![]() |
|
"Mais qui est-il pour vous?"
(le grand Brel)
II
avril
2003, place des
Francophones:
au milieu des fastueuses
célébrations de l’année Jacques Brel, Florence
Noël interroge
les participants, "Mais qui est Jacques Brel pour vous?"
et voici encore
quelques extraits de ces
échanges (deuxième partie)
Jean Guy : Longue, longue soirée Brel, hier soir, jusqu’à tard dans la nuit. Alors un peu mal à la tête ce matin. Pas à cause de lui, non mais la faute à un vin de pays du Roussillon, peut-être un peu trop souffré. Mais je trouve que le vin va très avec l’écoute du Jacques. Oui, bien sûr il ne faut pas enfermer Brel comme j’ai tendance à le faire dans mes posts dans une sorte de carcan assez réducteur. Oui, Florence tu as raison, et c’est peut-être une des clés de l’œuvre de Brel, c’est un grand conteur d’histoire, c’est ce que dans un des nombreux chapitres planifiés de mon « œuvre » (ici sourire) sur Brel, toujours recommencée, et qui sera à jamais (sourire encore)) inachevée, je me proposais de montrer. Il possède une fantastique et rare faculté à mettre en scène des personnages en quelques lignes, sur le papier … et bien sûr, après, avec sa voix, avec tout son corps. Tu cites Breughel à propos de paysages, je dirais qu’il est, cet « homme de théâtre chantant » souvent Ghelderodien, dans sa manière de traiter ses personnages, en les exagérant jusqu’à la caricature, son réalisme outré jusqu’au grotesque, sa truculence, mais aussi dans cette même dualité haine / amour envers la femme mais aussi les gens en général, dans un traitement quasi mystique de thèmes comme l’amour, l’amitié, la générosité impossibles où la réalité ne coïncide avec l’absolu qu’au moment de la mort. Et comme Ghelderode, il crée des formidables personnages de théâtre mais qui ne sont que des marionnettes avec lequel il joue et joue avec nous. Et pour revenir à la relation de Brel avec son public, j’ai le sentiment que son public justement manque de distanciation vis à vis de ses personnages et souvent les prennent pour argent comptant, alors qu’ils ne sont non seulement de pure invention – c’est normal pour des personnages de théâtre - mais souvent sans fondement, je veux dire qu’ils sont impossibles autrement que sur une scène de théâtre. Tout comme chez Ghelderode, ses marionnettes lui servent d’exutoire à ses peurs, ses fantasmes, sa soif d’absolu plus, lui servent à créer un autre monde, son monde intérieur dans lequel il nous entraîne plus qu’à nous montrer des gens. Comme chez Ghelderode son réalisme outré n’est qu’une porte ouverte sur un monde fait de symboles. Ces « Vieux » qu’ils nous montrent dans cette célèbre chanson magnifiquement écrite et magnifiquement chantée n’existent pas, non, non les vieux, s’ils peinent, s’ils souffrent irrémédiablement de l’absence de l’autre, si leurs moyens physiques sont moindres, s’ils sont malades, ils continuent à vivre, à aimer, à souffrir d’aimer, à regarder, à penser le monde, à agir aussi. (à mon age, fréquentant par la force des choses de plus en plus de vieux et de plus vieux encore, je jure que c’es vrai). Combien de fois ai-je entendu dire que cette chanson est belle parce que « si vraie ». Mais ces vieux n’existent pas et ceux qu’ils nous donnent c’est uniquement ceux de son monde intérieur, c'est la vision de son angoisse à devoir vieillir. A contrario, une de ses plus belles chansons ne serait-elle pas Jojo, d’une sobriété sans égale chez lui et qui est, on le sait, tout à fait auto biographique – mais qu’importe après tout- où en peu de mots, mais irrémédiablement siens « Six pieds sous terre Jojo tu frères encore » il dit la perte de l’ami intime et peut-être dit-il le seul « Je t’aime » non théâtral de toute son œuvre. J'ai l'impression de commencer à faire un peu long. On en finira jamais avec Brel, ça au moins c'est