ACCUEIL



Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent, toujours intéressant et en mouvement.
Nous redonnons vie ici  à vos textes qui nous ont séduit que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poème Coup de Coeur du Comité

JANVIER  2014

Michel Cosem
Bruno Doucey
Marlene Feeley
Jean-Marc La Frenière
Mahmoud Darwich




MICHEL COSEM

Michel Cosem, auteur et éditeur français, né à Tunis, choix de Michel Ostertag
Derrière la fenêtre froide
s'agite l'absence
Les spectres de l'enfance
ne sont pas loin
C'est la tombée du jour
Il y a au bout de l'allée
une ombre qui bouge
et les acanthes se remettent
de leurs galops effrénés
Il y a aussi l'ignorance
l'énigme du lendemain
tout ce qui étreint
tout ce qui fait rêver


*

L'herbe sait être nue
mouillée
elle sait être enceinte
et porter sur son visage toutes les traces de la nuit
Elle sait aussi le vent qui râpe les fleurs ensanglantées
Elle sait enfin l'insolation
l'incertitude de la parole
et le goût démesuré de l'automne


*

Je n'en ai pas fini avec le labyrinthe
les rochers verticaux
les songes d'abbayes
Dans l'ombre d'une arche
un loup venu au pelage rouge
veille en griffant le sol
Son cri de solitude vibre comme un orage
Je n'en ai pas fini avec les labyrinthes


*

Ce rien d’essentiel
paraphe le chemin
là dans le désert
là où l’aube ausculte
la source
et le silence
traces et ombres mélangées
Tu es posé là comme un rayon
attendant que j’ouvre la frontière
le verbe fragile de la naissance
l’ultime perfection


*

Maisons blancs navires corsaires
ancrées aux plis sombres des rues
aux fourches aux anneaux
aux mousses
à la vie des arches et du ressac
à la moindre épave
aux petits rêves dorlotés
aux arbres pirates
aux rochers brigands pour les tempêtes
aux noires dents de requins
naviguant de nuit dans le sang

Maisons comme des amours abandonnées
pleurant les miettes du festin.


*

Les lagunes
comme des flaques d'argent
élargissent l'espace des hérons blancs
échangent les mots de la mer
Plus rien n'est interdit

Les premiers palmiers longent la place
et les feuilles dorées
sont de belles étrangères
pleines d'illusions

Michel Cosem a publié recueils de poèmes et romans. Il dirige également Encres Vives. Ses dernières publication sont "Le Sud du Soleil" (Editions de l'Atlantique) Bouquet Andalou (Encres Vives ) et "Le Bois des Demoiselles " roman chez De Borée.


BRUNO DOUCEY


Bruno Doucey, choix de Dana Shishmanian


J’ai souhaité extraire pour ce début de nouvelle année quelques poèmes du dernier recueil de Bruno Doucey (S’il existe un pays, Editions Bruno Doucey, 2013). Avant tout, pour illustrer l’art poétique de ce poète, éditeur de poètes, parce qu’il exprime un crédo qui nous anime aussi, je le crois bien, à Francopolis – et voilà pourquoi ces vers dédiés à Aimé Césaire me touchent tant :

«  Je te vois dans les airs

l’oiseau de ta parole
ne pique jamais vers la terre
S’il vole si haut, si loin
d’un vol plus imprévisible
que tous les vents contraires
c’est qu’il possède en lui deux ailes

– lyrisme et résistance –

 sculptant comme Dédale les laves du couchant » (p. 45).

Mais je me suis finalement arrêtée sur trois petits poèmes d’amour, où la « résistance » est dans la beauté lyrique même : les deux ailes ne font plus qu’une, unique, hélicoïdale, ascensionnelle.

