ACCUEIL


Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

Septembre-Octobre 2020

 

Emily Dickinson, choix Dominique Zinenberg

Patricia Ryckewaert, choix Éliette Vialle

Patrick Quillier, choix François Minod

Georges Perros, choix Mireille Diaz-Florian

Serge Wellens, choix Dana Shishmanian

Jean-Luc Lacroix, choix Gertrude Millaire

 

 

 

 

 

Emily Dickinson

choix Dominique Zinenberg

 

 

Dire la Beauté serait affadir

Déchoir qu’exprimer la magie

Il est un Océan sans syllabes

Ma volonté en cherche le vocable,

Échoue, mais goûte

Une Extase comme de Legs –

De mines introspectives –

 

                   *

 

L’été commence à avoir cet air

Que lisant un Livre enchanteur

On perçoit sûrement quoique à regret

Une épaisseur de feuilles tournées

 

L’automne commence à s’induire

De la nuageuse chapellerie

Ou du ton plus sombre du châle

Drapant la colline éternelle

L’œil commence son avarice

Une méditation épure le discours

le Teinturier d’un arbre lointain

Reprend sa criarde occupation

 

Tout va vers une conclusion

Presque pérenne,

Puis échappant à la stabilité

Rappelle à l’immortalité –

 

                  *

 

Il est une solitude de l’espace

Une solitude de la mer

Une solitude de la Mort, mais elles

Sont société

Comparées à ce site profond

Cette polaire intimité

D’une âme qui se visite -

 

 

Extraits de Car l’adieu, c’est la nuit.

Poésie Gallimard

 

 

 

Patricia Ryckewaert

choix Éliette Vialle

 

 

Je suis de mots et d'émois

une langue des autres, bruyante

avec des silences qui claquent

comme des voiles sur la mer

à dire inlassablement qui je suis.

Je marche dans l'ivraie vers l'ivresse

le grand vertige et le seigle des jours.

Je vais vibrante au vent des voix

qui m'appellent et me traversent

comme un chemin de crête

ou un chant de gorge.

Je suis un baiser sur les lèvres

du monde endormi,

et j'aime de tout mon soûl.


***

 

Je suis né dans une fleur 

sans mémoire

la sauvage églantine

ou peut-être la ronce

 

je ne me souviens que des épines

et du buisson qui bruisse

avec des oiseaux dedans.

 

De ma fenêtre, je voyais les collines 

et le ciel à me parler d'amour.

 

Je suis un enfant bleu

oublié dans son lit

avec la peur au ventre

et le vide autour.

 

Je suis un enfant mort

oublié dans un cri

qu'on a trop secoué

et qu'on n'a pas voulu.

 

 

Extraits du recueil De la maltraitance ordinaire des enfants

 

Sur cette auteure voir l’excellente chronique à son recueil Là d’où elle vient, Bleu d’encre, 2019, par Patrick Devaux, dans La cause littéraire (21 août 2019).



 

 

Patrick Quillier

choix François Minod

 


ADAPA PRESCRIT UN TRAITEMENT 

 

Il est dit qu’un certain jour Adapa,

au quai des quais, le quai pur, le quai

que l’on nomme Quai-du-Disque-Lunaire

en raison de sa beauté pendant la

nuit (reflets d’une haute précision

sur les eaux, sur la pierre, sur le bois

vernis, un très rutilant incendie

propice au plus profond recueillement),

Adapa embarqua sur un bateau

pour aller pêcher l’extraordinaire.

Mais sa barque perdit son gouvernail

et partit à la dérive, loin des

côtes, jusqu’au milieu exact de la

mer vaste. Il a perdu rames, godilles,

Adapa, et sa perche est inutile

tant la mer est profonde à cet endroit.

 

Lors, soudain, Šutu, l’oiseau Vent-du-Sud,

vient faire vaciller l’embarcation

et précipite Adapa dans les eaux.

