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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poèmes - Coup de Coeur du Comité

OCTOBRE 2015

Giuseppe Ungaretti
Jean-Michel Sananes
Anna Maria Celli
Gaston Miron
Catherine Pozzi
France Burghelle Rey


GIUSEPPE  UNGARETTI 


Giuseppe Ungaretti , deux poèmes  in Vie d'un homme (1914-1970) Poésie/Gallimard. Traductions de Philippe Jaccottet, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues et Armand Robin, choix Dominique Zinenberg.

MON FRÈRE, SI

Si, vivant, tu revenais à ma rencontre,

La main tendue,
Je pourrais de nouveau,
Dans un élan d'oubli, serrer,
Frère, ta main.

Mais rien de toi, de toi plus ne m'entoure
Que rêves, que lueurs,
Les feux sans feu du passé.
La mémoire ne déploie rien que des images,
Et moi déjà
Je ne suis plus pour moi
Que le néant annihilant de la pensée.


LE TEMPS S'EST FAIT MUET
Le Temps s'est fait muet en des roseaux sans geste... 
Éludant toute rive errait un canoë...
Exténué, inerte, le rameur... Les nuées
Déjà déchues en abîmes de fumées...
Futur en vain penché à l'orée des souvenirs,
Tomber peut-être fut bonté...
                                             Il ignorait
Que la même illusion sont l'esprit et le monde,
Que dans le mystère de ses propres ondes
Toute terrestre voix succombe et sombre.
 

Giuseppe Ungaretti

JEAN-MICHEL SANANES

Jean-Michel Sananes, poète, choix Éliette Vialle
 Migrant ?

D’où je viens
il pleuvait du crime et de la grenaille
des rires d’enfants écrasés à même le sol
des larmes et de la peur
plus hautes que les cieux

Laissé mes rêves
laissé mes parents
parti
parti loin des fanatismes
des kalachnikovs barbares
qui psalmodient leurs haines du vivant

Je suis parti chercher le pain
Je suis parti sauver mes enfants

Je suis là
à frapper aux portes des suffisances étrangères
à fouiller les poubelles
à remercier pour les restes d’un gâteau jeté


J’ai faim plus haut que ma honte.
Pourquoi faut-il toujours que l’opulence
trouve un malin plaisir à l’humiliation des faibles ?


Aux tables des cafés une odeur de sucre et de désespoir
aussi grande que ma misère
porte les ailes noires d’un corbeau-révolte

J’appelle
je marche
je marche vers ma faim

Vers ceux qui encore savent tendre une main
vers d’autres cieux
vers ceux qui avaient écrit sur l’ocre des terres
des mots de pierres, de briques, de chaux
et des frontons de marbre

Je vais vers ceux
qui écrivaient le chant des portes ouvertes sur le ciel
vers ceux qui, de trois petites notes au cœur de l’espérance
de trois petites notes sans tambour ni trompettes
de trois petites notes sans préjugés ni fusils
de trois mots : Liberté Égalité Fraternité

avaient cru embellir l’avenir
et allumer la flamme d’une conscience nouvelle

D’où je viens
il pleuvait du crime et de la grenaille
du viol et des femmes écrasées à même le sol
des larmes et de la peur plus hautes que les cieux

Parti sur les chemins
Parti chercher le pain
Parti sauver mes enfants

Je suis là
Je marche
je vais vers cette Marianne
venue d’un temps où l’âme de la France
vivait de mémoires grandioses

Où es-tu
Abbé Grégoire ?
Et toi Abbé Pierre ?
Où êtes-vous ?

Regardez vos fils
ils ont fermé leurs portes
jusqu’à l’encoignure des regards

Regardez-les
ils ont fermé leurs cœurs
sont devenus experts en indifférence

Pleurez mes pères !
Pleurez mes frères !
Vos fils sont devenus traders
ogres nourris aux bonus et au sang des exclus

Aux frontières nous quémandons la vie

Les oreilles sourdes
survivent aux années noires

Je suis là
mains tendues
si loin de mes rêves
si loin de mes parents
pour sauver mes enfants

Là bas, ils tuent, ils violent, ils décapitent
je suis las
je suis là
à frapper aux portes des suffisances étrangères
à fouiller les poubelles

Aux tables des cafés, une odeur de sucre
enterre des temps oubliés
j’ai faim plus haut que ma honte
mon désespoir plus haut que ma faim

Savez-vous mes frères
Savez-vous mes pères
ils m’appellent migrant

Mais, qui fuit la mort
n’est-il pas un réfugié ?

