Karim
Cher
Lionel,
Il est 23 heures
passé. Tous les volets sont fermés. Dehors c’est l’orage.
Il fait chaud comme dans un hammam. Tout est moite. Tout
dégouline. Je t’écris en cet hivernage qui a tardé
à venir pour les cultivateurs de la région. C’est ce que
tout le monde dit ici. Je n’ai pas encore rencontré de
cultivateur, j’ai été bien occupé à trouver
un logement, à effectuer des démarches administratives,
à préparer la rentrée scolaire. Sur la table du
salon la flamme de la bougie se tient droite comme un « i
», tirée vers le haut, tirée vers ailleurs, vers
l’intérieur. Encore une panne de courant. Ça a du charme.
Ça fait du bien. J’ai décroché de mon ordinateur.
Je peux écrire pour la première fois sur mon carnet
papier.
Au pied de la bougie, ton
recueil de poésie « Si nous n’avions qu’une ombre ».
Voilà déjà un vers sur lequel on aime à
s’arrêter. Mais je m’empresse. Je cherche le premier
poème. Je lis. Et bien avant d’avoir terminé la
première page, je suis déjà conquis. Reste
à savoir pourquoi. Que s’est-il passé ?
Peux-tu me dire comment est
né ce recueil ?
Lionel
Cher
Karim,
Tout d'abord, merci pour ton
intérêt. Merci également pour cette incursion
d'été africain. Tu te doutes bien que cela démange
mon cœur voyageur.
Quant à ta question,
je vais essayer de dire en quelques mots ce qui a vraiment
été une longue histoire.
J'écris depuis
très longtemps mais ne m'étais jamais soucié
d'être publié. Suite à un très long
quiproquo, qui pourrait faire une petite nouvelle amusante, un de mes
textes est parvenu dans les mains de Bruno Thomas, poète. Il m'a
présenté à Jean Luc Maxence et Danny-Marc. J'ai,
pendant quelques années, publié des textes dans les
Cahiers du Sens. J'ai fait au marché de la poésie des
rencontres exaltantes, dont la tienne. La confiance est venue petit
à petit et l'orgueil aussi probablement. Enfin, l'année
dernière, j'ai senti que j'étais «mûr»
pour un recueil, que Jean Luc et Danny-Marc ont eu la gentillesse de
publier.
Je dois bien dire tout de
suite que je suis très conscient d'avoir rassemblé des
choses très/trop disparates dans ce recueil. Il aurait
été plus logique que je ne retienne que des textes
récents, ce qui aurait donné une plus grande
unité. Mais il était essentiel pour moi que certains
poèmes que je pourrais appeler fondateurs y figurent. Et puis,
le doute étant un vieux compagnon, je me suis également
dit que puisqu'il m'avait fallu cinquante ans pour publier un premier
recueil, il valait mieux en profiter, n'étant pas sûr de
finir centenaire pour voir la publication du second.
K.
Harmonie,
unité, cohésion, nous les cherchons toujours lorsque nous
constituons un recueil, sinon l'on risque d'être accusé
par un éditeur de ne pas savoir faire un livre. Mais quand tous
les poèmes sont beaux cote à cote dans la même
forêt, comme sont belles chacune des plumes du ara, et que
l'éditeur a l’œil perçant et bienveillant du gardien du
temple, alors il n'y a plus à s'en faire du disparate, de ce qui
est né ici et de ce qui est né là-bas.
Tu dis que tu écris
depuis très longtemps mais sans t'être jamais
soucié d'être publié. J'ai un cousin et un oncle
qui ont le don de la photographie et qui commencent à
réaliser qu’ils ont ce don-là et que le partager
au-delà du cercle familial et de ses amis est une grande source
de bonheur. Comme eux, comme toi, j'aurais pu ne jamais me
réveiller et garder mes poèmes pour moi. Heureusement la
vie en a voulu autrement et tout ne fait que commencer. Combien de
merveilles nous attendent à présent que nous savons que
créer sera l’essentiel de nos vies ? Combien de rencontres
prodigieuses seront le fruit du partage de nos rêves ?
Dis-moi Lionel,
écrire des poèmes est-ce important pour toi ? Pourquoi
écris-tu ?
L.
Grande
question. Petites réponses.
Tout d'abord ma mère
aime les poèmes. Je pense qu'enfant j'ai senti que
c'était une possible occasion de lui plaire. Un peu
mièvre mais sincère.
