choix François Minod
En vain le poème
Aujourd’hui je m’accuse
d’admettre un bonheur
qui voulut abolir
songes creux et chimères.
Prince de la solitude,
antécédent du silence,
il fallait le rester
et ne jamais choisir
le poème témoin
d’un fatal équilibre.
Trop de mots bien placés
nuisent à l’incertitude,
au soleil monotone
des ruines qui m’aspirent.
Mots espérés pourtant,
attendus, réponse à tout,
mots que l’instant questionne
sans risquer l’existence.
Il faudrait que tout manque
lorsqu’on vient de tout dire,
revenir en arrière
dans la volupté noire
d’un alphabet meurtri
qui ne s’ordonne pas.
Aujourd’hui, au déclin
de ma vie trop visible,
j’étrangle mon poème :
je veux voir à l’intérieur,
les passagers confus
qui me frôlent, se taisent.
Ricard Rognet, Poèmes pour Norma Bousquet,
Le cherche midi éditeur, 1995
Richard
Rognet est un poète français, auteur de nombreux ouvrages, parmi
lesquels : Le transi, Je suis cet homme, Lutteur sans
triomphe, Le promeneur et ses ombres, Élégies pour le temps de vivre.
Il a reçu, entre autres, le prix Max Jacob, Apollinaire, Louise Labbé et le
Grand prix de la poésie de la Société des gens de Lettes.
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choix Dominique Zinenberg
Passant comme la pluie
I
Va, tu
peux bien marcher des mille et des mille,
affranchir
les mers, saisir au bond
les raccourcis
de la lumière que tissent
l’enfance
dans le noir, les chiens
perdus,
l’amoureuse au creux des larmes ;
tu peux
bien lester ton corps
avec le
chant du merle, débaucher un nuage
plus vif,
l’attacher à ton front,
tu
resteras toujours, quoi que tu fasses
ou dises,
celui qui ne sait pas
partir, et
qui s’en va quand même
barboter
un peu du côté des collines
dans le
bleu qui s’exalte, s’exalter
avec lui
parce qu’une feuille, un brin
d’herbe
folle arrachée à la glèbe
grimpe dans
le soleil et relève un instant
toute
chair, toute chute
de l’oubli
et du maigre gésir.
II
Mais que
cherchais-tu donc qui ne fût pas
le vent
debout, ni le ressac d’enfance
dans les
soirs gris, ni le redoublement
du vertige
d’aimer
une autre
terre que celle-ci, un autre
ciel, un
autre temps ? Que cherchais-tu
sur la
route que tu n’aies pas trouvé déjà
dans
l’herbe familière
et déjà
reperdu, bague de rosée ou signe
qu’un
homme allant à son pas t’a laissé
sur la
vitre avant de disparaître,
ouvrant
entre les arbres
un puits
où la lumière se nourrit de tes yeux.
III
Peut-être
fallait-il simplement partir
comme ceux
qui disent adieu et s’enfoncent
plus avant
que la nuit dans leur ombre,
être un de
ces amants de bois
devant les
larmes de l’aimée,
qui
remballent en vrac le cœur dans sa chemise
avec les
îles enchantées - à la dérive,
et les
couteaux de miel, et les promesses,
être et
partir, l’âme étrangère,
et non pas
comme ici rapiécer sans fin
des voiles
anciennes - images d’un bonheur
qui a
tourné comme les chemins,
à cause
d’une pierre, d’un arbre, d’un pan
de légende
qui traversait ton champ
et
l’empêchait d’aller à ta rencontre.
IV
Qui je
suis, je l’ignore. Celui
qui marche
dans mes jambes
a le poids
d’une feuille interrogeant
la brise,
et s’il joue
dans les
bras d’une femme
à brûler
les vieilles peurs,
c’est une
lampe qui ne voit rien
dans le
tunnel creusé
entre les
flancs de l’insomnie,
rien qui
le console d’attendre
le réveil
de ce corps
traversé
par l’inconnu qui dit je
avec la
bouche d’un autre.
