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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poèmes - Coup de Coeur du Comité

DÉCEMBRE 2015

Gabriel Mwènè Okoundji,
Madeleine Lefebvre
Tristan Tzara
 Jérôme
Villedieu
Edmond Jabès
Christophe Bregaint
Maurice Carême
Saint-John Perse
Youcef Zirem


 GABRIEL MWÉNÉ OKOUNDJI


Gabriel Mwènè Okoundji, poète africain, choix François Minod

Elle lui dit :
    
Le silence de la montagne Amaya* provient du cœur
             de toutes les montagnes.


Il lui dit :
    
Qui atteint le silence a atteint la parole : le monde est
             tout entier parole.

Elle lui dit :

     A chaque silence sa parole : qui trouve le père
             reconnaît la fille.

Il lui dit :
    
La terre est  grande et nombreuse les montagnes !

Elle lui dit :
    
La terre est grande au pied d’un seul arbre
            pour qui connaît l’humilité.

Elle lui dit :
    
Toute parole féconde la lumière dans les yeux
              de qui a su l’entendre.

Il lui dit :
    
Une seule étincelle de la voix suffit pour éclairer
             le chemin.

Elle lui dit :
    
L’excès de paroles conduit celui qui écoute sur
             les sentiers de l’égarement.

Il lui dit :
    
Dans l’obscurité, toute trace demeure
             indiscernable comme l’eau trouble.

Elle lui dit :
   
Dans l’obscurité, s’en tenir aux bruits de son cœur.
            Se suffire à soi évite la perte.

Il lui dit :
    
Le ciel est grand, la parole est nombreuse !


Il s’agit du mythique mont Amaya M’okini qui surplombe les territoires d’Obana, Nkoli, Képouya, Obèrè, Kouya etc., dans la région de la Cuvette Ouest. Mont sacré dont la légende raconte qu’à ce jour, aucun humain n’a pu le  franchir sans offrandes ou sans la bénédiction de Mwènè. 


Elle lui dit :
    
Le ciel est grand ! La déception appartient aux guetteurs
            des sommets.

Elle lui dit :
    
Au commencement du commencement, il y a
           un commencement.

Il lui dit :
    
Ce commencement, c’est la graine : l’arbre
             n’est que l’œuvre accomplie

Elle lui dit :
    
Au commencement du commencement, il y a
             un commencement.

Il lui dt :
    
Ce commencement, c’est l’arbre : la graine est
             offrande  d’une sève reconnaissante à l’humus du sol.

Elle lui dit :
    
Et que reste-t-il de ta sagesse ?

Il lui dit :
    
Ma parole est mémoire à l’ombre de mes ancêtres.
              De ce que j’affirme, y a-t-il une étourderie ?

Elle lui dit :
    
Ne te désavoue pas ! Qui de ses mains a semé
             la graine saura reconnaître l’arbre.

Il lui dit :
    
Ampili, à présent ma parole désire peu et mon dire
             possède moins. Il me faut partir.

Elle lui dit :
     
Pampou, toi qui vas de nuit sur les roues de Mpana
               écoute donc mon silence.

Il lui dit :
     
N’aie crainte, mère Ampili. Le vent qui souffle détient
              au fond de lui l’héritage du souffle.
 
                                                                          ***
Gabriel Mwéné Okoundji est considéré comme une figure majeure de de la nouvelle génération des poètes africains. Il a publié plusieurs ouvrages et reçu le prix "coup de cœur" de l'Académie Charles Cros en 2008.

Dans l'extrait proposé, "Elle" et "lui" représentent Ampili et Pampou, je laisse la parole à l'auteur: "Je n'écris que par ma tante-mère Ampili  et mon maitre Papa Pampou. Ce sont eux qui m'ont appris à emprunter les sentiers de l'existence aux temps mêmes où je ne m'inquiétais pas de connaître la signification de la parole. Ce sont eux qui ont fait battre mon coeur jusqu'à l'abondance de l'émotion qui irrigue mon corps et qui humblement m'éveille."

In  Au matin de la parole
, aux Éditions fédérop
Voir aussi "Ma poésie doit aider l'humain à grandir"

   TRISTAN  TZARA

Tristan TZARA, poète roumain, choix Dana Shishmanian
 L’orage et le chant du déserteur

I
La lumière a éclaté des obus
Et s’est brisée éclair en notre main
Comme la main de Dieu en cinq doigts elle s’est fendue
Nous rattrapons les troupes et les abattons
Nous foulons aux pieds les cadavres abandonnés dans la neige
Nous ouvrons aux ténèbres noyées une fenêtre
Par les vallées qui ont aspiré les ennemis comme des ventouses
Et les ont tués jusque dans leur lointain le plus bleu.