Ensuite, j'ai eu très
tôt, vraiment, le sentiment du temps qui passe et des choses qui
passe avec lui. Cette mélancolie m'était douce mais je
n'avais pas de nom pour cette chose-là, qui m'a conduit à
l'écriture.
Enfin Prévert, enfin
Rimbaud. Rimbaud toujours, Rimbaud encore. Le cœur incompressible,
inconnaissable, étincelant de la jeunesse, à jamais.
Donc écrire.
En rigolant, je dis que je
n'avais rien pour être poète. J'ai eu une enfance
heureuse, je suis un piètre buveur et je peux passer des jours,
des semaines sans écrire.
Pourtant.
Écrire a vieilli avec
moi. Régulièrement, il a fallu que ça sorte,
littéralement. Sans que je le sache, c'est devenu important.
J'ai la chance, le don, de
voir la beauté du monde, sans méconnaître sa
noirceur, qui fait partie de sa beauté. Voyager m'a ouvert,
soufflé, nourri, jeté dans tout cela.
Naïvement,
férocement, je crois que la beauté peut-être
contagieuse. J'ai voulu célébrer, invoquer, rendre compte
à ma façon, être contagieux.
K.
Moi non
plus je n’avais rien pour être poète : j’ai eu une enfance
heureuse, je tirais la tronche quand on m’offrait des livres
jusqu’à l’âge de 17 ans, je n’ai quasiment rien lu de Hugo
et de bien d’autres, il m’arrive de regarder des émissions
débiles à la télé, je consomme de l’alcool
très modérément et n’ai fumé que trois
pétards dans ma vie, j’aime faire beaucoup de sport, et parfois
même je me déhanche sur le dancefloor…
Au début de notre
conversation je me demandais pourquoi j’avais été conquis
très vite par ton écriture. C’est sans doute – comme tu
le dis – parce que tu rends la beauté contagieuse. Je prends au
hasard deux poèmes de ton recueil :
Il est grand
temps d’être d’argile et d’osier
De modeler en nous des
animaux sauvages
Qui iront perforer le jour
D’embrasser la souplesse
qui seule peut dompter la pierre
De nous étendre aux
champs aurifères
De cueillir dans le soleil
et ses aiguilles
Ce fruit qui peut
être sauvé
De dénouer
l’embâcle qui souvent nous étreint
D’arborer sans rougir les
insignes de la poésie
De sculpter des proues
pour ausculter la mer
De goûter du pain
l’humble et première offrande
Il est temps d’être
poreux et pourtant retiré
Il est grand temps
d’être d’argile et d’osier
***
Il nous reste de l’eau
claire
De l’ombre et du sel
Un peu de silence
Assez de temps pour aimer
Et arpenter nos terres
Il nous reste des
clairières
Où nous sommes au
soir
Encore cerfs ou renards
Il nous reste à
chaque aube
Le coutre du rêve
Pour fendre le matin
Et une abeille
Pour refleurir le monde
Il nous reste l’Indien que
nous fûmes
Avec le rouge au cœur
Avec assez de sang
Pour tracer sur le vent
Le signe qui ensemence la
plaine
Voilà
! De la poésie pure ! Les 80 pages du recueil sont de cette
qualité !
Je sais que tu as beaucoup
voyagé en Asie ; qu’est-ce qui t’attire en Asie ? Et puisque je
vis à présent en Afrique : n’as-tu jamais songé
à aller en Afrique ?
L.
Mes
voyages (hors d'Europe, j'entends) ont débuté par le
Mexique. Un vieux rêve. Une fois passée la légitime
appréhension de la première fois, j'ai été
happé par l'étrangeté magique du voyage. Tout
était si intense. J'ai peu à peu appris quelque chose qui
était presque impossible à l'impatient que
j'étais: vivre l'instant, être là quand j'y suis,
totalement. Cela m'a pris quelque temps, bien sûr.
Un
autre grand voyageur m'a enseigné une chose importante à
propos du voyage et qui va à l'opposé des idées
communément admises. Ce grand poète, c'est Henri Michaux,
qui dit dans un de ses aphorismes que j'adore: "Pas pour t'enrichir.
Voyager pour t'appauvrir, voilà ce dont tu as besoin". Je ne te
ferai pas l'affront de développer les multiples et fantastiques
implications de ces phrases. Elles ont résonné comme une
évidence, difficile à mettre en œuvre, mais tellement
féconde.
