choix Dominique Zinenberg
L’Oracle de pierres
La
terre n’en finit pas de naître
de ravins
pareils aux blessures du soleil.
La
fournaise qui tremble au ras du sol
lève une buée
de poussière,
une houle
sèche où marcher sur les os.
Je
vais à contre-soif,
lèvres
aiguisées
sous un
vent de silex,
dans
l’écho violent des mots
que je ne
livre pas.
Toit
du monde,
terre de
feu,
exils
aimantés aux cœurs des vivants !
Par la
vertu du seul silence
je vogue
sur vos versants vides.
Course
aveuglée d’images
dans les
sangles des cieux,
blanches
cavales noyées
au sang
des vagabonds,
les
nuages portent l’ombre
d’un
message exalté.
Roches
rouges comme des haches,
ô
bourreaux ensevelis !
Sitôt
les dieux dilapidés,
l’absence
nous ravine.
Source
de silice,
torrents
de bauxite ou de quartz,
la pierre
qui se fait miroir
imprime
ses reflets de pierre.
Nous
ne cherchons que notre errance,
le goût
du brasier sur la glaise,
le rythme
calciné des légendes
et le
secret de ce gouffre
où nous
ne crions plus.
Orgue
muet, la paroi
dresse
les splendeurs sursitaires
d’une âme
cabrée sous le gel.
Franchissant
les cols
les
hommes signent le visible
avec des
reliques,
au nom de
l’invisible.
Si
haut, l’euphorie du corps
disperse
la peur
et le peu
d’attaches
aux
croyances passées.
La
faim du néant
devient
regard de famine.
ici le
manque est une aubaine
qui
vérifie l’oracle :
Nous avons trop de tout
et
pas assez de rien !
Emportez-moi,
lumière,
jusqu’à
l’oubli du songe
d’être
né…
Extrait de L’Arbre-Seul, Poésie/Gallimard, 1990
|
|
choix Éliette Vialle
À Victor Jara
Nu pieds
le vieux paysan, dos courbé, travaillait
Déjà la terre était grise
Comme un sang séché
Nus pieds
Comme le sont les travailleurs sans
terre
Un enfant regardait
Chante, chante paysan
Le sel de tes yeux n’abreuvera pas le
champ
Chante, chante
L’été encore voûtera ton dos
Chante, chante paysan
La terre grise déjà t’attend
Dansait, dansait
L’enfant qui ne savait pourquoi
Le soleil brûlait
L’enfant qui ne savait pourquoi
Le maïs mourait
Dansait, dansait
Le fils qui demandait :
Père, qui veux-tu
que je sois ?
Quand mon temps viendra
Que faudra-t-il que je fasse ?
La parole rude, la parole rude
Le vieil homme avait déclaré :
Va plus loin mon fils
Quelle que soit ta taille
Tu porteras la vie sur tes épaules
Quelle que soit ta taille
Ta dimension d’homme tu chercheras
La parole rude, la parole rude
Le dos courbé, le dos courbé
Le vieil homme avait déclaré :
Va plus loin mon fils
Ici tout le sel de mes yeux
N’abreuvera pas le champ
Ici la terre est grise comme un sang
séché
Victor était parti une guitare à la
main
Avec des mots
Qui résonnaient dans le matin
Victor était parti avec ses camarades
Et la chanson des jours meilleurs
Chante, chante camarade
Les doigts coupés, il a chanté
Le sel de ses yeux n’a pas abreuvé le
stade
Au Chili, la terre était grise
Comme un sang séché
Chante, chante camarade
Tu portais ta vie sur les épaules
Quelle que soit ta taille
Tu avais trouvé ta dimension
Chante, chante camarade,
Ta dimension tu as trouvée.
Extrait de Et leurs enfants pareils aux miens,
éditions Chemins
de plume, 2015
|
Jean-Michel MAULPOIX
Franck VENAILLE
|
choix François Minod
Jean-Michel
Maulpoix, Une
histoire de bleu
Le bleu ne fait pas de bruit.
C’est une couleur timide, sans
arrière-pensée, présage ni projet, qui ne se jette pas brusquement sur le
regard comme le jaune ou le rouge, mais qui attire à soi, l’apprivoise peu
à peu, le laisse venir sans le presser, de sorte qu’en elle il s’enfonce et
se noie sans se rendre compte de rien.
Le bleu est une couleur propice à la
disparition.
Une couleur où
mourir, une couleur qui délivre, la couleur même de l’âme après qu’elle
s’est déshabillée du corps, après qu’a giclé tout le sang et que se sont vidés
les viscères, les poches de toutes sortes, déménageant une fois pour toutes
le mobilier de nos pensées.
