choix Mireille Diaz-Florian
20 AOUT
Les Chinois quand quelqu’un est
décédé, lâchent vers l’âme perdue : il a cessé de fumer. Et du coin
d’une maison les paysans de mon enfance : il a cassé sa pipe…hier.-
Qui ? On voit des gens qui sortent comme s’ils avaient une pensée dans
la bouche, d’une autre maison.
Est-ce qu’il y a quelque chose
après ? La vie c’est le tabac.
J’écris une dernière lettre d’un Maurice provisoire ; je tire ou
j’aspire des sentiments qui s’allument et je souffle quelques mots qui
noircissent le papier.
J’écris, le fumeur ne sent la
fumée que s’il la voit.
Le soir, je m’enfouis dans un
manteau hérité des chemins de fer (rappelez-vous ces contrôleurs sur les
passerelles des anciens wagons en hiver), j’attends devant la porte du
chalet quand il est avalé par la nuit.
Voyage sur place et on ne sait
pas si on est parti.
Je prie puis je fume, puis je
prie, puis je fume. (…)
26 AOUT
Toujours le soir, toujours la
nuit.
Je ne me rappellerais plus mon
existence, si un instant je l’oubliais.
Où donc ai-je disparu ? Les
étoiles mouillent, brûlent de lointaines plages du ciel. Toute proche,
fragile comme une goutte d’eau, une très belle étoile filante succombe
devant mes yeux : la trace d’une pensée, la douceur de l’éclair. (
…)
27 AOUT
Je m’immobilise devant la
nuit : elle entre, le chalet disparaît. On n’existe plus mais on
devient l’infini qui se personnalise en nous. Ma pipe peut- être me filme.
J’enregistre où je suis, puis où
sont mes amis, mes familles. Des villages oubliés tournent dans la brume
avec un verger, des pioches, des râteaux, des mains ou des bras. Une robe,
un chapeau. Une catastrophe oubliée a eu lieu et s’envole.
Je ne pense pas, je fume. Et je
m’aperçois moi-même comme les stupas, l’une de ces petites tourelles de
pierres érigée sur les cols, quand je franchissais l’Himalaya, guettant mon
autre patrie, cinq ou six mois après avoir construit ma maison à Veyras…Je suis la perche à prières et les prières qui
s’envolent toutes seules sur les banderoles de papier au gré du vent.
Ces perches sont des
écrivains, m’étais-je alors dit.
Je m’y retrouve,
j’y suis. Je parle aux herbes qui fuient dans le désert de ce pays où les
jours sont des mois, le quart de la population sont des moines. Ils
couchent avec les glaciers lointains si immenses qu’ils nous caressent
toujours la tête. (…)
3 SEPTEMBRE
Nulle étoile, lune invisible,
regardées seulement par les montagnes grises.
Le ciel n’est qu’un nuage
précédant l’ombre. Les forêts s’assombrissent tel le ventre d’une bête qui
retient les ténèbres.
Dans le lointain la lumière d’un
feu s’éteint, rebrille.
Et d’un caillou de silence me
parvient le balbutiement sourd, presque un aboi, la rumeur plus haute, plus
basse de la rivière. Elle se mêle à la fumée de ma pipe qui s’exhale devant
mes yeux. Je la suis comme si c’était une âme, car avec elle tout me semble
si ténu, fugitif et véridique en même temps. (…)
6 SEPTEMBRE
Le ciel s’enfle dans le gris ; une
grossesse, un noircissement où un doigt de lune se fixe, se dérobe.
Villes mortes, âmes mortes, mers
mortes.
Des voyages s’oublient en moi,
des êtres disparaissent parfois avec un adieu incompréhensibles, tels des
statues de sel. Je mâchonne des miracles ; bribes de grands poèmes
oubliés qui impriment en nous le réel :
Vous
cotés de l’Euphrate
vous rues de Palmyre
… ô
forêts de colonnes dans le désert
Hölderlin et ses traducteurs ont
disparu dans le ciel. Leurs paroles s’émiettent en moi. Je n’ai pas atteint
la ville morte entre toutes. (…)
9 SEPTEMBRE
Pianotent quelques gouttes de
pluie devant la porte. Pas une étoile. Aucune lune, juste sa lueur à
l’endroit le plus sombre de la forêt. Sur le vaste flanc de la montagne qui
s’efface, une sorte de petite clairière vaporeuse entre nuage, tache ou
« envie » d’eau.
Notre regard insiste, le reflet
de la lune s’affaiblit, revient, disparaît tel un pré qu’on travers. Mes
lèvres étaient en train de moudre ces Ave
qui me font penser aux petits clous des souliers des paysans.
