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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

Mai-Juin 2020

 

René Char, choix Dominique Zinenberg

Anna Maria Celli, choix Éliette Vialle

Isabelle Pascal Cordier, choix François Minod

Nazim Hikmet, choix Mireille Diaz-Florian

Pedro Vianna, choix Dana Shishmanian

Rita Mestokosho, choix Gertrude Millaire

 

 

 

 

 

René Char

choix Dominique Zinenberg

 

 

Fastes

              L’été chantait sur son roc préféré quand tu m’es apparue, l’été chantait à l’écart de nous qui étions silence, sympathie, liberté triste, mer plus encore que la mer dont la longue pelle bleue s’amusait à nos pieds.

               L’été chantait et ton cœur nageait loin de lui. Je baisais ton courage, entendais ton désarroi. Route par l’absolu des vagues vers ces hauts pics d’écume où croisent des vertus meurtrières pour les mains qui portent nos maisons. nous n’étions pas crédules. Nous étions entourés.

               Les ans passèrent. Les orages moururent. Le monde s’en alla. J’avais mal de sentir que ton cœur justement ne m’apercevait plus. Je t’aimais. En mon absence de visage et mon vide de bonheur. Je t’aimais, changeant en tout, fidèle à toi.

 

Extrait de René Char, Fureur et mystère,

Poésie Gallimard (réédition 1967), p. 209.

 

 

 

Anna Maria Celli

choix Éliette Vialle

 

 

Ma fleur

Ma tremblante lueur

Ma petite sœur

Mon pleur secret

Ne reste pas au bord des larmes

Ouvre les mains

Lâche la corde qui te retient

Laisse-toi tomber

Laisse-toi couler en cette mer veilleuse

En ses flots consolants et lents

Ses vagues harmonieuses

Et berce doucement l'âpre de tes sanglots

Effondre-toi sur la grève

À l'endroit touchant l'envers

Où le printemps s'accouche de l'hiver

Le lit des eaux se défait, te rejoint

Allonge-toi et rêve

Le songe que tu n'as pas atteint

Entre en métamorphose

Le visage diurne de sa rose

Prend désormais un air nocturne

Il t'emmène sous les frêles écumes

Au fond de ses yeux presque clos

Te faire goûter la tiède matrice du repos

Recouverte par un drap d'argile

La lente transformation de la terre

Au cœur violent de ses forges

Prépare ton âme à une autre matière

Qui prendra forme sous ta gorge

À l'endroit généreux et plein

Où s'irrigue et se nourrit la mémoire

Sous ton sein

Quelle que soit l'outrance de ta faim

Ce n'est pas la fin de l'histoire

Mettras-tu au jour une fleur, un enfant, un oiseau, un paysage ?

À chaque traversée, s'initie une autre route de voyage

Ne reste pas au bord

Ouvre tes mains

Lâche la corde qui te retient

Pleure, Fleur, à chaudes larmes

Et dépose au pied d'un très vieil arbre toujours vert

Le battre incandescent de tes artères



©Anna Maria Celli

 

 

Isabelle Pascal Cordier

choix François Minod

 


Extrait 1


Ce soir
Je ne sais pas parler



(Nuits)



A peine si j'ose
Du bout des doigts
A peine


                                             Remuer le silence


D'un bord à l'autre
Le ciel s'incline

Une ombre tremble



Pas même un battement



                                                                     Rien


Fourbi de l'univers
Dans le noir qui l'absorbe

Un visage se cherche

                           

    

                                                        trouble l'eau
                                                        vacille

                                                        quelque chose
                                                        une
chose – commence   



Un pas dans la nuit
Une main qui tressaille

C'est si longue patience


                                                         En attente
                                                         Ne sais



Geste d'air
Séparés dans le tambour du jour
L'eau la terre

Et le ciel planté dru



Ce qu’assemble une voix
Le noir de vigne et l'ocre de Rustrel

Tout un pays en eux

 

 

Nuit tout entière
Dans ce qui nous relie

 

Dans le blanc de la nuit
(Nous)
L'œil avalé
Avec les yeux des choses


                       

                                      s'arrache, se déchire
                                   (quelque chose       se)  détache

                                    quelqu'un

 

Extrait 2

 

 

                                                                             quelqu’un parle

                                                   se souvient

 

                                                                             quelqu’un

 

