L’homme à la serviette
Il est recroquevillé sur sa
serviette gonflée comme une panse
modeste timide tout voué à ses
affaires
il n'embête personne
ne regarde pas autour
s'excuse d'exister
d'être assis là à prendre la
place de quelqu'un
mais n'en déplaise à ces
messieurs-dames
il a une mission bien à lui
c'est de veiller sur la
serviette
elle contient les secrets des
chefs
les dossiers du bureau
les affaires du château
les sentences du Bon Dieu
les complaintes des innocents
les testaments des perdants
les confessions des brigands
gardien de ce qui ne le concerne
pas
son devoir d'ignorance est sa
dignité
son silence – sa garantie
le néant est sa patrie
Il disparaît tout d'un coup
ni vu ni connu
tandis que le métro continue
d'avancer dans son trou
Fatiguée...
lasse de vivre...
d'aller à la fac au boulot ou
ailleurs
belle comme un cœur
à quoi bon
oreillettes enfoncées pour
étouffer
le dehors
entendre sans écouter
le bruitage rythmique d'un
groupe quelconque
étouffer ainsi
le dedans
mâcher du chwing-gum
les yeux fermés
absente à tout
gestes vides d'esprit
tels les mouvements
mécano-chimiques
d'un comateux déclaré mort
cliniquement
et pourtant
en passant près d'elle pour
descendre du train
j'ai vu ses yeux entrouverts
me regarder
aqueux visqueux sans relief sans
profondeur
néanmoins vivants
la lueur d'une aube pressentie
d'un regard à venir
s'est déposée sur mon visage
et je lui ai répondu
Vivre caché
terré à même l’asphalte des rues
il est perméable
vous pouvez vous y enfoncer
personne ne vous voit plus
on vous marche dessus sans s’en
rendre compte
parfois un bout de godasse
dépasse
la forme dans laquelle vous
gisez
comme dans un cercueil de verre
on se prend les pieds dedans
on vous lance des mots d’oiseau
non pas à vous
vous on vous connaît pas
mais à cette merde d’objet
qui gêne le passage
J’ai entendu un jour une
demoiselle
qui s’était pris le croche-pied
de votre tête
faire éclater des jurons aussi
rustres
que ses jambes furent gracieuses
à se déployer
lorsqu’elle tomba sur son
derrière
en fait elle rendait la mairie
responsable
du mauvais état des trottoirs
elle promettait de porter
plainte
au Procureur de la République
les fonctionnaires voyez-vous
sont des foutre-rien
à se branler à longueur de
journée
au lieu de nettoyez moi tout
cela
au karcher
quels temps on vit ma chère
quels temps
Alors vivre caché c’est le bon
choix
du moins on pourra pas vous dire
demain
Toi aussi tu as participé à
l’avènement des loups
dans la bergerie
et tu dormiras comme un mouton
dans le ventre de sa mère
dont tu n’auras cure
si c’est une brebis ou une louve

La poésie oui maintenant et
toujours
le questionnement du « que
dit le poème »
comme si dire était la question
ou pour qui ou pour quoi –
erreur !
Gargarisez-vous d’objets directs
et indirects
de propositions finales
concessives consécutives incisives
vous ne savez pas de quoi vous
parlez
vous devriez manger c’est tout
la poésie elle mange de tout
c’est une omnivore
une porcine
ne recule devant rien
fait pas la fine bouche
s’en fout des expérimentations
de style
des dires et des pires
excès de non versification
des entourloupes et
sophistications
manger et boire se mouvoir
baiser cracher
c’est cela l’humaine aventure
surtout aller voter
choisir entre des bouches
cracheuses de paroles mitraillettes
l’une plus égale que l’autre
oui il faut digérer tout cela
jusqu’à la combustion interne
anéantir le composte par le feu
stomacal
ne le saviez-vous pas
elle est aussi
bio-pyromane
Extraits du
recueil Néant rose, L’Harmattan,
novembre 2017
(collection
Accent tonique).

Ci-dessus :
graffiti de Da Cruz, rue de l’Ourcq (photo de 2012), illustrant la
couverture du recueil.
Décembre 2017
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