Ce dernier, en colère, commençant

à nager vers l’infime liséré

qui signale à sa vue la terre ferme,

à plusieurs reprises s’exclame : « Oh non !

pourquoi, créature insensée, as-tu

fais ça ? T’amuses-tu de mon malheur ?

Puisse se briser ton aile funeste ! »

À la neuvième imprécation, nageant

désormais avec application,

il voit tout près une explosion d’écume :

l’aile brisée de l’oiseau a coulé.

 

9 jours et 9 nuits plus tard, il aborde

le rivage et rejoint le quai pur,

le quai nommé Quai-du-Disque-Lunaire

(ô ces reflets qui nous font vaciller

sous les assauts profonds de la beauté !).

Autour de lui, tout le monde s’affole :

« Pourquoi le vent du sud ne vient-il plus

souffler sur le pays ? » Et Adapa

de confesser l’efficience de sa

parole et de battre, confus, sa coulpe :

 

« Je ne me savais pas ce haut pouvoir. »

 

Et le voilà qui va mourir de honte

sur le champ. Inerte, transi, on le

ramène chez lui en le confiant

au grand médecin des âmes, Kagla,

Kagla cet idéal d’habileté.

Kagla veille le corps souffrant pendant

9 jours entiers et 9 nuits pleines, tout

en procédant régulièrement

à la toilette et à l’habillement

d’Adapa le prostré en léthargie,

sur qui il vaporise des parfums

différents toutes les 3 heures, puis,

lorsqu’Adapa jaillit de son sommeil

sans fond, il lui dit de parler sans crainte

des événements qu’il a vus en songe.

 

« J’ai été admis dans les territoires

hors espace et hors temps de l’au-delà.

On m’y a offert de l’eau et du pain,

une eau pétillante et un pain levé

que j’ai déclinés, non sans politesse.

On m’a proposé un vêtement fin,

un habit de soie pour de grandes fêtes

qu’avec tous les égards j’ai refusé.

On m’a présenté un très beau flacon

dans lequel brillait un flux odorant.

Alors, j’ai dénoué ma chevelure

et l’ai lustrée de ce fluide doré

qui enivra soudain mon corps entier.

Il me semblait que mes cheveux étaient,

eux que les poux hélas n’épargnent guère,

des fleurs que butinait un fol essaim.

Aussitôt je voyais le miel moiré

qu’avait élaboré ces ouvrières,

et dans ce miel se reflétaient les cieux

depuis les fonds abyssaux de leur base

jusqu’au sommet infini de leurs cimes.

Je sais désormais comment redonner

son aile à Šutu, l’oiseau Vent-du-Sud.

Et j’ai reçu un nom nouveau, secret,

qui signifie Graine-d’Humanité.

Je n’ai pas acquis la vie éternelle,

mais j’ai été admis à la sagesse

qui prend soin de toutes et tous sans cesse. »

 

« Bienvenue, Adapa, répond Kagla,

dans la confrérie qu’une flamme anime

depuis Elam, depuis Akkad, depuis

Sumer. La flamme et le safran, voilà

les espèces sous lesquelles ta rime

aura désormais à trouver ses puits.

La braise de l’esprit et le pistil

de la parole forgeront le fil

et l’exhaleront, le fil de ta vie

au service inconditionnel d’autrui

lorsqu’autrui souffre dans le dénuement,

la faim, la gangrène, l’éternuement,

la lèpre, la mélancolie, la goutte,

et tout ce que tu mettras en déroute. »

 

Et depuis Adapa sait apaiser

toute maladie dont le souffle frappe

avec méchanceté les gens avant

de s’installer, sans gêne, dans leur corps.

 

Tenez, écoutez-le, car il prescrit

un traitement pour faire fuir bien loin

le mauvais esprit de la maladie

qui épuise de fièvre et d’insomnie,

désespéré, exsangue, un frère humain.