J'ai
découvert une autre chose, sans doute assez banale, au cours de
mes périples. Les voyages, nous les faisons toujours avant de
les faire (nous les refaisons après également). Notre
imaginaire travaille. Rien qu'un nom et l'on peut partir. Tu sais ces
terres étrangères grosses d'une promesse par le seul
pouvoir de leur nom, Surabaya, Samarkand. Tu les lis, tu es parti. Ce
que j'ai découvert, donc, c'est que parfois, tu te trouves en un
lieu déjà vu (dans un film par exemple) ou
déjà imaginé, et un phénomène rare
et presque magique se produit. Tu marches en ce lieu et tout se
superpose. Tu marches dans le film. Tu marches dans l'imaginaire. Le
temps s'arrête. Tu es ailleurs et dans l'instant, totalement hors
du temps, dans un sentiment proche de l'extase. Tout ton corps est aux
aguets, tes sens en total éveil. Je te souhaite
d'expérimenter cette sensation, mais peut-être l'as-tu
déjà fait.
Pour ce
qui est de l'Asie ce fut une vraie rencontre. Par où commencer?
La facilité du voyage, le dépaysement complet, tout m'a
pris par surprise avec la violence des grandes douceurs. Le Mexique
était fabuleux. Il y avait les Indiens bien sûr et les
Indiens sont près de mon cœur (ne sommes-nous pas tous rouge
à l'intérieur?). Mais on parlait espagnol, on pratiquait
(et comment!) le catholicisme. Bref, le terrain était un
peu familier. En Asie, j'étais vraiment ailleurs. J'y ai
rencontré le bouddhisme qui m'a fasciné et beaucoup
apporté. Et que dire des sourires? Je sais, les sourires peuvent
être commerciaux, mais je parle ici de vrais sourires, au bout
des rizières, au fond des forêts, dans des terres d'opium,
ou à l'arrière d'une camionnette.
Le
voyage c'est aussi (avant tout?) des rencontres. Il y en eut de
fabuleuses, évidemment. Ce jeune français un peu simple
d'esprit (un ange en fait) parti se perdre dans les forêts de
Malaisie car il était passionné de papillons. Il avait
presque oublié sa langue et vivait de peu. Aris, un Toraja des
Célèbes, et sa gentillesse hilare. Et tant d'autres.
L'Asie c'est comme une drogue. Ils sont rares les mois de juin
où je ne ressens pas une piqûre, et à défaut
de départ, je finis toujours dans un restaurant asiatique pour
avoir au moins un peu des odeurs. Ah les odeurs!
Il faut quand même que
je fasse une place à part à l'Inde. Je ne pourrai
hélas rendre justice à ce pays qui est pour moi, depuis,
un objet de fascination absolue. Je dis souvent qu'il y a plein de pays
sur cette planète, différents, déroutants mais
compréhensibles, abordables...et puis il y a l'Inde, unique,
monstrueuse, magnifique, indicible, addictive, qui vous kidnappe, vous
soumet à sa loi de chaleur et vous apprend ce qu'est la couleur.
Bénarès, le
Gange, huit heures par jour. Regarder, sentir. Sidération
totale. J'en frissonne en l'écrivant. Je m'arrête
là.
Pourquoi pas l'Afrique? Je
ne sais pas. L'Asie m'aimantait, c'était comme un appel. Il ya
sûrement beaucoup de femmes que j'aurais pu aimer. Je ne les ai
simplement pas rencontrées. Mais il n'est pas trop tard. J'irai
quand je serai grand.
K.
J’aimerais beaucoup aller dans ce pays inconnu… quand je serai grand.
***
Né
à Roanne en 1958, Lionel Gerin vit et enseigne l’anglais
à Lyon.
Voyages : Europe, Tunisie, Jordanie, USA, Mexique, Guatemala, Equateur,
Thaïlande, Birmanie, Indonésie, Malaisie, Philippines,
Vietnam, Chine, Inde, Pakistan.
Ecrit depuis très longtemps, mais ne s’est jamais soucié
d’être publié.
Publie des poèmes
dans deux revues littéraires :
Les Cahiers du sens, grâce à son ami poète Bruno
Thomas, et dans Kahel.
Pour commander
« Si nous n’avions qu’une
ombre », mai 2014, Editions Le Nouvel Athanor, 15
euros
Gueule de
mots
Karim Cornali
Francopolis octobre 2014