Jean Sananes
son blog  : Cheval fou
Poésie : Et leurs enfants pareils aux miens, Éd. Chemins de Plume


ANNA MARIA  CELLI

Anna Maria Celli, choix  François Minod

J'allai cueillir ce morceau de soleil
Il brillait entre deux horizons
J'ignorais la profondeur des rivières
J'ai perdu pied
J'ai perdu
Des souvenirs au fond d'une mare
J'ai rempli d'ombre
Les visages qui ressemblaient à ta lumière
Les bouches semblables à ton souffle éclatant
J'ai décillé leurs yeux
Pour habiter un regard
J'ai vu les berges s'écarter
Les ponts s'ouvrir
Les mains s'éloigner
Les doigts se découdre
Les draps déchirés
Un cri de mouette par-dessus la ville noire
Dos à dos
Captifs de nos nuits hermétiques
Dire
Que je ne pouvais dormir
Sans entendre ta voix
Dans ma tête
Je ne le pouvais
Sans te toucher
Dos à dos
Intenables
Cette voix n'existe plus
Voix sans toi
Détachée de la langue
Partie comme un oiseau
Fou
Oiseau fou
De battre ses ailes vagues
Entre des barreaux
Un cœur au milieu de la mer
Un océan d'oiseaux sauvages
Et rouges
J'ai abordé les rivages d'amour
Ver rampant et avide
J'ignorais la hauteur des remparts
Le cri du vide
L'épaisseur du sable
L'écriture illisible sur l'écorce
Je suis tombée
Un jet de pierre
Je continue à marcher
En tombant
Trop loin de la terre
Trop loin


(poème inédit)


GASTON MIRON
 
   Gaston Miron, choix Gertie, 
Compagnon des Amériques¸

Québec ma terre amère ma terre amande
ma patrie d’haleine dans la touffe des vents
j’ai de toi la difficile et poignante présence
avec une large blessure d’espace au front
dans une vivante agonie de roseaux au visage
 
je parle avec les mots noueux de nos endurances
nous avons soif de toutes les eaux du monde
nous avons faim de toutes les terres du monde
dans la liberté criée de débris d’embâcle
nos feux de position s’allument vers le large
l’aïeule prière à nos doigts défaillante
la pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles
mais cargue-moi en toi pays, cargue-moi
et marche au rompt le cœur de tes écorces tendres
marche à l’arête de tes dures plaies d’érosion
marche à tes pas réveillés des sommeils d’ornières
et marche à ta force épissure des bras à ton sol
 
mais chante plus haut l’amour en moi, chante
je me ferai passion de ta face
je me ferai porteur de ton espérance
veilleur, guetteur, coureur, haleur de ton avènement
un homme de ton réquisitoire
un homme de ta patience raboteuse et varlopeuse
un homme de ta commisération infinie
l’homme artériel de tes gigues
dans le poitrail effervescent de tes poudreries
dans la grande artillerie de tes couleurs d’automne
dans tes hanches de montagnes
dans l’accord comète de tes plaines
dans l’artésienne vigueur de tes villes
devant toutes les litanies
de chats-huants qui huent dans la lune
devant toutes les compromissions en peaux de vison
devant les héros de la bonne conscience
les émancipés malingres
les insectes des belles manières
devant tous les commandeurs de ton exploitation
de ta chair à pavé
de ta sueur à gages

Québec ma terre amère ma terre amande
ma patrie d’haleine dans la touffe des vents
j’ai de toi la difficile et poignante présence
avec une large blessure d’espace au front
dans une vivante agonie de roseaux au visage
je parle avec les mots noueux de nos endurances

nous avons soif de toutes les eaux du monde
nous avons faim de toutes les terres du monde
dans la liberté criée de débris d’embâcle
nos feux de position s’allument vers le large
l’aïeule prière à nos doigts défaillante

la pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles
mais cargue-moi en toi pays, cargue-moi
et marche au rompt le cœur de tes écorces tendres
marche à l’arête de tes dures plaies d’érosion
marche à tes pas réveillés des sommeils d’ornières
et marche à ta force épissure des bras à ton sol
mais chante plus haut l’amour en moi, chante
je me ferai passion de ta face
je me ferai porteur de ton espérance