Les volcans de mon île

A l’heure
où le soleil
laisse glisser sa tête
dans la mâchoire des agaves
une lionne se jette à l’eau
l’ombre de sa crinière
flotte à ses côtés
sa crinière rougeoie comme la mer
sa crinière s’embrase et charme les murènes
elle offre un abri au silence
je la regarde
le vent se lève
un arc-en-ciel de passions tropicales ouvre
une route à nos émois
mes racines s’enchevêtrent dans le sol de la véranda
mes bras se dressent brisant les vitres
l’un d’eux déjà s’allonge vers la rive
ma lionne ne le regarde pas
ma lionne nage dans l’eau de feu
sans se soucier du monde qui l’entoure
j’attends
la nuit tombée
elle viendra
offrir aux volcans de mon île
son flanc d’argile et de feuillages.

***

Poèmes de l’attente paisible.2
A la place des portes tu tendais une voile

Et nous ne savions plus si la maison ou le bateau
qu’importe quand le vent
offre à la soie d’aimer sa rive de feuillages
ses galets de fortune
sa route printanière
qu’importe quand la nuit
roule contre nos paumes le rire des étoiles
quand l’arbre de la cour
tend son mât de cocagne vers le petit matin
qu’importe si la montagne ou la mer
quand les volets que tu ouvres
les yeux tout emboués de joie
offrent un pan de ciel bleu
au voyage de l’amour

A la place des portes tu tendais une voile.

***

Poèmes de l’attente paisible. 3

Tu ne disais pas Je suis là
tu étais là et ta présence
s’accordait à mon bonheur comme une pierre du jardin

Un mûrier en est témoin
nous faisions route vers la vie

Et la vie en ce temps-là
– notre temps –
était un nid dans les bras du désir
une aile d’oiseau de nuit
couverte d’or
une volée d’étoiles
que nous comptions une à une
avant de les offrir à l’aube
quand la montagne
– notre montagne –
s’allongeait les pieds dans l’eau

Un rosier en est témoin
nous faisions route vers la soie

Je ne disais pas Tu reviendras
nous étions là ensemble
notre maison posée sur la douceur de vivre.

  
MARLENE FEELEY

Marlene Feelay, poète chilienne, choix André Chenet
Chant libertaire

Cherche-moi
Je vis dans chaque combat
Je parcours chaque rue
Je dresse des barricades
J’encourage l’opprimé
J’énamoure le guerillero
Cherche-moi dans les légendes des martyrs
Reçois mes douces étreintes 
Couvre tes lèvres dans les miennes
Je suis la flamme que préserve la chaleur de la bataille
Tu me trouveras sur les pierres
Dans les yeux innocents de ceux qui ne savent encore rien des misères
Chez l’ancien qui regarde avec nostalgie le passé
Chez le torturé qui cherche son avenir dans l’espoir
Je suis un cri dans le désert de l’indolence
Je suis la mer déchaînant les tempêtes 
Je suis qui cherche la justice
Je suis qui démolit les murs
Je suis qui t’appell
Je suis toi
Je suis liberté

Canto Libertario
Buscame debajo de las piedras Allí estoy creciendo Buscame en el fondo de la tierra Allí estoy naciendo Voy afianzando mis raíces Convirtiéndolas en venas Voy avanzando Voy despertando Hago pequeños s
Par : Marlene Feeley

Traduction de ce poème du castillan au français : Jean Jacques MU


(Marlene Feeley : Marichiweu !*... bilingue, chez ABC’éditions, collection Spect’Auteurs, Avril 2013, 18 €)  - Préface du Sous-commandant Marcos

MarichiwEu ! est le cri de guerre du peuple Mapuche


JEAN-MARC  LA FRENIÈRE


Jean-Marc La Frenière, poète québécois, je ne pouvais prendre la route 2014 sans passer par cette voie, cette voix, choix de Gertrude Millaire

La grandeur du monde

Seule la grandeur du monde
peut raccourcir le temps
mais l'homme est si petit
quand il se prend pour Dieu.

Je ne veux pas servir de vol
aux oiseaux du malheur
ni de fumée sans feu
aux rêves qu'on éteint.
Le vent ramasse derrière nous
les pas qu'on n'a pas faits
et les fleurs trop brèves
pour chanter les racines.

De la fragilité du temps
nous ferons un brasier,
une fête plus tenace
que le bleu des nuages,
d'un simple nid d'oiseaux
un chemin vers le ciel,
d'un fardeau d'épines
la promesse des fruits.

