère, la mort nous féconde, nous fait grandir, nous enseigne mais son lait a un goût particulièrement amer… Ce thème principal se décline toutefois en deux temps, au travers des deux parties qui composent le recueil. Dans la première, intitulée « les soleils s’endorment seuls », l’expérience de la mort paraît toute extérieure, comme une prophétie annoncée mais non encore advenue. Elle n’engage pas entièrement l’être intérieur dans la violence des déchirements intimes. Il s’agit d’abord de la mort qui frappe les autres dans un univers que Corinne connaît bien, celui de l’hôpital. Elle en visite ainsi les lieux froids et aseptisés, les chambres aussi blanches que stériles (Pluie bleue, p.49), les lits qui ne sont pas les nôtres (Ta petite robe à fleurs, p.36), les tiroirs des morgues (Cavité virtuelle, p.14), elle nous montre ce que c’est que « mourir à l’hôpital » (Un petit coin à soi, p.32) dans le froid, seul. Et on ne peut s’empêcher d’imaginer Corinne au chevet de ses patients, livrant une multitude de minuscules combats contre l’inéluctable, tenant une main, caressant des cheveux, prononçant des mots qui valent plus que mille mots parce que ce sont les derniers et que personne d’autre ne les prononcera… Voilà que la part biographique resurgit – infirmière ! – pour nous expliquer cette connaissance du monde hospitalier, l’utilisation de ces mots tellement peu poétiques a priori (narcose, ictère, cyanose, érythème, intubation, bradycardie, analgésie, etc.) qui ponctuent cette première partie mais disent tellement bien la promesse de notre finitude et des douleurs à venir. On ressent aussi à lire ces poèmes toute la force que requiert cet accompagnement vers l’ultime, le courage qu’il faut pour se tenir droit devant les êtres qui s’amenuisent (« L’homme est devenu si petit qu’il a disparu », Demain ne vient jamais, p.66). On comprend la nécessité pour celui qui a vécu tout cela de trouver un espace où poser ce si lourd bagage, là tout au creux de la page blanche…

Et puis, le décor change dans la seconde partie, « Vide bleu », il devient un espace beaucoup plus intérieur, borné par la présence – l’absence ? – d’un « toi » auquel s’adresse un « moi » en proie à l’incommensurable douleur de la perte. C'est que brutalement la prophétie s’est réalisée, la mort a frappé au plus proche, dévastant le monde, ancrant la solitude. Ici les objets sont trop connus, familiers – « le cuir odorant de tes sandales » (D’un rien vers le jour, p.65), « le petit banc de bois bleu » (Entre la vie, p.82), « ce bouton ocre et mauve » (Question de style, p.113). Plus question du blanc hospitalier, il y a des couleurs, des odeurs : celles de la vie qui s’enfuit, celles des souvenirs qui affluent. La poésie trouve alors la porte par laquelle établir l’essentiel dialogue entre ce qui est – vide, douleur, silence, lutte contre l’oubli – et ce qui fut – l’amour, les rires, les caresses, les jeux…


« Des lointaines prairies où tes yeux bleuissent
je me souviens de l’herbe
arrondie sous le vent

De tes lèvres à tes mots
l’horizon s’efface et n’a qu’une empreinte
celle de ton rire
pendu au cintre du monde

Sur ta peau
La clef d’un rêve »


(Le bleu du vide, p.81)


La poésie de Corinne devient alors ce dialogue dans l’épaisseur de la solitude où se rétracte la vie même, comme par réflexe, cette parole échangée entre « toi » et « moi », entre l’absent et le présent, entre tous les absents et tous les présents, entre finalement soi et soi. Parce qu’il faut bien continuer et conjurer « ce terrible silence » (Sans titre de solitude, p.63). Parce qu’il nous faut grandir et boire jusqu’à la lie le lait amer de la mort.

Certains poètes proclament haut et fort leur solitude, leur misanthropie, leur dédain du monde et des autres ; ils en exhibent fièrement les titres, comme autant de quartiers de noblesse, et se drapent dans l’orgueil des solitaires ou des incompris. Rien de tel avec la poésie de Corinne. Sa solitude à elle ne revendique rien, ni titre, ni récompense. Elle a frappé un jour comme un coup de poignard dans le cœur, ouvrant une brèche par laquelle s’écoule désormais une parole autrement plus vivante que beaucoup de celle de ses contemporains. « Pleurer ne suffit pas » nous dit-elle, non il faut écrire aussi, il faut prolonger le dialogue coûte que coûte, et rire même de la mort :


« Estomper le vide
contre le monde et
rire de soi
ironie du mort
regarder les choses fondre
entre soi et soi »


(Ecrire, p.20).


 

Vous pouvez vous procurez Sans titre de solitude en commande sur le site des éditions Poiêtês.




Par Xavier Jardin
pour francopolis
Mail 2006 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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