veilleur, guetteur, coureur, haleur de ton avènement
un homme de ton réquisitoire
un homme de ta patience raboteuse et varlopeuse
un homme de ta commisération infinie
l’homme artériel de tes gigues
dans le poitrail effervescent de tes poudreries
dans la grande artillerie de tes couleurs d’automne
dans tes hanches de montagnes
dans l’accord comète de tes plaines
dans l’artésienne vigueur de tes villes
devant toutes les litanies
de chats-huants qui huent dans la lune
devant toutes les compromissions en peaux de vison
devant les héros de la bonne conscience
les émancipés malingres
les insectes des belles manières
devant tous les commandeurs de ton exploitation
de ta chair à pavé
de ta sueur à gages
mais donne la main à toutes les rencontres, pays
toi qui apparais
par tous les chemins défoncés de ton histoire
aux hommes debout dans l’horizon de la justice
qui te saluent
salut à toi territoire de ma poésie
salut les hommes et les femmes
des pères et mères de l’aventure

Miron, Gaston, « Compagnon des Amériques »,
L’homme rapaillé, Montréal, L’Hexagone (Typo), 1998.

( ce poème toujours vrai et doublement en ce mois d'élections au Canada... et le Québec toujours ancré en ce pays )





CATHERINE  POZZI


Catherine Pozzi, choix de Mireille Diaz-Florian

« Il y a tant de raison d’écrire outre celle de publier. Par exemple exalter la conscience, l’attention, tracer un chemin, son chemin, détruire, croître.

Et tout se ramène à une certaine forme de vie, qui est l’œuvre par excellence, et dont, peut-être, la forme écrite se détacherait plus naturellement et moins perceptiblement s’il était admis qu’en effet la vie soit l’œuvre. »
Lettre à Jean Paulhan 10 Juin 1931


Cet extrait de lettre pour vous offrir ce coup de cœur permanent qui a fondé ma recherche sur Catherine Pozzi et l’écriture de sa biographie : le poème Ave qui ouvre son recueil de Poèmes. A lire à haute voix… (Mireille)

*
Catherine Pozzi
...

Très haut amour, s’il se peut que je meure
    Sans avoir su que je vous possédais
        En quel soleil était votre demeure
En quel passé votre temps, en quelle heure
        Je vous aimais.


Très haut amour qui passez la mémoire,
Feu sans foyer dont j’ai fait tout mon jour,
En quel destin vous traciez mon histoire,
En quel sommeil se voyait votre gloire,
        Ô mon séjour.

Quand je serai pour moi-même perdue
    Et divisée à l’abîme infini,
Infiniment, quand je serai rompue,
Quand le présent dont je suis revêtue
        Aura trahi,

 Par l’univers en mille corps brisée,
De mille instants non rassemblés encor,
De cendre aux cieux jusqu’au néant vannée,
Vous referez pour une étrange année
        Un seul trésor

Vous referez mon nom et mon image
De mille corps emportés par le jour,
Vive unité sans nom et sans visage,
Cœur de l’esprit, ô centre du mirage
        Très haut amour

Catherine Pozzi




BFRANCE BURGHELLE REY


France Burghelle Rey,  choix  Dana Shishmanian


La neige ma patrie neutre
l’espace-temps
de tous nos jeux

j’en ai jusqu’aux genoux
elle recouvre Rober Walser
– avec dans sa poche son carnet
le mien est de la même couleur –

J’attends toujours la neige
ma patrie neutre elle n’a pas
d’âge pas de frontière
pour l’ensevelir dans un pays
qui ne sait pas le mot hiver

***


C’est la vacance de la mémoire
le présent se préfère sans vie
à retenir et affadi tant
se souvenir écœure

Les doigts courent sur le clavier
mort     Le sucre poisse des chansons
d’autre fois et j’ai soif
d’avenir

les yeux fermés
pour éviter l’abyme
quand tombe la neige
sur mes cheveux d’hiver


***


Elle n’arrête pas la houle du temps

Sur les rivages
savent se poser les souvenirs
Quand hurle le passé
ah ! l’odeur de la mer

Mais les galets sont autant de babels

et je suis ce prêtre qui cherche
une langue au souffle immense
pour offrir leurs noces aux mots

Tant pis si l’avenir promet des ruines

Les portes du présent sont une merveille
du monde et j’y écris mon nom

***

(1)  Extraits du recueil Le chant de l’enfance, éditions du Cygne, juillet 2015.

Coup de coeur 
 
Mireille Diaz-Florian, Gertrude Millaire,
  Éliette Vialle, Dominique Zinenberg,
Dana Shishmanian et François Minod
  
Francopolis octobre 2015

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