Si je hurle parfois
à l'oreille des ronces
c'est toujours à voix basse
que je parle aux étoiles.

Visiter son blog :  LaFreniere&poesie


 
MAHMOUD DARWICH


Mahmoud Darwich, palestinien, le poète de la résistance, choix de Khalid El Morabethi

Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps
Près des jardins aux ombres brisées,
Nous faisons ce que font les prisonniers,
Ce que font les chômeurs :
Nous cultivons 
l’espoir.

Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligents
Car nous épions l’heure de la victoire :
Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage.
Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumière
Dans l’obscurité des caves.

* * *
Ici, nul « moi ».
Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.

* * *
Au bord de la mort, il dit :
Il ne me reste plus de trace à perdre :
Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main.
Bientôt je pénètrerai ma vie,
Je naîtrai libre, sans parents,
Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur…

* * *
Ici, aux montées de la fumée, sur les marches de la maison,
Pas de temps pour le temps.
Nous faisons comme ceux qui s’élèvent vers Dieu :
Nous oublions la douleur.

* * *
Rien ici n’a d’écho homérique.
Les mythes frappent à nos portes, au besoin.
Rien n’a d’écho homérique. Ici, un général
Fouille à la recherche d’un État endormi
Sous les ruines d’une Troie à venir.

* * *
Vous qui vous dressez sur les seuils, entrez,
Buvez avec nous le café arabe
Vous ressentiriez que vous êtes hommes comme nous
Vous qui vous dressez sur les seuils des maisons
Sortez de nos matins,
Nous serons rassurés d’être
Des hommes comme vous !

* * *
Quand disparaissent les avions, s’envolent les colombes
Blanches blanches, elles lavent la joue du ciel
Avec des ailes libres, elles reprennent l’éclat et la possession
De l’éther et du jeu. Plus haut, plus haut s’envolent
Les colombes, blanches blanches. Ah si le ciel
Était réel [m’a dit un homme passant entre deux bombes]

* * *
Les cyprès, derrière les soldats, des minarets protégeant
Le ciel de l’affaissement. Derrière la haie de fer
Des soldats pissent – sous la garde d’un char -
Et le jour automnal achève sa promenade d’or dans
Une rue vaste telle une église après la messe dominicale…

* * *
[A un tueur] Si tu avais contemplé le visage de la victime
Et réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre
A gaz, tu te serais libéré de la raison du fusil
Et tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une identité.

* * *
Le brouillard est ténèbres, ténèbres denses blanches
Épluchées par l’orange et la femme pleine de promesses.

* * *
Le siège est attente
Attente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête.

* * *
Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lie
S’il n’y avait les visites des arcs en ciel.

* * *
Nous avons des frères derrière cette étendue.
Des frères bons. Ils nous aiment. Ils nous regardent et pleurent.
Puis ils se disent en secret :
« Ah ! si ce siège était déclaré… » Ils ne terminent pas leur phrase :
« Ne nous laissez pas seuls, ne nous laissez pas. »

* * *
Nos pertes : entre deux et huit martyrs chaque jour.
Et dix blessés.
Et vingt maisons.
Et cinquante oliviers…
S’y ajoute la faille structurelle qui
Atteindra le poème, la pièce de théâtre et la toile inachevée.

* * *
Une femme a dit au nuage : comme mon bien-aimé
Car mes vêtements sont trempés de son sang.

* * *
Si tu n’es pluie, mon amour
Sois arbre
Rassasié de fertilité, sois arbre
Si tu n’es arbre mon amour
Sois pierre
Saturée d’humidité, sois pierre
Si tu n’es pierre mon amour
Sois lune
Dans le songe de l’aimée, sois lune
[Ainsi parla une femme
à son fils lors de son enterrement]

* * *
Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ?