V
Passent comme la pluie et passant
comme tout ce qui passe ici …
-
mais
qui parle, qui
parle donc ainsi, à toute heure,
entre les
bras du noyer, contre les portes
et sur la
page où tu t’entêtes
à ravauder
ta vie avec des ailleurs, des
toujours,
des encore tandis que la nuit vient
et toutes
les fatigues. Le café a froidi,
tu n’as
pas vu sombrer les neiges,
l’enfant
grandir, le chien s’en aller
et c’est à
peine si tu peux lire encore
les signes
que ta main a tracés
et qu’une
autre, invisible dans l’ombre,
détourne
et fait doucement bruire
comme en
passant sur les vitres
la pluie
qui va tournant la page
du ciel et
de la terre.
Dans Le pêcheur d’eau, Guy Goffette, poésie
Gallimard (1995)
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choix Mireille Diaz-Florian
Vous faire partager ce
début du roman de Pierre Bergounioux, sans doute un des plus grands
écrivains contemporains, est d’abord, pour moi, ce plaisir de copier le texte,
de sentir sous mes doigts la plasticité de cette langue, sa beauté. Surtout
la description hypnotique de cette fuite nocturne dans les bois, avec les
terreurs sublimes de l’enfance.
C’est enfin vous
inciter à lire : La Bête
faramineuse.
Mireille
Diaz-Florian
Nous savions bien qu’elle ne
dirait pas non, qu’elle ne pourrait pas nous empêcher de replonger dans
l’eau bleutée du soir, à la porte ouverte, où elle avait laissé la grande
valise noire et le carton à chapeau pour saluer grand-père, l’ombre
indécise dans la pénombre du vestibule.
À cet instant encore, mais nous ne savions pas. C’est
moi qui ai demandé, vite, sans réfléchir et c’est à peine si j’ai écouté
maman, si je l’ai regardée quand elle m’a dit que la nuit tombait, que nous
devrions plutôt. J’avais déjà cessé de la voir, son visage chaviré de
tristesse, de joie triste, de sentiments qu’on n’a pas, d’abord, que le
sort nous épargne, trop compliqués, trop cruels, et dont je devinais, avec
l’instinct divin du premier âge, qu’on devait profiter. Ils nous rendaient
un court instant diaphanes et sans poids, à nous-mêmes en quelque sorte, à
ce qu’on est- ou n’est pas - à onze ans et j’esquissais déjà le premier pas
vers le crépuscule.
Nous avons esquivé les obstacles semés sur toute la
profondeur de vestibule, les deux petites valises, Paul qui dormait debout,
les yeux ouverts, tante Nine qui nous avait ramenés de la gare avec la
Traction de grand-père, la jarre aux parapluies, le carton rond, la grande
valise noire et nous avons fait irruption dans la paix souveraine du soir.
Nos cris qui remplissaient le vestibule jusqu’au plafond se sont perdus
sous la haute coupole taillée dans la nue, deux fils minces, dérisoires,
que nous avons traînés à notre suite tout au long de l’allée de gravier,
puis délaissés tant ils étaient devenus peu de chose soudain. Michel
m’avait rattrapé et nous courions à la même hauteur, beaucoup plus vite que
nous n’avions jamais couru, comme si l’air plus frais, la lumière
recueillie nous avaient lavés de notre poids diurne, de la fatigue du
voyage. Le clapotis du gravier a cessé. Nous avions quitté le jardin. Nous
avons senti l ‘énorme compacité du globe, sous la route.
Là ! Le fil bref, arachnéen a flotté sous la
coupole. J’ai vu le doigt de Michel au bout de son bras et un peu plus
loin, un peu trop haut pour nous, le bâtonnet vrombissant, le cerf volant,
debout, les pinces ouvertes, dérivant sous le jet dru, luisant, des
branches de chêne. Mais nous l’avions déjà dépassé, emportés, soulevés par
la terre sourde, complice. Nous avons escaladé le talus et nous nous sommes
enfoncés du même souffle long, égal, dans la vapeur rousse de la pessière.
