GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010

Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture. etc

Ce mois...  octobre 2014

  Libre parole gueuledemotCornali-octobre2014






Karim

Cher Lionel,
Il est 23 heures passé. Tous les volets sont fermés. Dehors c’est l’orage. Il fait chaud comme dans un hammam. Tout est moite. Tout dégouline. Je t’écris en cet hivernage qui a tardé à venir pour les cultivateurs de la région. C’est ce que tout le monde dit ici. Je n’ai pas encore rencontré de cultivateur, j’ai été bien occupé à trouver un logement, à effectuer des démarches administratives, à préparer la rentrée scolaire. Sur la table du salon la flamme de la bougie se tient droite comme un « i », tirée vers le haut, tirée vers ailleurs, vers l’intérieur. Encore une panne de courant. Ça a du charme. Ça fait du bien. J’ai décroché de mon ordinateur. Je peux écrire pour la première fois sur mon carnet papier.
Au pied de la bougie, ton recueil de poésie « Si nous n’avions qu’une ombre ». Voilà déjà un vers sur lequel on aime à s’arrêter. Mais je m’empresse. Je cherche le premier poème. Je lis. Et bien avant d’avoir terminé la première page, je suis déjà conquis. Reste à savoir pourquoi. Que s’est-il passé ?
Peux-tu me dire comment est né ce recueil ?

Lionel

Cher Karim,
Tout d'abord, merci pour ton intérêt. Merci également pour cette incursion d'été africain. Tu te doutes bien que cela démange mon cœur voyageur.
Quant à ta question, je vais essayer de dire en quelques mots ce qui a vraiment été une longue histoire.
J'écris depuis très longtemps mais ne m'étais jamais soucié d'être publié. Suite à un très long quiproquo, qui pourrait faire une petite nouvelle amusante, un de mes textes est parvenu dans les mains de Bruno Thomas, poète. Il m'a présenté à Jean Luc Maxence et Danny-Marc. J'ai, pendant quelques années, publié des textes dans les Cahiers du Sens. J'ai fait au marché de la poésie des rencontres exaltantes, dont la tienne. La confiance est venue petit à petit et l'orgueil aussi probablement. Enfin, l'année dernière, j'ai senti que j'étais «mûr» pour un recueil, que Jean Luc et Danny-Marc ont eu la gentillesse de publier.
Je dois bien dire tout de suite que je suis très conscient d'avoir rassemblé des choses très/trop disparates dans ce recueil. Il aurait été plus logique que je ne retienne que des textes récents, ce qui aurait donné une plus grande unité. Mais il était essentiel pour moi que certains poèmes que je pourrais appeler fondateurs y figurent. Et puis, le doute étant un vieux compagnon, je me suis également dit que puisqu'il m'avait fallu cinquante ans pour publier un premier recueil, il valait mieux en profiter, n'étant pas sûr de finir centenaire pour voir la publication du second.

K.

Harmonie, unité, cohésion, nous les cherchons toujours lorsque nous constituons un recueil, sinon l'on risque d'être accusé par un éditeur de ne pas savoir faire un livre. Mais quand tous les poèmes sont beaux cote à cote dans la même forêt, comme sont belles chacune des plumes du ara, et que l'éditeur a l’œil perçant et bienveillant du gardien du temple, alors il n'y a plus à s'en faire du disparate, de ce qui est né ici et de ce qui est né là-bas.
Tu dis que tu écris depuis très longtemps mais sans t'être jamais soucié d'être publié. J'ai un cousin et un oncle qui ont le don de la photographie et qui commencent à réaliser qu’ils ont ce don-là et que le partager au-delà du cercle familial et de ses amis est une grande source de bonheur. Comme eux, comme toi, j'aurais pu ne jamais me réveiller et garder mes poèmes pour moi. Heureusement la vie en a voulu autrement et tout ne fait que commencer. Combien de merveilles nous attendent à présent que nous savons que créer sera l’essentiel de nos vies ? Combien de rencontres prodigieuses seront le fruit du partage de nos rêves ?
Dis-moi Lionel, écrire des poèmes est-ce important pour toi ? Pourquoi écris-tu ?

L.