(Cette maladie se nomme simmu

dans la langue d’oiseau qu’il a connue

pendant son expérience initiatique.)

 

« Bois de cette eau qui peut se faire vin.

Mange ce pain dépourvu de levain.

Mets sur tes plaies ce pansement de lin.

Respire le parfum des fleurs du thym.

Sirote par 9 fois, tous les matins,

l’or de ce miel limpide, adamantin.

Tu entendras en toi sonner l’airain

d’un hymne qui te paraîtra sans fin

et durera autant que ton destin,

ton très beau destin d’homme sauf et sain. »

 

©Patrick Quillier (inédit)

 

Patrick Quillier est professeur de littérature comparée à l’Université de Nice. Il est également traducteur et poète. Il a dirigé la publication du poète portugais Fernando Pessoa en Pléiade. Auteur de nombreux ouvrages, Voix éclatées (de 14 à 18), a été publié chez Fédérop en 2018.

 

 

 

Georges Perros

choix Mireille Diaz-Florian

 

 

Georges Perros a d’abord étudié le piano et l’art dramatique. Il est reçu à la Comédie Française, Il travaille avec Jean Vilar, notamment au festival d’Avignon et au TNP. Il devient l’ami de Gérard Philippe. Il décide ensuite de se consacrer à la littérature et s’installe à Douarnenez avec sa famille. Il publie dès 1953 dans la NRF, traduit des pièces de Tchékhov et de Strinberg. En 1961, paraît chez Gallimard le premier volume de Papiers collés : notes griffonnées sur des bouts de papiers et retravaillées, associées à des études sur Kafka, Rimbaud, Hölderlin, Kierkegaard. Sa correspondance avec Gérard et Anne Philippe, Jean Paulhan, Michel Butor, Bernard Noël, Jean Grenier… est également publiée. Les trois textes que je propose sont extrait de J’habite près de mon silence, œuvre posthume publiée chez Finitude en 2006.

 

 

À ne s’en tenir qu’à la passion

la marge est étroite de vivre

l’homme est en prison

dans son immense liberté

la mort au bout ? ou plutôt

au commencement ?

On remonte la mort, à vivre

comme du fond d’eau le noyé

vivre ne serait que reculer

vers la source l’origine.

Que nous disent ceux qui avancent

sinon qu’ils oublient l’homme en route

au profit d’un habit neuf pour tout le monde.

Ce ne sont pas les riches qui font les pauvres

ce sont ceux qui croient en un dieu mort

de n’avoir jamais vécu

et qui nient le réel

en le fuyant les yeux ouverts

sur l’évidente folie d’être

le présent leur est utopie.

 

 

Pour remplacer tous les amours

Que je n’aurai jamais

Et ceux que je pourrais avoir

              J’écris

Pour endiguer le flux reflux

D’un temps que sillonne l’absence

Et que mon corps ne peut tromper

              J’écris

Pour graver en mémoire courte

Ce qui défait mes jours et nuits

Rêve réel, réel rêvé

              J’écris…

 

 

POUR AINSI DIRE...

 

Dans la brousse de l’âme

Sur les pistes du cœur,

Dans la forêt des sens

Plus obscure que l’autre

Dans sa bruyante et clandestine

Multitude sauvage

A travers les images

Que prennent l’air du rien

Quand il vente très haut

Dans le ciel du grand vide,

Prends ton sac, droit le dos

Marche et rêve au pas vif

De qui n’est jamais las

D’aller où ne vont plus

Que quelques chers fantômes

Nous leur devons la vie

Nous doivent-ils leur mort

La parole s’éteint au rythme des relais

On se passe un témoin

Qui détient le secret

Au dernier homme de l’ouvrir

Quand plus personne devant lui

Pour délivrer le lourd message

Dont nous bégayons entre nous

Les aveuglantes évidences

Les grecs en suçaient les deux bouts. 