La tache claire, mobile, de Michel disparaissait tous
les quatre pas et renaissait aussitôt du fût rectiligne et nu qui l’avait
escamotée, entre la natte brune et le dais noir des branches, un peu
au-dessus de nos têtes. Nous glissions, insaisissables, irrésistibles, dans
l’étranglement obscur vers le précieux liséré couleur d’aigue-marine où
commençait le bout du monde.
Nous avions franchi sans y penser la lisière où l’année d’avant et l’autre
encore, depuis le commencement, l’univers finissait avec la disparition du
soleil. Ou si nous y avons pensé, nous appartenions sans préavis à cet âge où
l’on accède, aussi, aux bois du soir, de sorte que c’est du même élan que
nous gravissions en longues foulées faciles la rampe douce, feutrée, sous
la colonnade, remettant à plus tard d’évoquer les limites reculées de la
création, les terres inconnues qui avaient surgi depuis que la Noël nous
avait réunis puis séparés, Michel et moi. J’étais sans doute, moi aussi-
j’y ai songé soudain-, une pâleur que les fûts de bronze interceptaient
tous les quatre pas. Mes jambes maigres m’entrainaient vers l’autre bord,
l’orée limpide où le monde recommençait, mais différemment, et j’ai poussé
sur elles sans que Michel, la blancheur mobile qui me précédait, se
rapproche, comme si au même instant, au milieu de la frange muette, la même
certitude lui était venue, la même urgence aiguë. Nous avons
franchi du même bond l’arbre abattu. La tache rapide, devant, a
passé au vert. j’ai surpris, une seconde, les détails de l’écorce de
l’épicéa qui allait l’escamoter puis elle a resurgi, claire, décolorée,
entre les troncs lisses et nous avons poursuivi notre course ascendante.
Ils avaient sûrement allumé les lampes, en bas. Maman devait coucher
Paul, avec ce regard inhabituel que j’avais surpris, dont nous avions
profité. Lorsque je croyais la revoir, dans la durée séparée, plus lente,
où baignaient la maison et le jardin, je glissais moins bien. Il y avait
autre chose, encore. Nous n’étions plus seuls, maintenant, sous le dais
bas. Je cherchais du coin de l’œil, d’autres taches, mais sombres,
celles-ci, presque immobiles entre les arbres, là où l’instant d’avant il
n’y avait rien que l’air bistre, le vide. Michel s’éloignait- la
chemisette, les semelles des sandales qui voletaient au ras du feutrage
élastique. J’ai appuyé plus fort sur mes jambes parce qu’à cette distance,
déjà, c’était comme si j’avais été seul, que les barrières que nous avions
bousculées sans même y penser, à deux, se fussent redressées sur notre
passage. J’ai failli appeler. Si je ne l’ai pas fait, c’est que j’avais
onze ans.