Grande question. Petites réponses.
Tout d'abord ma mère aime les poèmes. Je pense qu'enfant j'ai senti que c'était une possible occasion de lui plaire. Un peu mièvre mais sincère.
Ensuite, j'ai eu très tôt, vraiment, le sentiment du temps qui passe et des choses qui passe avec lui. Cette mélancolie m'était douce mais je n'avais pas de nom pour cette chose-là, qui m'a conduit à l'écriture.
Enfin Prévert, enfin Rimbaud. Rimbaud toujours, Rimbaud encore. Le cœur incompressible, inconnaissable, étincelant de la jeunesse, à jamais.
Donc écrire.
En rigolant, je dis que je n'avais rien pour être poète. J'ai eu une enfance heureuse, je suis un piètre buveur et je peux passer des jours, des semaines sans écrire.
Pourtant.
Écrire a vieilli avec moi. Régulièrement, il a fallu que ça sorte, littéralement. Sans que je le sache, c'est devenu important.
J'ai la chance, le don, de voir la beauté du monde, sans méconnaître sa noirceur, qui fait partie de sa beauté. Voyager m'a ouvert, soufflé, nourri, jeté dans tout cela.
Naïvement, férocement, je crois que la beauté peut-être contagieuse. J'ai voulu célébrer, invoquer, rendre compte à ma façon, être contagieux.

K.

Moi non plus je n’avais rien pour être poète : j’ai eu une enfance heureuse, je tirais la tronche quand on m’offrait des livres jusqu’à l’âge de 17 ans, je n’ai quasiment rien lu de Hugo et de bien d’autres, il m’arrive de regarder des émissions débiles à la télé, je consomme de l’alcool très modérément et n’ai fumé que trois pétards dans ma vie, j’aime faire beaucoup de sport, et parfois même je me déhanche sur le dancefloor…

Au début de notre conversation je me demandais pourquoi j’avais été conquis très vite par ton écriture. C’est sans doute – comme tu le dis – parce que tu rends la beauté contagieuse. Je prends au hasard deux poèmes de ton recueil :

Il est grand temps d’être d’argile et d’osier
De modeler en nous des animaux sauvages
Qui iront perforer le jour
D’embrasser la souplesse qui seule peut dompter la pierre
De nous étendre aux champs aurifères
De cueillir dans le soleil et ses aiguilles
Ce fruit qui peut être sauvé
De dénouer l’embâcle qui souvent nous étreint
D’arborer sans rougir les insignes de la poésie
De sculpter des proues pour ausculter la mer
De goûter du pain l’humble et première offrande
Il est temps d’être poreux et pourtant retiré
Il est grand temps d’être d’argile et d’osier

***

Il nous reste de l’eau claire
De l’ombre et du sel
Un peu de silence
Assez de temps pour aimer
Et arpenter nos terres

Il nous reste des clairières
Où nous sommes au soir
Encore cerfs ou renards

Il nous reste à chaque aube
Le coutre du rêve
Pour fendre le matin
Et une abeille
Pour refleurir le monde

Il nous reste l’Indien que nous fûmes
Avec le rouge au cœur
Avec assez de sang
Pour tracer sur le vent
Le signe qui ensemence la plaine

Voilà ! De la poésie pure ! Les 80 pages du recueil sont de cette qualité !
Je sais que tu as beaucoup voyagé en Asie ; qu’est-ce qui t’attire en Asie ? Et puisque je vis à présent en Afrique : n’as-tu jamais songé à aller en Afrique ?

L.

Mes voyages (hors d'Europe, j'entends) ont débuté par le Mexique. Un vieux rêve. Une fois passée la légitime appréhension de la première fois, j'ai été happé par l'étrangeté magique du voyage. Tout était si intense. J'ai peu à peu appris quelque chose qui était presque impossible à l'impatient que j'étais: vivre l'instant, être là quand j'y suis, totalement. Cela m'a pris quelque temps, bien sûr.
 
Un autre grand voyageur m'a enseigné une chose importante à propos du voyage et qui va à l'opposé des idées communément admises. Ce grand poète, c'est Henri Michaux, qui dit dans un de ses aphorismes que j'adore: "Pas pour t'enrichir. Voyager pour t'appauvrir, voilà ce dont tu as besoin". Je ne te ferai pas l'affront de développer les multiples et fantastiques implications de ces phrases. Elles ont résonné comme une évidence, difficile à mettre en œuvre, mais tellement féconde.
 