sûr. Pardon, j'ai parlé de Ghelderode, il s'agit d'un dramarturge belge (1898-1962)qui a assez bien été joué en France dans les années 50. En Belgique il a été redécouvert au début des années 80 où il est maintenant régulièrement joué. Son piéce la plus classique est "La ballade du grand macabre" dont G.Ligeti a fait un opéra qui fait maintenant partie du répertoire. Ses autres pièces célèbres sont Escurial, Hop Signor, Pentagleize, Fastes d'enfer, Le siège d'Ostende. A noter que d'expression française, ses pièces ont d'abord été joué en tranduction flamande. Aglaé : Je redescends de la sieste avec une autre reflexion, suite au topo de Jean Guy: Les personnages des chansons de Brel, qui ne sont pas réels, qui relèvent d'un imaginaire,sont en même temps fouillés, détaillés, et c'est d'être si particuliers, même s'ils sont faux, qui les rend universels...ce qui est vrai pour un personnage de roman tout aussi bien... Ses vieux ne sont pas réalistes, il y a des petits vieux méchants et qui ne s'aiment pas, mais ils sont universels, répondent à une image triste et douce de la vieillesse telle qu'elle est inscrite dans nos coeurs....si je déconne, on le dit à vieille Glagla... "Jojo, Tu me donnes en riant Des nouvelles d'en bas Je te dis mort aux cons Bien plus cons que toi Mais qui sont mieux portants Jojo, Tu sais le nom des fleurs Tu vois que mes mains tremblent Et je te sais qui pleure Pour noyer de pudeur Mes pauvres lieux communs" Florence : "Nous parlons en silence D'une jeunesse vieille Nous savons tous les deux Que le monde sommeille Par manque d'imprudence " c'est ausssi pour ce genre de phrases, surtout peut-être, que j'aime infiniment les chansons de Brel. mais il est vrai qu'au delà de ses chansons, Brel est un personnage, il en a joué... tant et si bien que souvent on imagine mal quelqu'un d'autre chanter ses chansons; les chansons restent, mais Brel n'est plus. Et pour les faire vivre au delà de lui, il faut des interprètes, des vrais, des avec leur coeur et leur corps, des théâtreux fervent ! ;-) je rejoins out à fait ce que tu dis de Brel et de la correspondance avec Ghelderode. En te lisant, je me suis dit, que pour certains aspects, pas les thèmes, mais un peu l'univers ou les paysages, j'y voyais aussi une correspondance avec James Ensor.... quand aux personnages, oui, ils sont exemplatifs, non ils ne sont pas réels, mais ils ont le souffle, chacun a le souffle tout aussi humble qu'il soit, le souffle d'un vrai personnage héroïque. Même quand il chante "A mon dernier repas", il se met en scène comme il n'est pas. Ce n'est pas Brel qui parle pour lui-même et qui décrit sa mort, c'est quelque chose en lui qui se rebiffe. Et qui dit ses révoltes et ses incertitudes. cette appréhension de la mort, et à la fois ce défi fait à cette mort, est certainement aussi à la source de la sympathie qu'on lui prodigue naturellement. Comme toutes les failles et toutes les faiblesses qu'il affiche, qu'il distribue dans ses chansons... un homme qui se livre, même au travers de personnages, cet homme suscite inévitablement une affection, une envie de rencontre, un mystère. Il a si bien décrit, loin de phrases pompeuses, le mystère du genre humain dans tous ses états. A la fois ce sont des personnages, des caricatures, croquées de deux traits de crayon et de quelques notes de musiques, mais ils forment ensemble la comédie humaine. Et c'est peut-être aussi pour cela qu'on l'aime. Gert : Intéressant ces points de vue sur Brel, vos perceptions de l'homme, du chanteur. Je ne suis pas d'accord avec Jean pour dire que Brel est un éternel adolescent, non je penche plus du côté Aglaé, et moi je suis de toutes les générations mais de l'autre côté de l'océan et ce Brel ici est des nôtres et entendre Brel est une chose mais le voir sur scène...c'est autre chose, non vous