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choix Dana Shishmanian
Déplacement 1
De longs corridors d’arbres
paupières ensemencées de vitesse
une buée de lumière
qui par instants envoie le gris
d’un lieu inconnu
creusé dans la falaise d’une
frondaison
le ciel peu à peu s’éclaircit
apparaissent différents plans de
nuages
une ondulation de prairies désertes
quelque part un chemin miroite
Déplacement
2
Le train fend la nuit
la sourde vibration
naît au fond du corps
roule entre les os
entre dans le caillou de la parole
ramassé au fond de la gorge
fait éclater les cris anciens
murmurer les peurs profondes
s’émerveiller le vent silencieux
qui a traversé les tempes
de la sonorité d’une pierre
ou d’un arbre
nous nous enfonçons en nous-mêmes
nous voyageons âme rivée au corps
vers un inaccessible ici
Déplacement
5
Un train glisse quelque part
sur la mer de la nuit
lui son regard flotte
dans le vide parmi les masques
les grandes façades aveugles
de la ville de son enfance
où le train a marqué l’arrêt
défilent encore devant ses yeux
il voit les rares fenêtres éclairées
les lampes dans des salles sombres
où l’on distingue aucune vie
la pierre du parapet pendant l’arrêt
baignée d’une lumière bleue
ces venues longeant la voie
dont il n’a rien reconnu
l’image de la ville traversée
met longtemps à se dissiper
le train vibre dans son corps
il ferme les yeux pour se souvenir
Extraits du
recueil La présence simple des choses,
L’Harmattan,
juin 2017
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choix Éliette Vialle
Le Train
J’aime regarder les rails de la ligne opposée lorsque le
train m’emporte vers de nouvelles destinations. Ils sont les témoins muets
de multiples histoires chargées d’émotions. Ils résistent à la végétation
alentour comme ils survivent aux hommes et femmes qu’ils ont conduits vers
leur destinée.
Combien de gels, de tempêtes, d’orages et de canicules
ont-ils écumé ?
Et combien d’histoires d’amour, financières ou
politiques et policières sur eux se sont déroulées ? Parfois ils
côtoient et croisent les routes qui ne sont pas avares en récits pour qui
sait les écouter. Selon la vitesse, ces tronçons de métal luisant poli par
l’assise des roues semblent former deux lignes continues toujours
parallèles, celles de la vie, inépuisable source d’aventure. Il est ô combien
aisé pour peu que l’on soit inspiré, d’imaginer une demoiselle en peine de
cœur rencontrant par hasard un homme propice à l’amour dans un train à
destination d’un pays lointain.
Un nouveau couple qui, bon gré ou mal gré, se formera. Parfois,
un tunnel ou un pont vient briser la routine du chant grave des roues qui
enchaînent interminablement les rails. C’est l’été, de la fenêtre du wagon
j’aperçois des champs à perte de vue, des tracteurs qui sillonnent et
récoltent, des demeures gigantesques de naguère, nids fertiles, elles aussi
de mon imaginaire, des taillis et des châteaux d’eau sous un ciel bleu
peignent ce paysage insaisissable car sans cesse il se transforme.
Le train ralentit, puis s’arrête en douceur. Je descends
sur le quai, c’est hélas déjà la fin de ma rêverie.
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Herménégilde
CHIASSON,
poète acadien
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choix Gertrude Millaire
Outremer
Je resterai avec vous
jusqu’à l’heure émouvante
où votre cœur sera devenu un continent glacé
dans le grand moment perdu de la route.
Lorsque tout se blase et se déforme
dans le regard kodachrome des touristes.
Sur la terre où nous n’avons fait qu’aimer.
J’aurais aimé avoir tes yeux, mon père,
pour regarder la mer, pour sonder l’horizon
jusqu’en ses ineffables et tortueux refuges.
Mais tu ne m’as laissé que des routes
qui s’entremêlent dans les synapses
revêches et cravachées de ma mémoire.
La sonde abîmée d’un voyageur inquiet.
J’aurais aimé avoir tes yeux, ma mère, pour me méfier,
pour regarder dans le ciel mystérieux
où se profilent les conclusions et les indices.
J’aurais voulu avoir ta force
pour cracher sur les évêques,
sur leur manteau de dorure
et sur tous ceux qui nous ont pris au collet
dans nos sentiers chétifs et maladroits.
J’aurais voulu que ma vie soit porteuse
de l’absolue nécessité des choses et des êtres.
De leur urgence et de leur fragilité
dans le ventre de la menace.
Et la mer est restée entre nous
comme un blanc de mémoire interminable,
une statue de sel le long de l’autoroute
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Coup
de cœur
choix Éliette
Vialle
choix
François Minod
choix
Dominique Zinenberg
choix
Mireille Diaz-Florian
choix
Dana Shishmanian
choix
Gertrude Millaire
Francopolis octobre 2017
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