J'ai découvert une autre chose, sans doute assez banale, au cours de mes périples. Les voyages, nous les faisons toujours avant de les faire (nous les refaisons après également). Notre imaginaire travaille. Rien qu'un nom et l'on peut partir. Tu sais ces terres étrangères grosses d'une promesse par le seul pouvoir de leur nom, Surabaya, Samarkand. Tu les lis, tu es parti. Ce que j'ai découvert, donc, c'est que parfois, tu te trouves en un lieu déjà vu (dans un film par exemple) ou déjà imaginé, et un phénomène rare et presque magique se produit. Tu marches en ce lieu et tout se superpose. Tu marches dans le film. Tu marches dans l'imaginaire. Le temps s'arrête. Tu es ailleurs et dans l'instant, totalement hors du temps, dans un sentiment proche de l'extase. Tout ton corps est aux aguets, tes sens en total éveil. Je te souhaite d'expérimenter cette sensation, mais peut-être l'as-tu déjà fait.
 
Pour ce qui est de l'Asie ce fut une vraie rencontre. Par où commencer? La facilité du voyage, le dépaysement complet, tout m'a pris par surprise avec la violence des grandes douceurs. Le Mexique était fabuleux. Il y avait les Indiens bien sûr et les Indiens sont près de mon cœur (ne sommes-nous pas tous rouge à l'intérieur?). Mais on parlait espagnol, on pratiquait (et comment!) le catholicisme.  Bref, le terrain était un peu familier. En Asie, j'étais vraiment ailleurs. J'y ai rencontré le bouddhisme qui m'a fasciné et beaucoup apporté. Et que dire des sourires? Je sais, les sourires peuvent être commerciaux, mais je parle ici de vrais sourires, au bout des rizières, au fond des forêts, dans des terres d'opium, ou à l'arrière d'une camionnette.
 
Le voyage c'est aussi (avant tout?) des rencontres. Il y en eut de fabuleuses, évidemment. Ce jeune français un peu simple d'esprit (un ange en fait) parti se perdre dans les forêts de Malaisie car il était passionné de papillons. Il avait presque oublié sa langue et vivait de peu. Aris, un Toraja des Célèbes, et sa gentillesse hilare. Et tant d'autres. L'Asie c'est comme une drogue. Ils sont rares les mois de juin où je ne ressens pas une piqûre, et à défaut de départ, je finis toujours dans un restaurant asiatique pour avoir au moins un peu des odeurs. Ah les odeurs!
 
Il faut quand même que je fasse une place à part à l'Inde. Je ne pourrai hélas rendre justice à ce pays qui est pour moi, depuis, un objet de fascination absolue. Je dis souvent qu'il y a plein de pays sur cette planète, différents, déroutants mais compréhensibles, abordables...et puis il y a l'Inde, unique, monstrueuse, magnifique, indicible, addictive, qui vous kidnappe, vous soumet à sa loi de chaleur et vous apprend ce qu'est la couleur.
Bénarès, le Gange, huit heures par jour. Regarder, sentir. Sidération totale. J'en frissonne en l'écrivant. Je m'arrête là.
 
Pourquoi pas l'Afrique? Je ne sais pas. L'Asie m'aimantait, c'était comme un appel. Il ya sûrement beaucoup de femmes que j'aurais pu aimer. Je ne les ai simplement pas rencontrées. Mais il n'est pas trop tard. J'irai quand je serai grand.

K.

J’aimerais beaucoup aller dans ce pays inconnu… quand je serai grand.

***

Né à Roanne en 1958, Lionel Gerin vit et enseigne l’anglais à Lyon.
Voyages : Europe, Tunisie, Jordanie, USA, Mexique, Guatemala, Equateur, Thaïlande, Birmanie, Indonésie, Malaisie, Philippines, Vietnam, Chine, Inde, Pakistan.
Ecrit depuis très longtemps, mais ne s’est jamais soucié d’être publié.

Publie des poèmes dans deux revues littéraires :
Les Cahiers du sens, grâce à son ami poète Bruno Thomas, et dans Kahel.
Pour commander « Si nous n’avions qu’une ombre », mai 2014, Editions Le Nouvel Athanor, 15 euros 

Gueule de mots
Karim Cornali
Francopolis octobre 2014