La nuit n’accomplit rien

 

Elle glisse son pied

Sur les rouleaux du temps

 

 

Paupières de braise

Dans le minuit des hommes

Le désir aggrave la nuit

 

 

Et les mots à nos doigts

Consument l’abandon

Jusqu’aux nuques ouvertes

 

 

Je dirai les mots rouges

aux lèvres de la nuit

 

 

Les heures en débandade

Abandon du pourquoi

 

On annone les chambres

 

 

 

Impatience de l’air

Voix enchevêtrées

Aux lambeaux de la nuit

 

 

Il pousse des mains neuves

Aux épines du jour

Je dirai les mots rouges

 

Aux lèvres de nos nuits

 

 

 

Tes mains

Caracolent

Recouvrent

 

Les tombeaux

 

 

 

Terres ensauvagées

Houle

Des marées englouties

 

 

Dos tout contre

Le goût des corps

 

Celui de nos silences

 

 

 

Braises   torrents

Je cherche les mots rouges

 

Aux lèvres de la nuit

 

 

A nos corps enlacés

Bouches de feu

 

Supplique

 

Chaque mot

Nous consume

Chaque mot

 

Me sépare

 

 

Extraits de Nous, nuit, Éditions de La crypte, 2008. Isabelle Pascal Cordier exerce le métier de psychanalyste et de psychologue. Nous, nuit est son premier recueil.

 

 

Nazim Hikmet

choix Mireille Diaz-Florian

 

 

CONCERTO EN FA MINEUR NUMÉRO 1

DE JEAN SÉBASTIEN BACH

 

Matin d’automne dans la vigne :

              Rang par rang, plant par plant, les ceps se répètent

 

              et les grappes sur les ceps

              et les grains sur les grappes

              et la lumière sur les grains.

 

La nuit dans la maison très vaste et très blanche

              les fenêtres se répètent

              avec une lumière dans chacune.

 

Toutes les pluies qui tombent se répètent

              Sur le sol, sur l’arbre ou la mer,

              sur ma  main, ma face, mes yeux,

              gouttes qui crèvent sur la vitre.

 

Renouvellement de mes jours

              identiques les uns aux autres

              et différents les uns des autres.

Répétition des mailles dans le tricot,

Répétition dans le ciel constellé,

et dans tous les langages répétition des « je t’aime » ;

et dans les feuilles renouvellement de l’arbre,

et dans chaque lit de mort douleur de la vie trop brève.

 

Répétition de la neige qui tombe

              de la neige qui tombe légère,

              de  la neige qui tombe à gros flocons,

              de la neige qui fume comme un brouillard

              et, dispersée par les bourrasques,

répétition de la neige qui me barre le chemin.

 

Les enfants jouent dans la cour,

Dans la cour jouent les enfants ;

une vieille femme passe dans la rue

dans le rue une vieille femme passe,

il passe dans la rue une vieille femme.

La nuit, dans la maison très vaste et très blanche,

avec une lumière dans chacune

les fenêtres se répètent.

 

Sur les grappes renouvellement des grains

et, sur les grains, de la lumière.

 

Marcher vers le juste et le bien,

lutter pour le bien, le juste et le droit,

conquérir le bien, le juste et le vrai.

 

Tes larmes muettes et ton sourire, O mon amour.

Tes sanglots, tes éclats de rire, O mon amour.

La répétition de ton rire aux dents blanches éblouissantes.

 

Un matin d’automne dans la vigne :

              rang par rang, nœud par nœud, les ceps se répètent ;

              sur les ceps, les grappes ;

              sur les grappes, les grains ;

              sur les grains, la lumière ;

              et dans la lumière, mon cœur.

 

Le miracle du renouvellement, mon amour,

c’est la non-répétition de la répétition.

