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 GUEULE DE MOTS –ARCHIVES

(2010-2016)

 

 

GUEULE DE MOTS



Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...

Cette rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture...etc.

 

 

http://www.francopolis.net/rubriques/sakurai06.gifCe mois d’avril 2017

Libre parole à…

 

Entretien avec Dana Shishmanian

réalisé par Dominique Zinenberg

Autour de la poésie…

1.           Le titre de ton dernier recueil, Le fruit obscur, t’est-il venu rapidement, après coup, après l’écriture du poème du même titre ? Peux-tu préciser la force polysémique de ce titre ou sa valeur métaphorique et symbolique ?

 

Mes titres viennent après-coup ; je n’ai jamais commencé un poème par son titre : celui-ci se révèle comme son cœur caché, il faut le découvrir, il n’est pas donné avant l’écriture elle-même, par quoi le poème naît ou plus précisément, est accouché. Le titre apparaît alors  comme la reconnaissance d’un nom secret qui émerge et s’impose. « Fruit obscur » est donc le nom d’une naissance, en particulier, celle qu’on n’attend pas, ou plus. Fruit mystique sans doute, œuvre alchimique aussi inconnue qu’inespérée.  

 

2.           Il me semble que ton rapport à la ponctuation est très complexe. Par exemple, aucun poème du recueil ne se termine par un point. On sent bien sûr que c’est délibéré, mais quel sens cela prend-il pour toi de ne pas clore par cette marque habituelle tes poèmes ? De même tu n’utilises pas la virgule, ou peu, mais tu te sers du point d’interrogation (même en fin de poème) de temps à autre, mais pas systématiquement. Que veux-tu dire par cette façon originale, souple, irrégulière de faire usage de la ponctuation ?

 

Un poème ne finit jamais, si ce n’est par trouver son titre… par où, en fait, il recommence : aucune raison donc de mettre un point après le dernier vers. Par contre un point d’interrogation, cela prolonge, ce n’est pas un terminus.  J’aime plonger dans un poème comme dans un mandala, il est bordé extérieurement, mais infini à l’intérieur…

 

3.           De recueil en recueil, je sens s’affirmer chez toi, une direction poétique singulière. Pourrais-tu nous dire quel serait ton art poétique ? Pourrait-il commencer comme celui de Verlaine ?

 

Un art poétique c’est trop dire, en fait, je n’en ai pas. J’avance à tâtons au gré de ma vie qui n’est pas séparée de l’écriture : si j’ai un « credo », c’est justement celui de la non esthétique, l’écriture est vie, la vie est écriture.

 

4.           Dans Le fruit obscur le quotidien n’est pas séparé ni séparable de l’intrication culturelle, littéraire, philosophique comme si l’un se nourrissait constamment des autres et réciproquement. Quelle revendication cela laisse-t-il entendre ?

 

Justement, le quotidien, comme nos lectures, les musiques qui nous travaillent, les images qui nous poursuivent, les quêtes spirituelles, les relations aux autres, tout s’imbrique, se recompose et se décante par strates successives dans l’écriture poétique, il n’y a pas d’exclusion possible : nihil humani a me alienum puto… L’adage de Terence est un peu tautologique, car il s’applique à l’homme ; appliqué au poète, voire à l’artiste en général, il laisse  s’instaurer cet espace de création où le « tout  humain »  est en même temps sujet et son propre objet.

 

5.           Comment définirais-tu le raffinement toi à qui on pourrait reprocher un vocabulaire parfois grossier, une syntaxe délibérément fautive, des situations parfois triviales etc. Car vois-tu Dana, je trouve, pour ma part, ce reproche éventuel déplacé et je sens au contraire beaucoup de raffinement dans tes recueils.

 

Ah je ne sais si raffinement est le mot juste mais oui, je revendique le refus d’un certain élitisme qui limite la poésie au « style élevé » et j’aime faire jouer les contrastes, cela éclaire des fentes et des perspectives inattendues dans l’expression comme, je l’espère, dans l’imagination réceptrice. 

Comme cette question continue en fait les deux précédentes, j’aimerais te proposer, en guise de réponse aux trois, un texte tiré d’un recueil inédit (voir ci-dessous) qui peut éventuellement être lu à la manière des manifestes de l’avant-garde, dont il convient de célébrer le centenaire… il me semble qu’elle n’a pas vieilli, elle !

 

6.           Tes références littéraires, culturelles (musicales, philosophiques, religieuses) sont nombreuses et hétéroclites, quelles sont celles qui te hantent et t’accompagnent de façon durable ?

 

Durablement, l’Inde et le  bouddhisme. Le dernier texte du Fruit obscur (que tu cites d’ailleurs dans ta chronique) en témoigne. 

 

7.           N’écris-tu qu’en Français ? Le Roumain ne traverse-t-il pas mystérieusement (comme un « fruit obscur ») ton travail de poète ? Ou bien la langue que tu utilises est-elle traversée par d’autres savoirs linguistiques secondaires comme le latin ou le grec etc.

 

Non, le roumain n’est pas du tout sous-jacent à mon écriture en français. J’aimais écrire en français depuis que j’ai commencé à apprendre cette langue, au lycée (alors que cela ne s’est pas produit avec d’autres langues que j’ai apprises à l’époque ou plus tard… l’allemand, le russe, l’anglais).  Cela n’empêche que des passerelles existent, et même des références explicites (concepts, citations), mais alors ces renvois sont volontaires et après-coup. 

Parler des langues nous entraîne sur un autre terrain, celui de la traduction… qui pour moi, est comme passer d’une mer à l’autre, quand on est dans une langue on n’est pas dans l’autre en même temps, et pourtant, l’être du poème se retrouve dans chacune…   si la traduction est véritable.

 

Merci Dana. Je t’embrasse, Dominique.

 

Omnivore

La poésie oui maintenant et toujours

le questionnement du « que dit le poème »

comme si dire était la question

ou pour qui ou pour quoi

erreur

gargarisez-vous d’objets directs

et indirects

de propositions finales concessives consécutives

incisives

vous ne savez pas de quoi vous parlez

vous devriez manger c’est tout

la poésie elle mange de tout

c’est une omnivore

une porcine

ne recule devant rien

fait pas la fine bouche

s’en fout des expérimentations de style

des dires et des pires

excès de non versification

des entourloupes et sophistications

manger et boire se mouvoir baiser cracher

c’est cela l’humaine aventure

surtout aller voter

choisir entre des bouches cracheuses de paroles mitraillettes

 l’une plus égale que l’autre

oui il faut digérer tout cela

jusqu’à la combustion interne

anéantir le compost par le feu

stomacal

ne le saviez-vous pas

elle est aussi

bio-pyromane

 

©Dana Shishmanian, inédit (2012)

 

http://www.francopolis.net/rubriques/sakurai06.gifpour Gueule de mots avril 2017 :


Dana Shishmanian

Entretien par Dominique Zinenberg