* * *
Un peu de cet infini absolu bleu
Suffirait
A alléger le fardeau de ce temps-ci
Et à nettoyer la fange de ce lieu

* * *
A l’âme de descendre de sa monture
Et de marcher sur ses pieds de soie
A mes côtés, mais dans la main, tels deux amis
De longue date, qui se partagent le pain ancien
Et le verre de vin antique
Que nous traversions ensemble cette route
Ensuite nos jours emprunteront des directions différentes :
Moi, au-delà de la nature, quant à elle,
Elle choisira de s’accroupir sur un rocher élevé.

* * *
Nous nous sommes assis loin de nos destinées comme des oiseaux
Qui meublent leurs nids dans les creux des statues,
Ou dans les cheminées, ou dans les tentes qui
Furent dressées sur le chemin du prince vers la chasse.

* * *
Sur mes décombres pousse verte l’ombre,
Et le loup somnole sur la peau de ma chèvre
Il rêve comme moi, comme l’ange
Que la vie est ici… non là-bas.

* * *
Dans l’état de siège, le temps devient espace
Pétrifié dans son éternité
Dans l’état de siège, l’espace devient temps
Qui a manqué son hier et son lendemain.

* * *
Ce martyr m’encercle chaque fois que je vis un nouveau jour
Et m’interroge : Où étais-tu ? Ramène aux dictionnaires
Toutes les paroles que tu m’as offertes
Et soulage les dormeurs du bourdonnement de l’écho.

* * *
Le martyr m’éclaire : je n’ai pas cherché au-delà de l’étendue
Les vierges de l’immortalité car j’aime la vie
Sur terre, parmi les pins et les figuiers,
Mais je ne peux y accéder, aussi y ai-je visé
Avec l’ultime chose qui m’appartienne : le sang dans le corps de l’azur.

* * *
Le martyr m’avertit : Ne crois pas leurs youyous
Crois-moi père quand il observe ma photo en pleurant
Comment as-tu échangé nos rôles, mon fils et m’as-tu précédé.
Moi d’abord, moi le premier !

* * *
Le martyr m’encercle : je n’ai changé que ma place et mes meubles frustes.
J’ai posé une gazelle sur mon lit,
Et un croissant lunaire sur mon doigt,
Pour apaiser ma peine.

* * *
Le siège durera afin de nous convaincre de choisir un asservissement qui ne nuit
pas, en toute liberté !!

* * *
Résister signifie : s’assurer de la santé
Du coeur et des testicules, et de ton mal tenace :
Le mal de l’espoir.

* * *
Et dans ce qui reste de l’aube, je marche vers mon extérieur
Et dans ce qui reste de la nuit, j’entends le bruit des pas en mon intention.

* * *
Salut à qui partage avec moi l’attention à
L’ivresse de la lumière, la lumière du papillon, dans
La noirceur de ce tunnel.

* * *
Salut à qui partage avec moi mon verre
Dans l’épaisseur d’une nuit débordant les deux places :
Salut à mon spectre.

* * *
Pour moi mes amis apprêtent toujours une fête
D’adieu, une sépulture apaisante à l’ombre de chênes
Une épitaphe en marbre du temps
Et toujours je les devance lors des funérailles :
Qui est mort…qui ?

* * *
L’écriture, un chiot qui mord le néant
L’écriture blesse sans trace de sang.

* * *
Nos tasses de café. Les oiseaux les arbres verts
A l’ombre bleue, le soleil gambade d’un mur
A l’autre telle une gazelle
L’eau dans les nuages à la forme illimitée dans ce qu’il nous reste

* * *
Du ciel. Et d’autres choses aux souvenirs suspendus
Révèlent que ce matin est puissant splendide,
Et que nous sommes les invités de l’éternité.

Ramallah, janvier 2002
(Traduit de l’arabe par Saloua Ben Abda et Hassan Chami)

(décédé août 2008, après 67 années de la vie de sauter d'un sommet à un autre, plus élevé, sans relâche.)
Visiter son Site


Coup de coeur
 
Michel Ostertag, Dana Shishmanian,
André Chenet,Gertrude Millaire
et Khalid El Morabethi
Francopolis, janvier 2014


Pour lire les rubriques des anciens numéros :

http://www.francopolis.net/rubriques/rubriquesarchive.html