Comment ça va ?
Je n’ose te
poser l’inévitable question et donc je ne te la poserai pas. A part ça... zut j’allais te la poser. On est victime
de ses automatismes et sans qu’on s’en rende compte, ils nous agissent. Il
faut toujours être vigilant, ne jamais baisser la garde, car ils veillent les
automatismes et ils attendent le plus petit moment d’inattention pour
s’insinuer comme ça, mine de rien, dans les interstices de la parole.
Donc, je ne
les laisserai pas faire et ne te poserai pas l’inévitable question. Je ne
me la pose d’ailleurs pas à moi-même, quand je me lève le matin, je ne me demande
pas « Alors comment ça va aujourd’hui ? » Non je ne me la pose pas, je ne
me la pose plus, car j’ai remarqué que ça ne changeait rien de se la poser le
matin. Pire, ça aurait plutôt tendance à favoriser une sorte de... comment
dire ? Une sorte d’interrogation générale sur l’état d’avancement de mes
petites affaires privées, oui, sur l’état de marche. Comment répondre à une
telle question le matin alors qu’on est allé nulle part, on a juste essayé
de dormir dans ses rêves ou dans l’oubli, c’est tout, donc la question est
incongrue le matin. On ne va pas le matin. Plus tard peut-être, on va...
bien ou mal mais on va... à son bureau par exemple on y va bien, parfois
moins bien, d’autres fois on y va au ralenti, on y va mal d’autres fois
encore lorsqu’on tombe en panne de voiture ou que le RER s’immobilise parce
que quelqu’un s’est jeté sur la voie. Dans ces cas-là on peut tout à fait
dire «Ça ne va pas » et on a raison car on est
arrêté au milieu de la voie donc ça ne va pas, plus que ça même, ça ne va
plus du tout, c’est ça qu’on peut dire, mais le matin la question n’a pas
lieu d’être, car le matin, au réveil, on ne va pas. Point. Pour le reste ce
sont des affaires privées, et on n’a pas à demander à quelqu’un « Ça va vos
affaires privées ? » Je comprendrais tout à fait que ce quelqu’un réponde «
Je t’en pose moi des questions ? » Je le comprendrais tout à fait car en
fait on s’en fout des affaires privées des autres, c’est déjà assez
compliqué comme ça ses affaires privées à soi, c’est privé même pour soi
ces affaires-là, alors celles des autres... Chacun devrait rester dans ses
affaires privées, on y gagnerait tous, c’est mon intime conviction. Pour le
reste, c’est autre chose, ce sont des affaires publiques, on peut en parler
en public de ces affaires-là, on peut demander en public, sur la voie ou
sur un banc :
– Est-ce que
ça va vos affaires publiques ?
Rien de mal à
ça, au contraire, ça permet de s’intéresser au bien du public, c’est une
preuve de civilité, c’est vrai quoi, on n’est pas des sauvages, on
s’intéresse au bien du public. Tout ça pour ne pas te poser la question sur
l’état de marche de tes affaires privées qui est contenue dans ce fameux « Comment
ça va ? » Je ne la poserai donc pas cette fameuse question car elle est
privée de pied en cape, totalement et absolument privée, tellement privée
que le simple fait de la poser est une sorte d’ingérence dans les affaires
de l’autre, en l’occurrence les tiennes, et donc je m’abstiendrai de la
poser ladite question, et en resterai là, à la frontière, je resterai sur
le pas de la porte, sur la voie… publique où plus tard tu me rejoindras
pour discuter de nos affaires... publiques.
©François Minod
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