 

 

 

Pedro Vianna

choix Dana Shishmanian

 

 

Sans crier gare

 

sans crier gare

à l’improviste pourrait-on dire

si ce n’était point prévisible

m’envahit ce creux

impossible à remplir

tremblement

bouts de papier

choses objets

souvenir présences absences

tout s’agite tout valse tout s’évanouit

circumambulation autour de moi-même

je tourne en rond

je ne suis pas rond

et ce n’est pas bon

j’ai la gueule de bois morale

l’esprit noyé dans les vapeurs du silence

il y en a qui vivent

il y en a qui vivotent

il y en a qui survivent

alors que je m’évide

et que tel une patrie je deviens une coquille vide

où s’entassent des symboles creux

et chaque jour auquel je survis

je le vis

comme un jour que je t’aurais volé

 

*** 

 

avec toutes les raisons de la vie

mais sans crier gare

une image surgit

irrompt* dans le cerveau

qui avait baissé la garde

rompt les amarres du présent

qui navigue à vue dans le passé achevé

disrompt* la mémoire organisée

qui se disloque sans appel

interrompt les synapses

qui se désagrègent

puis part comme elle était venue

laissant des traces indéchiffrables

 

 

* les verbes irrompre et disrompre (ou derompre) existaient en moyen français, il me plaît de les exhumer…

 

*** 

 

quand on caresse l’absence

le monde s’effondre

à la lisière

du gouffre da la vie

 

*** 

 

tenir bon

c’est

sous l’emprise de la souffrance

résister

sans devenir méchant

rester bon

 

*** 

 

égarée entre deux sommets

une aronde s’interroge

sur le sens de sa migration

 

 

Extraits du recueil Sans raison précise (Livre LIV), dédié à la mémoire d’Éric Meyleuc, publié, comme toute l’œuvre de Pedro Vianna, sur son site Poésie pour tous.

 

 

 

Rita Mestokosho 

choix Gertrude Millaire

 

 

Parfum de la terre

 

Viens marcher avec le printemps

Sens le vent sur tes joues

Sois libre de tes mouvements

Prends le temps de vivre

Car demain ne t’appartient pas.

 

N’oublie pas ta promesse

D’aller retrouver la paix

Dans une forêt

Dans une maison en bois

Retrouve le battement de ton cœur.

 

Nous partirons les yeux fermés

Le cœur enveloppé

Du parfum de la terre

L’automne Uashtessiu

Qui nous dira

Viens, viens mon ami mon frère

Oui je t’attends

Depuis cet instant

Où ton souffle a touché mon âme

Oui  je t’attends mon frère

Alors nous partirons tous deux

 

J’ai vu la montagne dans sa splendeur

J’ai entendu la rivière dans son désir

Quel plaisir et quel bonheur

D’être dans les bras de la terre

Et lui ce grand mystère

Que je découvre dans son absence

Chercher la vérité au creux de ses mains

Je respire l’air qu’il habite.

 

Voir son regard s’évanouir dans le mien

Pendant qu’il ferme les yeux sur mon corps

Pour mieux goûter à l’instant

J’entends son cœur battre.

 

J’aime son silence

J’aime sa voix

J’aime son reflet

J’aime l’invisible que je ne peux toucher

Mais que je sens avec force en moi.

 

Les arbres sont témoins de mon amour

Les rochers entendent encore aujourd’hui

L’écho de ma grande tendresse

Sur le ciel qui nous enveloppe.

 

Mon cœur est fait de branches de sapin

Entremêlées à toutes les saisons du monde

 

Je dors pour mieux tapisser tes rêves

Et celui du chasseur en quête d’une terre

Où il pourra alimenter son envie d’être libre

De marcher en admirant les courbes des rivières

De nourrir sa faim et d’assouvir sa soif.

 

Je crois aussi en la force du destin

Je crois aussi en la confiance de demain

La patience d’attendre en admirant l’eau des chutes

En priant pour mon prochain.

 

Je deviens l’hiver pour me reposer

Je deviens le printemps pour rêver

Je deviens l’été pour briller.

 

Et je suis une femme d’automne

Née dans un univers qui est aussi le tien.

 


Extrait du volume Les voix du poèmes

 

Rita Mestokosho est la première poète innu à avoir publié un recueil au Québec, Eshi uapataman Nukum. Comment je perçois la vie, Grand-Mère (1995). Elle est née dans la communauté d’Ekuanitshit (Mingan) en 1966, où elle réside encore aujourd’hui.

 


Coup de cœur

René Char, choix Dominique Zinenberg

Anna Maria Celli, choix Éliette Vialle

Isabelle Pascal Cordier, choix François Minod

Nazim Hikmet, choix Mireille Diaz-Florian

Pedro Vianna, choix Dana Shishmanian

Rita Mestokosho, choix Gertrude Millaire

 

 

Francopolis mai-juin 2020