Le froid : il effrite les os, ronge la chair
Nous laissons le cœur pleurer.

Pourquoi glissons-nous le long de la montagne éventrée ?
Rugissant l’orage a déchaîné ses lions
Dans la forêt broyée
Le vent obscur pénètre jusqu’au fond du cœur
Et d’éparses timbales nous attendons
Limpide et simple une parole sainte.

Parmi les collines lépreuses, dans un ravin
C’est comme l’orbite d’un crâne
Nous avons abrité notre peur de l’orage
Et l’un d’entre nous s’est mis à discourir sans suite.
Là-bas.

J’ai recueilli ses paroles - celles
Qui m’ont traversé comme des loups-garous les sérénités lunaires
Pour t’en faire des colliers de dents de requin
Qui suscitent des tourbillons de mauvais rêves.

L’œil mangé de rouille darde son feu
Nous entrons dans la gueule du lointain
Et sous la rangée des crocs du fort, les autres
Attendent.

Il fait si noir que seules les paroles sont lumière.

II
Sous la suie du sapin, à l’écart,
Se lamente le chant du déserteur.
Quelle branche devint flûte commençant à pleurer ?
L’écume du froid durci s’agglomère en rameaux de sel,
Effrite les os, ronge la chair.

« Les poings serrés, le cou tendu,
]’ atteins à la séduction de la nuit muette ;
Glaçon d’acier pleurant en immobilités de constellation,
Les épées de l’âme elle les affûte.

La lumière a jauni comme dans une tulipe,
De quels draps les nuages ont-ils arraché les ténèbres bleues
Où je fuis mordu par les serpents de la pluie
Afin que ma lumière arrive aux lointains illuminés ?

Sous des immensités de tristesse,
Ainsi que le tonnerre sous des voûtes asphyxié,
|e suis un voyageur à l’âme obscurcie,
Obscurcie.

Âpre est ici le mal du pays ;
Mais toi aussi regarde comme a fleuri, très sage,
Dans ses langes stellaires d’argent,
Des saintes Écritures le petit enfant.

Pour moi seul la nuit n’est pas belle.
Lugubre, le chant d’esclave se fige au-dessus du régiment,
On dirait que des chauves-souris ont apporté d’un cloître des lambeaux de nuit.
Pour moi seul la nuit n’est pas belle,
Pour moi seul.

Regarde : en poussière et en âme s’en va mon corps,
Car je languis après toi avec l’orage et le hurlement des sirènes,
Plus haut que les nuages contre lesquels se sont écrasés les obus furieux.

Si les peuples continuent de se faire la guerre,
Pourquoi pend-elle encore tellement rouge la lune,
Sceau de Dieu sur le livre de la paix ?

Les grenades déchiquettent le ciel, morceaux blêmes de bouclier,
Mordent la glace des nuages et, tôles d’acier, croulent dans le brouillard,
Les arbres se balancent comme des bateaux tirant sur leurs amarres,
Les chauves-souris effeuillent la blanche marguerite de la lune,
Le vent en disperse et déchire les pétales,
Pour moi seul la nuit n’est pas belle,
Pour moi seul. »

Le chant - pensée interrompue :
Le froid effrite les os, ronge la chair,
Laisse le cœur pleurer.
 
 ***
Ce poème (extrait de Tristan Tzara. Poésies complètes, édition préparée et présentée par Henri Béhar, éditions Flammarion, Paris, 2011, pp. 56-58) fait partie des textes en roumain écrits par le très jeune Samuel Rosenstock et en partie publiés, sous le pseudonyme S. Samyro, dans des revues d’avant-garde roumaines, avant son départ définitif de Roumanie à l’automne 1915. Les textes roumains du jeune Tzara, réunis en volume à Bucarest par Saşa Pană en 1934, sont traduits et publiés en français dans cette édition; la traduction appartient à Claude Sernet.

J’ai eu la surprise et la joie de découvrir cette élégie dans sa langue d’origine, sous une des vitrines de l’exposition « Tristan Tzara, l’homme approximatif », ouverte au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg cet automne, cent ans presque jour pour jour après sa publication, dans la revue Chemarea (L’appel) du 4 octobre 1915.