n'êtes pas avec un ado, vous êtes avec un être entier qui se donne totalement, il n'est pas là pour faire le beau, mais il vous séduit par sa rage de vivre, sa passion de la vie, son authenticité, il n'a pas peur de ses émotions. Il n'est pas du genre à avoir avalé ces conneries d'adultes: on ne pleure pas en public, fais un homme de toi, refoule tes émotions, ne dis jamais ce que tu penses, mets des gants blancs et... la vie c'est sérieux. Brel est une nécessité et je dis comme Aglaé: "J'en ai besoin pour trouver un air plus pur,une liberté de ton,une violence, une démesure, beaucoup de tendresse par dessous,un homme terriblement séduisant avec sa gueule taillée en coup de serpe...on est soulevé au dessus des petites heures monotones de la journée, je respire mieux à son étage...Je me sens chez moi... " On respire mieux car il nous donne un espoir: celui de vieillir sans tomber dans le petit confort endormi de l'adulte qui se prend au sérieux dans sa petite vie: maison-boulot-dodo... C'est le travail... les patrons, la rentabilité, la productivité , ça nous lavent le cerveau si on ne fait pas attention. Oui, on a peur de devenir des adultes car souvent l'image que nous donne les adultes est assez médiocre: sans émotion, sans passion, sans fou rire... sans étincelles dans les yeux... il y a de quoi avoir peur. Et quand j'entends ces adultes dire : "Je dois aussi avouer qu’en Belgique l’année Brel prends des proportions énervantes." hum! ça confirme mes peurs. Un adulte veut que tout soit limité, que tout entre dans des normes...il ne faut pas faire de vaques... pas trop d'éclats... Et là je suis d'accord avec Flo, car les belges sont un peu comme les québécois... ils ont une certaine gêne à s'affirmer, à crier leur fierté, à être et à vivre ce qu'ils sont. Et je dis qu'il faut que la fête de Brel soit dans la démesure car il était cette démesure... ce plein de vie... il débordait de partout... ça coulait en lui comme un torrent. Mais je ne suis pas d'accord pour dire que les personnages de Brel sont des fictions,une pure invention oh! que non! ils sont peut-être un peu présentés à l'état brut mais ils sont bien réels...et c'est qui nous touche et qui fait sa force. Et quand , il parle des vieux, c'est une réalité, pas la seule réalité heureusement mais là Brel parle de ses vieux ... et même si pour beaucoup, vieillir est autre chose, il y a encore de ces vieux qui vivent du tic tac de l'horloge, avançant lentement... cela n'a rien d'exagéré mais bien sûr il ne faut pas généraliser. Et c'est là sa force à Brel, c'est de toujours prendre le personnage minoritaire, caché, celui dont personne ne parle et ne voit mais qui existe à côté de nous. Brel, ça réveille la vie qui dort en nous. Et comme dit Flo: "A la fois ce sont des personnages, des caricatures, croquées de deux traits de crayon et de quelques notes de musiques, mais ils forment ensemble la comédie humaine. Et c'est peut-être aussi pour cela qu'on l'aime. La vie est cette comédie humaine quand on ouvre les yeux non pas sur nous mais sur l'autre. Et vous savez tous, vous qui êtes sur le Net qu'au fond , nous sommes tous des volcans d'émotions... et qu'un volcan ça se réveille ... ;-) Je dirais que Brel était et est ce ramoneur de volcan. Jean Guy : Gert, Il ne faut pas avoir peur mais je maintiens mon "Je dois aussi avouer qu’en Belgique l’année Brel prends des proportions énervantes". Enervantes, parce que justement cette année Brel va ignorer Brel plus qu’elle ne le fera connaître. Par connaître je veux dire aller plus avant dans son œuvre, en comprendre le pourquoi et le comment, sa structure, ses sources d’inspiration, sa manière d’écrire, son style, ses thèmes familiers, ses récurrences, la relation textes/musique, l’apport de la musique aux textes, à son travail de chanteur etc, etc, qui font