Indéfiniment, le bleu s’évade.
Ce n’est pas, à vrai dire, une
couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air.
Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi
changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux.
L’air que nous respirons, l’apparence
de vide sur laquelle remuent nos figures, l’espace que nous traversons
n’est rien d’autre que ce bleu terrestre, invisible tant il est proche et
fait corps avec nous, habillant nos gestes et nos voix. Présent jusque dans
la chambre, tous volets tirés et toutes lampes éteintes, insensible
vêtement de notre vie.
Extrait
de : Une histoire de bleu, Mercure de France, 1992
***
Franck Venaille, Pourquoi
tu pleures…
Celui qui n’a jamais
voulu se châtrer n’est qu’un chien
Moi je dis le mot désespoir
J’écris le mot désespoir avec le pâle sourire de celui qui sait
Qui est déjà mort Qui vit
à côté de lui-même attentif à la vie quotidienne l’âme enterrée déjà Je ne termine plus mes phrases Bientôt plus aucun son ne sortira de ma
bouche J’attendrai comme celui assis
sur sa valise dans une gare Sans billet Sans raison de partir Sans envie et
bientôt curieusement sans douleur comme sous la torture Je n’ai rien
dit N’ai rien avoué moi qui pourtant
sait tout Maintenant n’écoute que mon sang familier Observe des heures la
pulsation régulière à mon poignet Poi-gnet Poi-gnet Poi-gnet Serait
cela la mort Ce détachement de
soi Cette absence en soi-même Ce calme plat de la non espérance Du non désir aussi avec mon sexe ridicule
porté comme une blessure à peine
secrète Est-il l’heure Est-il déjà l’heure Les murs m’observent M’entourent Se referment sur moi qui n’aurai bientôt
plus de peau Plus de larmes Moi qui ai tant pleuré sur moi Hier encore lorsque je vivais Mais est-ce bien cela vivre cette
perpétuelle déchirure il devait bien y avoir autre chose
Que je n’ai pas su voir –
Extrait
de : Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu
pleures ? Parce que le ciel est bleu… parce que le ciel est
bleu ! PJO 1972, Atelier La Feugraie,
1984
Parmi les
nombreux hommages rendus tout récemment à ce grand poète (né le 26/11/1936,
décédé le 23/08/2018), nous recommandons : le film de Martin
Verdet, l’article de l’anthropologue Michel
Naepels dans Le Monde, et pour faire mieux
connaissance, un dossier complet sur Babelio (biographie, bibliographie, critiques,
citations).
|
choix Michel
Ostertag
I
Son
sourire un peu triste
Comme absent à lui-même
Ses cheveux dans les yeux
Et ses mains dans les miennes.
Je
me souviens de tout
Des voiliers sur la plage
Où nous embarquions
Sur des roues de fortune
Des
châteaux dans les flots
Qui surplombaient les vagues
Et nous disaient de croire
Aux légendes enfouies
De
tous les tremblements
Légers imperceptibles
De son corps qui vibrait
Et disait l’univers
II
Elle
revint près de moi
Un soir de pleine lune
Elle défit ses cheveux
Et me parla tout bas
J’eus
du mal à comprendre
Les mots qu’elle prononçait
Tant sa beauté étrange
Me faisait frissonner
Son
teint pâle et ses yeux
Que la mer habitait
Me semblaient familiers
Sans que je sus pourquoi
Ils
laissaient ressurgir
Des souvenirs enfouis
Que je m’étais promis
De ne point déterrer
Car
ils étaient trop lourds
Et m’auraient entraîné
Avec eux dans leur perte
Sans espoir de retour
De
ses mains elle jouait
Avec tous les boutons
De sa robe légère
Qui flottait dans le vent
Je
voulus l’arrêter
Je la suppliai même
Je la pris par la main
Mais elle continua
Te
souviens-tu dit-elle
De cette robe marine
Que je portais jadis
Là-bas sur les rochers ?