Voilà quelques vers en roumain glanés sur une page de cette pièce bibliographique – ils correspondent aux 5 derniers vers de la partie I du poème, et ont en roumain une rare intensité (veuillez noter que le poète avait 18 ans et n’avait jamais été à l’armée ou à la guerre – l’empathie vaut pourtant toutes les expériences) :
*

Ochiul de rugină mâncat foc îndreaptă
Noi intrăm în gura depărtării
Şi sub şirul dinţilor de fort, ceilalţi
Aşteaptă.

E atât de întuneric, că numai vorbele’s lumină.

« Il fait si noir que les paroles seules sont lumière » :
voilà un adage à garder aux cœurs par ces temps d’épreuve.


 
MADELEINE  LEFEBVRE

Madeleine Lefebvre, poète québecoise, choix  Gertie Millaire

L’heure bleue

Femme comme pierre
Projetée dans les remous
Amusants halos de notre fierté maudite
Femme, liquide
Moi sur le bord, interdite
Noyée du désir de nager            

Le lac, un ciel où étendre
Nos ailes trempées de passion
Noir le lac, noir le ciel et ciel et lac se mariant
Tous les cailloux au fond

Femme, belle et blonde
Claire, légère
Toi qui la laisses filer
Entre mes doigts

Femme, dans mes yeux
Montée en crème
Givrée jusqu’au menton
Mon oreille contre la sienne
Écoute les chansons                   
Que tu lui as chantées

Femme, à ma bouche
Embrassée chaque soir
Soulevée, emportée
Je l'aurais rêvée                                     
Pendant que tu dormais
Près du lac dans mon ciel

L’éternité, une heure parallèle
L’heure bleue d’avant la nuit
Suspendue, indéfinie
À l’ivresse des moments mortels

Que restera-t-il
Dans nos veines étoilées
De cette euphorie mouillée
Qui nous aura rajeunis
Pendant que passaient les années?

**
Les Amants

L’attraction est lourde
Elle nous jette au sol
Lèvres ouvertes
Autour de nos vies
Mendiantes de soleil

Nous
Toujours frêles
Derrière nos parfums réduits

Nous, uns
Verdoyants
Sous nos calcaires déroutants

Nous
Fuyant l’unité
À la recherche de réponses
Aux questions ignorées

Nous
Les mains gourmandes
Poings troués, rapiécés

Nous
À gorge déployée
Distendus et migratoires

Nos épanchements sont douloureux
Salvateurs et dérisoires
Et notre peau s’étire
Pour s’ouvrir aux aveux
Notre peau
Fendue en deux

( tirés de son recueil en devenir...)


JÉRÔME  VILLEDIEU 

   Jérôme Villedieu, poète français, choix Dominique Zinenberg

  les regards aigus d'un vieux tenancier
  solitaire
  le passé de celui qui joue
  cinquante ans plus tard
  au ballon -
  tous les ratages, les détournements
  le chemin qui n'en finit pas
  le corps qui demande son reste
  les jambes lourdes et le ventre qui rejette ce
  nœud de haine
  qui ne passe pas
  les poumons qui râlent
  la fuite en avant de l'animal qui court
  dans la nuit froide



                                       *

 
les fils de l'araignée sont des lames
  délicates
  où le regard se déchire
  elle n'a rien
  à dire
  les pas se perdent
  une chanson couvre son cœur
  qui s'efface
  peut-être distingueras-tu alors
  le flot qui frétille
  sous la couche de gaz
  le souffle de celui qui un jour
  a parlé



                                     *

 
procédures du silence
  réclamant du cadre
  comme si c'était l'œuvre
  ultime
  le remède
  à nos peines
  s'aveuglant,
  mutilant
  l'air de rien,
  dans le style de l'absence

* Procédures du silence, Jérôme Villedieu (Lucie éditions) 2014.



CHRISTOPHE  BREGAINT 


Christophe Bregaint, poète français, choix de Éliette Vialle

  C’est l’heure
  Où vont
  Au son filandreux
  De la dissonance
  Les ombres touffuesAvec l’impression de vivre
  Elles se répandent
  En série
  Vers des nulle part
  Carnivores
  Fabricants
  De désertsEntre acier et gris
  Tu connais trop bien
  Le parcours
  Qui va te mener
  Vers ce non-être
  De grande ampleur


  Christophe Bregaint, (facebook)





 EDMOND  JABÈS 


Edmond Jabès, poète égyptien, choix  de Bernard Nègre

Chanson pour trois morts étonnés.

