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(2010-2016) |
GUEULE DE MOTS
Cette
rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE
PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son
inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa
façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir,
nous parler de sa vie parallèle à l'écriture...etc. Libre parole à… Entretien
avec Dana Shishmanian réalisé
par Dominique Zinenberg Autour de la poésie… 1.
Le
titre de ton dernier recueil, Le fruit
obscur, t’est-il venu rapidement, après coup, après l’écriture du poème
du même titre ? Peux-tu préciser la force polysémique de ce titre ou sa
valeur métaphorique et symbolique ? Mes titres viennent
après-coup ; je n’ai jamais commencé un poème par son titre :
celui-ci se révèle comme son cœur caché, il faut le découvrir, il n’est pas
donné avant l’écriture elle-même, par quoi le poème naît ou plus précisément,
est accouché. Le titre apparaît alors
comme la reconnaissance d’un nom secret qui émerge et s’impose.
« Fruit obscur » est donc le nom d’une naissance, en particulier,
celle qu’on n’attend pas, ou plus. Fruit mystique sans doute, œuvre
alchimique aussi inconnue qu’inespérée.
2.
Il
me semble que ton rapport à la ponctuation est très complexe. Par exemple,
aucun poème du recueil ne se termine par un point. On sent bien sûr que c’est
délibéré, mais quel sens cela prend-il pour toi de ne pas clore par cette
marque habituelle tes poèmes ? De même tu n’utilises pas la virgule, ou
peu, mais tu te sers du point d’interrogation (même en fin de poème) de temps
à autre, mais pas systématiquement. Que veux-tu dire par cette façon
originale, souple, irrégulière de faire usage de la ponctuation ? Un poème ne finit jamais,
si ce n’est par trouver son titre… par où, en fait, il recommence :
aucune raison donc de mettre un point après le dernier vers. Par contre un
point d’interrogation, cela prolonge, ce n’est pas un terminus. J’aime plonger dans un poème comme dans un
mandala, il est bordé extérieurement, mais infini à l’intérieur… 3.
De
recueil en recueil, je sens s’affirmer chez toi, une direction poétique
singulière. Pourrais-tu nous dire quel serait ton art poétique ?
Pourrait-il commencer comme celui de Verlaine ? Un art poétique c’est trop
dire, en fait, je n’en ai pas. J’avance à tâtons au gré de ma vie qui n’est
pas séparée de l’écriture : si j’ai un « credo », c’est
justement celui de la non esthétique, l’écriture est vie, la vie est
écriture. 4.
Dans
Le fruit obscur le quotidien n’est
pas séparé ni séparable de l’intrication culturelle, littéraire,
philosophique comme si l’un se nourrissait constamment des autres et
réciproquement. Quelle revendication cela laisse-t-il entendre ? Justement, le quotidien,
comme nos lectures, les musiques qui nous travaillent, les images qui nous
poursuivent, les quêtes spirituelles, les relations aux autres, tout
s’imbrique, se recompose et se décante par strates successives dans
l’écriture poétique, il n’y a pas d’exclusion possible : nihil humani a me alienum puto… L’adage de Terence est un peu tautologique,
car il s’applique à l’homme ; appliqué au poète, voire à l’artiste en
général, il laisse s’instaurer cet
espace de création où le « tout humain » est en même temps sujet et son propre
objet. 5.
Comment
définirais-tu le raffinement toi à qui on pourrait reprocher un vocabulaire
parfois grossier, une syntaxe délibérément fautive, des situations parfois
triviales etc. Car vois-tu Dana, je trouve, pour ma part, ce reproche
éventuel déplacé et je sens au contraire beaucoup de raffinement dans tes
recueils. Ah je ne sais si
raffinement est le mot juste mais oui, je revendique le refus d’un certain
élitisme qui limite la poésie au « style élevé » et j’aime faire jouer les contrastes, cela éclaire des fentes et des
perspectives inattendues dans l’expression comme, je l’espère, dans
l’imagination réceptrice. Comme cette question
continue en fait les deux précédentes, j’aimerais te proposer, en guise de
réponse aux trois, un texte tiré d’un recueil inédit (voir ci-dessous) qui
peut éventuellement être lu à la manière des manifestes de l’avant-garde,
dont il convient de célébrer le centenaire… il me semble qu’elle n’a pas
vieilli, elle ! 6.
Tes
références littéraires, culturelles (musicales, philosophiques, religieuses)
sont nombreuses et hétéroclites, quelles sont celles qui te hantent et
t’accompagnent de façon durable ? Durablement, l’Inde et
le bouddhisme. Le dernier texte du Fruit obscur (que tu cites d’ailleurs
dans ta chronique) en témoigne. 7.
N’écris-tu
qu’en Français ? Le Roumain ne traverse-t-il pas mystérieusement (comme
un « fruit obscur ») ton travail de poète ? Ou bien la langue
que tu utilises est-elle traversée par d’autres savoirs linguistiques
secondaires comme le latin ou le grec etc. Non, le roumain n’est pas
du tout sous-jacent à mon écriture en français. J’aimais écrire en français
depuis que j’ai commencé à apprendre cette langue, au lycée (alors que cela
ne s’est pas produit avec d’autres langues que j’ai apprises à l’époque ou plus
tard… l’allemand, le russe, l’anglais).
Cela n’empêche que des passerelles existent, et même des références
explicites (concepts, citations), mais alors ces renvois sont volontaires et
après-coup. Parler des langues nous
entraîne sur un autre terrain, celui de la traduction… qui pour moi, est
comme passer d’une mer à l’autre, quand on est dans une langue on n’est pas
dans l’autre en même temps, et pourtant, l’être du poème se retrouve dans
chacune… si la traduction est
véritable. Merci
Dana. Je t’embrasse, Dominique.
pour Gueule de mots avril
2017 :
Entretien par
Dominique Zinenberg |