choix Dominique Zinenberg
Trois dizains
Plus
tost seront Rhosne et Saone desjoinctz,
Que
d’avec toy mon cœur se desassemble :
Plus
tost seront l’un, et l’aultre
Mont joinctz,
Qu’avecques nous aulcun discord
s’assemble :
Plus
tost verrons et toy, et
moy ensemble
Le
Rhosne aller contremont lentement,
Saone monter tresviolentement,
Que
ce mien feu, tant soit peu, diminue,
Ny
que ma foy descroisse aulcunement.
Car
ferme amour sans eulx est plus, que nue.
*
O
ans, ô moys, sepmaines,
jours et heures,
O
intervalle, ô minute, ô moment,
Qui
consumez les durtez, voire seures,
Sans
que l’on puisse apercevoir comment,
Ne
sentez vous, que ce mien doulx
tourment
Vous
use en moy, et vo forces deçoit ?
Si
donc le Cœur au plaisir, qu’il reçoit,
Se
vient luy mesme a
martyr livrer :
Croire
fauldra, que la Mort doulce
soit,
Qui
l’Ame peult d’angoisse delivrer.
*
En
toy je vis, ou que tu sois absente :
En
moy je meurs, ou que soye
present.
Tant
loing sois tu, tousjours
tu es presente :
Pour
pres que soye, encores suis-je absent.
Et
si nature oultragée se sent
De
me voir vivre en toy trop plus, qu’en moy :
Le
hault pouvoir, qui ouvrant sans esmoy,
Infuse
l’ame en ce mien corps passible,
Le
prévoyant sans son essence en soy,
En
toy l’estend, comme en
son plus possible.
Extrait de Délie. Objet de plus Haute Vertu,
Poésie Gallimard, édition préfacée par François Charpentier, 1984.
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choix Éliette Viale
Elle est restée là au
milieu du poème
comme au centre d’une île
à manger la lumière
comme on mange à pleine
bouche
les fruits mûrs de l'été
et ceux au soir des râles.
À manger la lumière
et sa pulpe,
sentir le jus dans la gorge
comme un sirop de vie
et mordre dans ses éclats
jusqu'au noyau
jusqu'à l'amertume
sans regret.
Elle s’est tenue assise
dans l’été pourrissant
comme les figues du jardin
à dévorer la lumière des
mots
et puis les mots d'absinthe
du poète,
jusqu'au frémissement de
l’aube
jusqu’à la nausée
à voir mourir le jour et la
dernière églantine.
Tu sais toi, tout ce que
l’on peut trouver
dans la chair des mots et
celle de la mer.
L’éternité dans une
étreinte.
Extrait
de Les mots dans les mots. Dialogue
entre elle et lui.
Recueil
écrit en binôme avec Jean Diharsce,
illustration
de Marina Ho (éditions Jacques Flament, octobre
2019)
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Fernando Pessoa
(poèmes français)
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choix François Minod
Pourquoi ce fiacre qui passe
?
Son fruit semble signifier –
Quoi ? Est-il bien que l'on passe
La vie à en quoi penser ?
Assis au rêve de penser,
Mon cœur regarde l'eau couler...
Je me vois dans l'eau bleue qui coule
Tel que je n'ai jamais été...
Clair et évident et frais
Et quelque chose comme vrai
Et tel dans l'eau bleue qui coule
Qu'en moi je ne serai jamais
Pauvre enfant que la vie a pris
Et fait rêver des paradis
Sans autre que moi-même
Qui jamais n'aime ni ne rit.
Pauvre petite chose en vain
Regardant au long du chemin
Pour voir si Dieu enfin arrive
Tous mes beaux rêves dans
les mains…
Il n'est de nous que Dieu...
Nos rêves sont un jeu
Sur l'échiquier du monde...
Que toute heure est profonde !...
Extraits
de Poèmes Français, Edition La
différence
L’œuvre de Fernando Pessoa (1888-1935) est l’une des plus
importantes du XXème siècle et probablement de tous les temps. Cet immense
poète, qui rêva longtemps de devenir un écrivain reconnu de langue
anglaise, rédigea une partie conséquente de son œuvre poétique en anglais.
Le français fut dans les années 1906-1908, avant la mise en place
de son système des hétéronymes qui prit toute son ampleur à partir de 1914,
sa deuxième langue d’expression littéraire. Durant toute sa vie, il fut un
grand lecteur et les échos de Nerval, de Baudelaire, de Verlaine, de
Rollinat ou de Mallarmé qu’on entend dans certains poèmes ou certaines
ébauches, sont un hommage tacite au rayonnement intellectuel de la
France. (4ème de
couverture)
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choix Mireille Diaz-Florian
Le gris argent
du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.
Le
parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.
La
colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et
parfume les prairies.
Le
rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une
bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.
Les
craquements nocturnes de la peur.
Le
goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux
noires aux deux coins de la bouche.
La
rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.
Les
caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.
La
rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées
aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour
célébrer la formidable absence du maître souverain.
Les
grands jeux dits innocents où les corps de chevauchent dans la poussière
avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à
l’insulte et aux railleries.
Le
bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond
assoupi sur la pierre.
Le
pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.
Le
vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du
repentir.
Les
fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte
sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses
des oiseaux.
La
fausse guerre dans les cavernes et la neige de Lorraine. Le désastre public
sanctionné par l’ignorance, l’avilissement, les aberrations de l’esprit,
les discordes, tous les décrets et spoliations qui préparent aux grands
ouvrages de la mort.
L’attente
du petit jour, l’ivresse d’avoir peur, les risques encourus aux clairières
à franchir d’une foulée haletante.