Nous étions trois morts
qui ne savions pas ce que nous étions venus chercher
dans cette tombe ouverte.
Le plus vieux d’entre nous dit : « C’est beau ! ».
L’autre « il fait chaud… »
Et moi je sortais à peine de mon sommeil
et naturellement je me dis : « Déjà ? »

Nous étions trois ombres
sans lèvres, sans cou
avec des rires sous le bras
à défaut de rêves.
Et une jeune fille
rendue à la nuit
pour nous tenir compagnie.
____

Edmond Jabès.
In « Chansons pour le repas de l’ogre » (1943-45)

À la  mémoire de  Max Jacob
…parce qu’il y a peut-être une chanson liée à l’enfance qui,
aux heures les plus sanglantes, toute seule,
défie le malheur et la mort.



MAURICE  CARÊME


Maurice Carême, poète belge, choix Michel Ostertag
               
             PARTOUT ON TUE
            
             A quoi servirait-il de fuir ?
             Partout on tue, on incarcère.
             Le monde est lassé à mourir
             De tant de haines et de guerres.
             Et l’on a beau scruter le ciel,
             Chercher derrière les nuages
              Une lueur providentielle,
             Rien que la nuit, que les orages.
             Et l’on a beau vouloir parler
             A cœur franc de ce qui nous hante.
             La crainte nous serre le ventre,
             Et personne n’ose parler.
             Et l’on a beau vouloir crier
             Qu’on a les pieds, les mains liés.
             Comme personne ici ne crie,
             On se tait par humilité.

        Maurice Carême, poète belge



SAINT-JOHN  PERSE 


Saint-John Perse, poète quadeloupéen, choix Mireille Diaz
         
         AMERS


 … Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer -
comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noir, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris pas les ouïes !

Et qui donc m’eût surpris dans mon propos secret ? gardé par le sourire et
par la courtoisie ; parlant, parlant langue d’aubain parmi les hommes de mon sang - à l’angle peut-être d’un jardin public, ou bien aux grilles effilées d’or de quelque Chancellerie, la face peut-être de profil et le regard au loin, entre mes phrases, à tel oiseau chantant son lai sur la Capitainerie du Port.

Car il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, et ce fut tel
sourire en moi de lui garder ma prévenance : tout envahi, tout investi, tout menacé du grand poème, comme d’un lait de madrépore ; à son afflux docile, comme à la quête de minuit, dans un soulèvement très lent des grandes eaux du songe, quand les pulsations du large tirent avec douceur sur les aussières et sur les câbles.

Et comment il nous vint à l’esprit d’engager ce poème, c’est ce qu’il
faudrait dire. Mais n’est-ce pas assez d’y trouver son plaisir ?

Et bien fût-il,
ô dieux ! que j’en prisse soin, avant qu’il ne nous fût repris… Va voir, enfant, au tournant de la rue, comme les Filles de Halley, les belles visiteuses célestes en habit de Vestales, engagées dans la nuit à l’hameçon de verre, sont promptes à se reprendre au tournant de l’ellipse.

St-John Perse,  Poésie Gallimard
Guadeloupe 1887



YOUCEF  ZIREM 


Youcef Zirem, poète kabyle, choix Louisa Nadour

             
        PASSAGE INCONSCIENTS

N’assiste pas à tes funérailles
Meurs en faisant semblant de vivre
Mourir et vivre se ressemblent
Le plus important est ailleurs
Continue à te rechercher encore
N’abdique pas
Tes défaites te rappelleront toujours
La force de tes idées
Eternellement incomprises
Ne sois pas dupe
Tu as toujours su ce que tu voulais
Et dès que les autres l’ont compris
Tu es déjà perdu
Perdu, mort ou vivant
L’univers entier se souvient de toi
Perdu, mort ou vivant
Tu ne ressembles à personne
Perdu, mort ou vivant
Tu flottes sur l’océan de ta déroute
Passager de l’inconnaissable
Hier, aujourd’hui et demain
Se rejoignent en toi
Nul ne t’attend
Nulle part
Nul ne te cherche
Tu as échappé à tout…

Youcef Zirem

( Poème tiré du recueil, Le Chant désordonné de l'oubli)
Youcef Zirem, 
Il est poète et écrivain d'origine kabyle; il est l'auteur d'une dizaine de livres dont "Le Semeur d'amour" ou encore "L'Homme qui n'avait rien compris"; son prochain roman sort en 2016 à Paris, aux éditions Intervalles, il est intitulé "La Porte de la mer".



Coup de coeur 
 
Éliette Vialle, Gertrude Millaire,
  , Dominique Zinenberg, François Minod
Dana Shishmanian, Bernard Nègre,
Michel Ostertag, Mireille Diaz, Louisa Nadour

  
Francopolis décembre 2015

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