 

 

 

 

Serge Wellens

choix Dana Shishmanian

 

 

Pour rendre hommage à ce poète singulier et à la revue Poésie/première qui lui consacre un consistent dossier dans son dernier numéro 76 paru en septembre, je vous propose trois textes extraits de ce groupage anthologique.

 

 

[Apatride]

 

Apatride

mais citoyen d’un paysage

il ne m’est plus donné d’autre moisson

que le langage dévasté des vents austères

que l’arbre excommunié

que l’eau mise au secret

que cette terre en pénitence

millénaire

sous sa bure de rocher.

 

(du recueil Santé des ruines,

éd. Librairie Saint-Germain des Près, 1972)

 

 

Verre d’eau près de la fenêtre

 

Le jour

qui traverse l’eau contenue

dans ce verre non moins limpide

en voit sa lumière augmentée

 

Il n’y a rien à comprendre à cela

sinon que l’eau atteint l’excès de dignité

qui donne l’illusion de l’absence et du vide

en ce verre posé très haut sur son pied

comme le butor étoilé dont sans doute

je foulerai la méditation

ce matin sur la rivière

 

Le verre

l'eau

la lumière

et rien d’autre surtout

L’ombre d’une feuille y serait emphase

le reflet d’un trait de guêpe

détournement

 

Étranger

il est grand temps

que tu t’en ailles.

 

(du recueil La concordance des temps

(poèmes 1952-1992),

éd. Folle avoine, 1997)

 

 

Le vide le silence

 

Paysage en lui-même retiré

loin du vol des oiseaux

du passage des vents

de la très lente procession

des collines et des lisières

 

Paysage dont personne ne peut dire

s'il existe vraiment

 

J’y suis chez moi

hôte du vide et du silence

 

J’attends la foudre

autant que je la crains

 

(du recueil Il m’arrive d’oublier que je perds la mémoire,

ed. Folle avoine, 2006)

 

 

Ces extraits sont reproduits d’après la revue Poésie/première, n° 76, septembre 2020, pp. 11, 17, 19-20.

 

 

Jean-Luc Lacroix 

choix Gertrude Millaire

 

 

À l'arbre sud des contre-sens

À ce nid douillet d'accord de vivre

Les hameçons en apparence éparpillés

Du corps errant au cohérent

Encore

En quarts de lune de laine

Sur des nuages virtuels

Des milliers de cercles s'y forment

De solitudes fourmillées

De bulles aspergées

De savons de miel

De douceurs éclatées

Tout se dessine sur feuilles d'automne

De silences aveugles

De rêves d'espoirs félins

Pour l'autre versant

De l'arbre sud des contre-sens

De ce nid douillet d'accord de vivre

Dont les hameçons liés d'invisibles

De corps errants à la cohérence des cœurs

Encore

En quart d'heure amoureux de sang d'esprit

Des milliers de cercles se reforment

Se referment

De solitudes partagées

De bulles aspergées

De savons de miel

De douceurs éclatées

Tout se dessine sur feuilles d'automne

De silences d'espoirs

De rêves aveugles amoureux

L'arbre sud des contre-sens

À ce nid douillet d'accord de vivre

Les hameçons... fugitives, cursives

D'horizons

Aux corps errants du cohérent

Encore

En quart de kilomètre parcouru

De cœur d'esprit d'espoir

Te voir t'avoir en faim

De nos corps errants

À notre cohérence des cœurs

Des larmes... délivrées

Et nos hameçons... soudées

À cet arbre sud des contre-sens

Aux accords de vivre.

 


Coup de cœur

Emily Dickinson, choix Dominique Zinenberg

Patricia Ryckewaert, choix Éliette Vialle

Patrick Quillier, choix François Minod

Georges Perros, choix Mireille Diaz-Florian

Serge Wellens, choix Dana Shishmanian

Jean-Luc Lacroix, choix Gertrude Millaire

 

 

Francopolis septembre-octobre 2020