que depuis près de 50 ans des générations d’hommes et femmes trouvent chez lui, dans ses chansons quelque chose qui fait que… Un anniversaire doit, à mon sens servir à ça aussi plus en tout casqu’à élever des statues dont il n'a pas vraiment besoin. Enervantes parce que justement cette fête à Brel ne se fait pas dans la démesure brélienne, mais bien au contraire tout à fait dans la mesure du juste milieu antibrélien, il faut plaire à tout le monde, surtout ne pas choquer, bon père, bon mari, n’en dire surtout que du bien, le réifier plus que de le faire vivre et surtout, surtout dans la bonne mesure de ce qu’elle pourra rapporter. Cette année Brel est une simple tentative de promotion touristique pour la ville de Bruxelles, mais aussi de récupération style « sans nous Brel ne serait rien », alors c’est à qui dégottera, pour les vendre, les cafés bréliens, les rues et les places bréliennes, les atmosphères bréliennes autour de ces 3 ou 4 chansons « bruxelloises » dans lesquelles il fait référence aux places Ste.Catherine et De Brouckere, au tram 33, au canal. Mais sur le fond, rien, rien… Ceci a très bien été exprimé par le ministre bruxellois de la culture lors d’une allocution présentant l’année Brel en décembre 2002 « La programmation des festivités s’inscrivant dans le cadre de cette commémoration des 25 ans du décès de Brel constituera immanquablement l’événement phare de l’année touristique 2003 en Belgique. Organiser pareils événements est d’ailleurs devenu indispensable si l’on veut faire progresser Bruxelles au hit-parade des destinations touristiques incontournables./…/ Alors si, aujourd’hui, l’année Brel semble être une évidence pour tout le monde, c’est bien parce que cela fait plus de deux ans maintenant que nous y travaillons…/... Une structure permanente « Brel à Bruxelles » a, par ailleurs, été créée pour les besoins de cette opération…. /… « Avant de lever le voile sur la programmation, je souhaite mettre en évidence le travail de fond mené sur les marchés étrangers par nos offices du tourisme et notre réseau d'attachés économiques et commerciaux depuis plusieurs années. Cette partie invisible de l'iceberg représente la part la plus importante de l'action menée afin de faire venir des touristes à Bruxelles, ce qui, dans le cadre de notre politique touristique, reste est un objectif central. Depuis de longs mois, Bruxelles ne se présente plus à l’étranger qu’à travers l’image de Jacques Brel…. » Car il faudra bien et surtout rentabiliser le 1 500 000 Euros investis dans cette opération par la région bruxelloise. Pour revenir à Brel, oui, je trouve avec Florence que sa peur de la mort et le défi qu’il lui jette constamment et qu’il chante avec tant de hargne, tant de colère, nous rapprochent de l’homme tout comme ses contradictions, ses failles qui sont nos contradictions, nos failles. « A mon dernier repas » est d’ailleurs depuis la première écoute, avec « J’arrive » une de ses chansons qui me tient le plus à cœur, à tripes plutôt. Mais cela ne doit pas ni ne peut m’empêcher de penser que sa référence à « mes vaches et mes femmes » est une faiblesse qui n’apporte rien au thème de la chanson. Tiens à propos de sa relation avec « la » femme, sa fille France Brel dit dans une interview qu’il n’était pas misogyne mais que surtout il avait peur des femmes. C’est intéressant car j’ai l’impression que cette peur est une des sources de son inspiration. On sait aussi, alors qu’il parle souvent dans ses chansons de celles qui s’en vont (infidèles) après avoir attisé les feux de l’amour, que dans sa vie privée c’est lui qui est toujours parti et de nombreuses fois. Cette peur de la femme ne peut-on pas en voir l’origine dans l’éducation très catholique du jeune Brel et la fréquentation active de milieux très catholiques jusqu’à plus de 20 ans, éducation