Celui qui sait
Il est passé...
Passé à vive allure. Au loin une trace de poussière. Il est passé... Le
ronflement du moteur s'estompe. Passé trop vite. S'arrêter n'a pas eu le
temps, n'a pas pris le temps... A filé comme
l'éclair. Sitôt aperçu déjà disparu. A surpris tout le monde. Impossible de
le stopper, ou de le suivre... trop tard ! Un point fuyant là-bas, puis
plus rien. Et nous, nous sommes ici, comme d'habitude, hébétés et rageurs.
Il ne s'est pas arrêté ! Ne nous a rien dit !...
Est-il passé pour
nous narguer, nous provoquer, nous inquiéter, remuer le couteau dans la
plaie !... Pourquoi ne s'arrête-t-il jamais ?... Nous croyons qu'il va se poser,
nous raconter, nous éclairer, donner des clés, lever des pans enfouis, et
puis non, il file ! Ce passé qui nous attache, nous étouffe, nous pourrit
la vie, décidément, nous n'en savons presque rien... Mais, ce que nous
savons tous, c'est que ce rien nous unit à la vie et à la mort.
Et, ce que nous
savons également c'est que lui, lui qui sait l'histoire, pourrait dire !
pourrait raconter ! il le devrait !... Mais il nous fait attendre,
accepter, espérer... Il joue avec nos nerfs, il joue au plus fort et
disparaît. Nous sommes voués à attendre puisqu'il retient le passé dans sa
bouche, qu'il en est le geôlier, et que nous sommes asservis à sa parole.
Tiendrons-nous longtemps ?... Ici, chacun rabâche cette histoire et nourrit
sa haine depuis l'enfance !
Sans fixer
rendez-vous, nous nous sommes tous retrouvés chez elle. Nous avions besoin
de parler. Parler de celui qui aurait dû nous parler mais qui, une fois de
plus, s'était dérobé.
Elle avait sorti la
bouteille, les verres et les gâteaux secs. Nous nous faisions face, serrés
sur les bancs. Chacun attendait que quelqu'un rompe le silence, engage la
conversation. Que quelqu'un ose avancer le peu qu'il savait pour amorcer
tout simplement. Les regards plongeaient au fond des verres. On entendait
croquer les gâteaux secs. Finalement on a commencé par pester contre les
travaux sur la place, à espérer la pluie, et à craindre pour les récoltes.
Mais, de l'histoire, personne n'a rien pu dire... Et pourtant cette
histoire elle était là, entre nous ; elle nous avait tous réunis... Et
de celui qui savait, qui avait failli s'arrêter et raconter, rien ne fût
dit non plus !... Cependant la tension était palpable. On la sentait monter
au fur et à mesure que les verres se vidaient. Sans rien se dire, décision
avait été prise à l'unanimité : il faudra le piéger !... l'enfermer
!... le faire avouer !... qu'il
rende gorge... et puis... qu'on la lui tranche !... Suffit ! Suffit ! Trop
d'attente ! Trop de douleur ! Trop de larmes ! Trop de misère ! C'est son
tour de payer !...
Nos regards en
disaient long sur notre détermination. Nous nous sommes séparés,
silencieux, résolus, solides. Apparemment, chacun reprit ses occupations,
ses aigreurs, ses violences, sa vie !... Mais, cette fois, rien ne sera
plus comme avant. Un verdict avait été partagé, un pacte avait été conclu.
Les choses du passé ne resteront pas lettre morte ! Il faudra les raconter,
les liquider ! Les enfants doivent savoir ! Et leurs enfants aussi, devront
savoir !...
©Nicole Goujon
Nicole Goujon est l'auteur de plusieurs recueils dont Les planques et Les singuliers (Échappée
d'histoire). Elle participe au Buffet Littéraire depuis sa création et a
publié plusieurs textes dans la revue VOIX.
Dans un tout autre domaine, elle a également publié un ouvrage École
des ponts (1960-2000), une école en mouvement, Presse de l’École
Nationale des Ponts et Chaussées.
|