La
fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa
robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.
Le
cri émerveillé des naissances. La riante turbulence des oisillons qui
s’éveillent et s’abandonnent au vertige encore inouï de la langue.
La
foudre meurtrière.
L’enfant
si belle couchée dans la chaleur blanche.
Le
temps qui les en éloigne cruellement sans desserrer la souffrance.
Les
nuits de mauvais sommeil, la parole perdue, son dépôt amer. Les pages
embrasées par liasses comme on se dépouille d’un habit impur.
Le
coude à coude serré dans l’abandon au rêve d’un renouveau qui abolirait les
distances.
Tout
ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence, et la musique, cette musique
des violons et des voix venues de si haut qu’on oublie qu’elles ne sont pas
éternelles.
Il
y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des
mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.
Extrait d’OSTINATO de
Louis-René Des Forêts,
L’imaginaire Gallimard,
1997
Louis-René
des Forêts (1916-2000) est né à Paris. Mobilisé en 1939, il est de retour chez lui,
dans le Berry, en 1940. Il s'engage dans la
Résistance. Ses débuts littéraires datent de l'Occupation. Entre 1941 et
1943, il écrit Les Mendiants, publiés par Gallimard, et suivis en 1946 du Bavard,
presque ignoré du public. Des Forêts se lie d'amitié avec Raymond Queneau et André Frénaud. Il
publie dans plusieurs revues : L'Arbalète, Les Lettres
nouvelles, La
Nouvelle Revue française. En 1953, il revient à Paris et participe
chez Gallimard à la conception de l'Encyclopédie de
la Pléiade, avec Raymond QueneauRobert Antelme, Georges Bataille et Maurice Blanchot. Il
fonde en 1954 le Comité contre la guerre
d'Algérie, avec Dionys Mascolo, Edgar Morin et Robert Antelme. En 1960, il
publie La Chambre des enfants, prix des Critiques. En septembre de
la même année, il est un des signataires du Manifeste des
121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. De 1966 à 1983, des Forêts est
membre du comité de lecture de Gallimard. En 1967, il
fonde la revue L'Éphémère , avec Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Paul Celan, Jacques Dupin, Michel Leiris et Gaëtan Picon ; il fait
également paraître au Mercure de France Les Mégères de la mer. Chez
le même éditeur paraît en 1997 son dernier ouvrage, Ostinato,
autobiographie fragmentée dont la rédaction a été entreprise dès 1975.
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choix Dana Shishmanian
Dans la lande intérieure
S’élèvent de
grandes fougères de désir.
À l’ombre humide
des murmures,
L’art est en rut
parmi les bêtes du dedans.
Il pleut.
Il pleut des
sauterelles froissées, bruissantes,
Fouissantes.
Et la nudité est
matière libre sous le calame.
Sans filtre,
Sous papier
calque,
La douleur est un
accord barbare,
mais ce qui se
trame dans le ventre des mots
Pullule toujours
de remèdes à la mort.
Ce soir
Quelque part
un corps comme un
piano usé.
La main bande
Son arc sans
viseur
La main sarcle
Racle la craie de
la langue interne
La langue des
internés – nous,
Désaccordés.
Encore
la main pulvérise
Crisse
Enroule fait des
nœuds
Devient le
marteau de la corde
Frôle déverse
rutile
La main écrase
les spores
Carde encore les
fils rebelles
Déprime les
ancrages
Et dans la nuit
démembrée
Le poème est un allume-fou.
Ce fragment représente la
première des 5 parties d’un poème paru dans le dernier numéro de la revue Comme en poésie de Jean-Pierre
Lesieur (n° 79, septembre 2019). Pour
faire connaissance avec cette poète et écrivaine de grand
talent : https://www.livre-provencealpescotedazur.fr/annuaire/cathy-jurado-lecina-5002_043_11912939330.
Lire sur le site de l’éditeur son interview autour de son premier roman, Nous sommes tous innocentes, 2015: http://www.auxforgesdevulcain.fr/actualites/entretien-avec-cathy-jurado-lecina-1/.
Des poèmes d’elle sont parus aussi dans le dernier
numéro de la revue Nouveaux délits
(n° 64, octobre 2019) : http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/.
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choix Gertrude Millaire
Quel paysage
sous nos yeux
texte compose avec ces mots : errances - broussailles -
craquement
A ce quai
A ces silences d’airs rances
Des amers risques perdus
Des vents drapés
Aux errances fleurdelisées
Comme ces flottements oubliés
D’un canard de bois
Aux rivières d’antan
Aux dérives injustes
Les forêts, les fleurs
Les broussailles en pleurent
sauvages
Aux ronces rancunes
Aux joncs jaloux
J’alloue, j’allonge à la plongée
A bien y songer, bien m’y mouiller
Aux craquements des eaux
Aux craquements des brumes
Y ouïr la larme glisser
A cette corne de brume
A ce cri du cœur
D’un Blue SEa
D’une mère en `’ bleues
D’un post-partum à la patrie
A la puissance lancée
A la puissance reçue
D’un coup d`point
D`un coup de vent
A l’anneau soucis
A l’envie rongeur
Un castor y sonne l’alarme
Aux tremblements venus
A la liberté contenue
Des ans volés
A ce bec
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Coup
de cœur
Maurice
Scève, choix Dominique Zinenberg
Patricia
Ryckewaert, choix Éliette Viale
Fernando Pessoa, choix François Minod
Louis-René Des Forêts,
choix Mireille Diaz-Florian
Cathy Jurado, choix Dana Shishmanian
Jean-Luc Lacroix, choix Gertrude Millaire
Francopolis
septembre-octobre 2019
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