Ensuite je tente de me rappeler
ce qui se passait en moi et hors
de moi.
En vain.
La pipe aussi cesse son rêve,
s’éteint comme la lune.
J’ai lu des visages, j’ai vécu.
La
vie nous balbutie, semblable au reflet de la lune qui disparaît tel un
immense papillon.
Je voltige,
je voltige de Corinna à Viatte jusqu’à ma mère.
L’écriture glisse le corps dans
sa balance : c’est ainsi que je pense à Corinna. Tant son âme, son
visage, l’esprit de son ventre se retrouvaient dans l’écriture. De sorte
qu’il est arrivé que mon corps animal l’oublie pour les livres. (…)
Extrait de « La Pipe qui prie et fume »
publié aux Editions de la revue Conférence
Réédition du dernier texte publié de son vivant « merveilleux et souriant testament qui est aussi une ode au
monde et au bonheur d’avoir vécu »
Choix
Michel Ostertag
PARIS,
LA NUIT
Le
long des zincs des bistrots de la nuit chaque pinte de bière est comme une
étoile en goguette descendue parmi nous.
La nuit.
Ami, accroche
ton désespoir à la patère de la nuit, voyage à travers elle toutes vitres
ouvertes.
Hume le moindre parfum, la moindre
senteur dont elle est porteuse.
Ne néglige aucune trace de sous-bois égarés dans la ville. Sois à son
écoute, le poète a dit : " À
la pointe du jour, les fantasmes seront affalés jusqu’à la cale sèche des renoncements.
" Alors profite du moment qui passe. Les corps deviennent des ombres à
la nuit descendue.
Petite musique douce des sentiments retrouvés.
La nuit.
Certains se saoulent le cœur de bière et de paroles relâchées pour mieux se
caler dans leur vie, le matin venu. Pas toi !
Pour
connaître la nuit, il faut lutter contre le sommeil, combattre et gagner ce
challenge, la récompense est à ce prix.
Ami, laisse l’appareil photo dans son tiroir, t’inquiète pas, tes pupilles dilatées
seront plus aptes à saisir la plus petite parcelle de lumière mieux que la
lentille de ton Nikon.
La nuit.
Mais
il y a aussi la nuit subie, non désirée, non voulue, non aimée, celle de
l’ouvrier qui quitte son travail à la pointe du jour et regagne sa
maisonnée tout engourdie de sommeil et de rêves chauds, avec dans la tête
l’idée irrépressible de rattraper le temps perdu quand, en fait, il sait
très bien, l’ouvrier, qu’il va réveiller tout le monde et déclencher les
pleurs de la "petite dernière" quand sa femme se lèvera pour lui
préparer un bol de café chaud de tendresse rentrée.
La nuit.
Le
poète connaît des nuits d’été où chaque parcelle de lune réfléchie sur la
terre est comme une corne d’abondance qu’un dieu malicieux aurait renversé
à ses pieds telle une semence féconde pour des rêves d’amour.
La nuit n’est faite que de moments perdus… À dormir, à rêver, à
cauchemarder, à tenter d’aimer par moments, autant de bulles misent bout à
bout et prêtes à éclater.
Alors dépêche-toi de détourner la nuit à ton profit, toi qui as remarqué
qu’il y a des regards qui reflètent davantage d’étoiles que d’autres, à toi
la nuit se donnera tout entière.
Car
la nuit se nourrit de rêves chimériques, de paroles tronquées, de tous ceux
qui abusent d’elle, entre viols et insouciances. Elle se nourrit de
discours avinés qu’elle recrache au petit matin, à l’heure des balayeuses
municipales et du premier métro.
La nuit commence par la fête, l’insouciance, les copains, la drague et se
termine dans le désenchantement, le glauque, la gueule de bois. Et à chaque
soir, le bal recommence… À tous ceux-là, la nuit les reconnaît pour siens.
La nuit.
La
nuit est à personne, chacun construit sa nuit à son image, en fait son
décor, son royaume et puis, il y a tous ceux qui n’osent sortir
d’eux-mêmes, qui se plongent dans le sommeil pour ne pas rencontrer ce
qu’ils redoutent, l’obscurité, la nuit, les vieilles peurs de l’enfance, le
silence de la maison, les petits bruits, les petits craquements, tout ce
qui retarde le moment de s’endormir et qui vous réveille en sursaut, le
corps moite.
La nuit.
Cette nuit, la pluie et
la nuit se sont mariées, - couple infernal.
Je
haïs la pluie, la nuit. Un léger brouillard est venu sceller cette union
maudite.
Le jour aura du mal à retrouver ses marques…
La nuit.
La nuit n’a
que faire du temps qui passe, le jour
n’est pas son ami.
Choix
Dana Shismanian
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