Un
indicible trouble
S’empara de mon âme
Et tout mon corps trembla
À ce qu’elle révélait
Le
temps n’était plus rien
Tout semblait suspendu
Le destin reprenait
La maîtrise des cœurs
Sa
mort et puis la mienne
Après qu’elle fut partie
S’expliquaient ou du moins
Promettaient de le faire
Tout
se réalisait
Bien des années après
Il était inutile
De chercher à lutter
Alors
je décidai
De la laisser poursuivre
Son récit qu’elle reprit
Après un long silence
J’ai
plongé dans la mer
Dit-elle alors enfin
Pour te fuir pour nous fuir
Et puis pour nous sauver
Car
nous ne connaissions
Que l’écume des choses
Et nous nous contentions
D’un bonheur bien trop sage
J’ai
voulu te manquer
Que tu me manques aussi
Pour que le sel du monde
Pique à nouveau nos yeux
J’ai
voulu te faire croire
Que nous étions perdus
L’un l’autre à tout jamais
Pour mieux nous retrouver
J’ai
voulu que nos corps
Fussent
ainsi séparés
Pour laisser le mystère
Les découvrir encore
J’ai
voulu que tu pleures
Et
que je pleure aussi
Pour ne verser encore
Que des larmes de joie
J’ai
voulu que nos vies
S’érigent
à la hauteur
De nos rêves effacés
Par un soleil trop fort
J’ai
voulu qu’en mourant
L’un
à l’autre nous puissions
Faire mentir l’héritage
D’Orphée et d’Eurydice.
Ne
plus appartenir
Qu’à
l’amour qui nous lie
Devenir éternels
Et ne plus nous quitter
III
J’espérais
sa venue
Sans y croire vraiment
Et j’aurais bien voulu
Qu’elle apparût déjà
Mais
je dus me résoudre
A regarder la lune
Rouge encore isolée
Des rires et des cœurs.
Je
respirais l’air chaud
Celui d’avant l’orage
Et me laissais aller
A une douce torpeur
Et
puis je décidai
De lui écrire un mot
Que je déchirerai
Pour en écrire un autre
IV
Sans
que j’y prenne garde
Je me laisse porter
Par le flot incessant
Des souvenirs lointains
Ils
remontent en moi
En des ondes légères
Et portent ton visage
Solaire auprès du mien
C’est
alors qu’il me semble
Qu’à nouveau je pourrais
Retrouver le parfum
Oublié de tes lèvres
Te
prendre par la taille
Et courir sur la grève
Inutile à présent
Dans son désert sans toi
D’après
sa page FB
|
choix Dana
Shishmanian
Rêve absolu d’automne
C’est déjà septembre
Quelqu’un avance sur le chemin
Unique pas, âme étrange
Un souffle bat entre oreille et cœur
Un pas souffle sous les dalles
Aiguise les pierres
L’eau rêve à ses bords
D’une main qui se tend
Et étend sa caresse jusqu’à toi
De nuit en nuit
Se rendent les rêves
Et dansent entre les fils de soi
L’air amoureux d’un chant
Profondes sèves
Tandis que sillons entre les seins
Lèvres fébriles
Qu’attise l’absence
D’une nuit à l’autre
L’eau vive bouillonnant
Au bas des reins, saillis
Au désir du jardin
Entre les jambes du monde
Tant de baisers ivres de ronces
Les pierres brillent sur le chemin
Encore l’odeur de foin
Comme celle du bonheur
Fraichement coupé.
Au jardin soupirent encore les roses
Poudre de lendemains
Je te parle du parfum secret des nuits
Toutes les aubes et les aimances
Où j’ai tremblé pour apparaitre
C’est déjà septembre
Le temps des remues
Tu sais, descendent des alpages
Tant de rêves
D’arbres et d’oiseaux
penchés sur l’eau tremblée
©Nicole Barrière
Extrait de FB, 07/09/2018
|
choix Gertrude
Millaire
Incertitude
incertitude du cœur
entre deux mondes
certitude de l’âme
passage nouveau
j’avance
horizon naissant
sans bride
origines sauvages
je maintiens mes racines
sauvagesse dans l’âme
quête incontournable
j’avance dans ce monde
ancrée aux ancêtres
immobile dans le passé
j’avance vers l’inconnu
sans taire
l’Indienne
de ces territoires.
*
Détournée de mes
origines
j’ai perdu mon cœur d’enfant
je ne sais pas qui je suis
suis-je Innue
suis-je une autre
je suis déracinée.
Manon Nolin, comédienne et poète innue de la communauté d’Ekuanitshit. Elle a participé au livre-disque Les bruits du monde (Mémoire
d’encrier 2012).
Poème tiré de Ma peau
aime le Nord (premier recueil)
|
Coup
de cœur
André Velter, choix Dominique Zinenberg
Jean-Michel Sananes, choix Éliette Vialle
Jean-Michel Maulpoix et Franck Venaille, choix François Minod
Laurent Vivat, choix Michel Ostertag
Nicole Barrière,
choix Dana Shishmanian
Manon Nolin,
choix Gertrude Millaire
Francopolis
septembre-octobre 2018
|