dont une des bases est justement la dévotion à la femme idéale, pure, vierge, et la peur, presque le rejet de la femme réelle de chair et de sang, impure, pécheresse par excellence. Or cette thématique, opposition femme idéale / femme réelle traverse entièrement l’œuvre de Brel de « Sur la place » qui met en scène la femme idéale qui est flamme représentant l’amour, la bonté, la charité et même le Bon Dieu jusqu’au « Lion » de son dernier enregistrement qui met en scène cette lionne, la femme réelle qui va délaisser le vieux lion qui en mourra pour « Un qui est jeune qui est beau Qui danse comme un dieu Qui a de la tenue Un qui a de la crinière Qui est très intelligent Et qui va faire fortune Un qui est généreux Un qui que quand elle veut Lui offrira la lune » Cette opposition est également présente à l’intérieure d’une même chanson comme dans « le dernier repas » justement ou après avoir fait venir ses vaches et ses femmes il chante qu’après avoir brûlé ses souvenirs d’enfance, ses rêves inachevés, il ne veut garder pour habiller son âme «Que l'idée d'un rosier / Et qu'un prénom de femme" BREL a aussi écrit et si bien chanté cette merveilleuse « Chanson des vieux amants » qui est, je crois, une espèce d’exception dans son œuvre mais quelle exception ! Bon voilà que je fais encore long, sacré Jacques.. Tiens un trait du caractère de Brel chanteur et son rapport à son métier et à son public, à propos du fait qu'il ne bissait à la fin de ses spectacles. A son frère (Pierre Brel) qui lui demandait pourquoi il avait répondu : "Quand tu vas à un match de boxe, que le combat fini l'arbitre fait venir les deux boxeurs, leur lève les bras à l'un et à l'autre, pour signifier qu'il y a match nul et que leur prestation est longuement applaudie, imagines-tu l'arbitre les faire revenir afin qu'ils se tapent sur la gueule pendant trois minutes de plus, pour faire plaisir à ce public? Non? C'est pareil. Pour moi, non plus!" Jean Guy : Encore une longue soirée Brel hier soir - vin toujours aussi souffré, je dois revenir aux Côtes du Lubéron - par documents vidéo interposés, dont l’excellent « La valse à mille temps » de Claude Jean Philippe, et le « Jaques Brel à Brugge » de Claude Santelli (interview de 1968) qui formèrent un Théma d’Arte il y a tout juste 10 ans, chansons en studios, sur scène, récitals de 1961, 1962 jusqu’à l’Amsterdam de 1964 à l’Olympia interviews etc… Intéressant de revoir l’évolution de l’interprète, des chansons, de l’interprète chantant ses chansons, de voir l’extraordinaire métamorphose opérée à partir de l’arrivée de ses deux musiciens, compositeurs, arrangeurs, accompagnateurs, chef d’orchestre Rauber et Jouannest. Evolution des ses textes d’abord. Sur ceux des débuts 54 / 58-59 pèsent, de toute évidence, l’ influence de son éducation – religion, scoutisme, mouvements caritatifs catholiques -, textes qui empruntent à ces milieux un vocabulaire bien typique, où les mots joie, cité, espoir, lumière abondent, dans lesquels le sens du péché, le sentiment de culpabilité, présence du diable (La bêtise, Qu’avons-nous fait bonnes gens…) affleurent constamment; textes dans lesquels la femme et l’amour y sont présentés de manière totalement a-historique, abstraite où le charnel totalement absent n’est évoqué que par des « Ma mie » des « Donne-moi ton cœur » « glaner le bonheur » « émoi », textes dans lesquelles et en opposition à la ville, la campagne, les blés, la moisson sont allégoriquement signe de pureté et bonheur à venir – thème d’ailleurs très proche de celui du retour à la terre prôné par les régimes des pays occupés entre 1940 et 1945. Point de théatre, point de personnages dans ces textes, la chanson y est plutôt quasiment prédication sous forme de cantique avec accompagnement minimaliste à la seule guitare ou presque, le chant y est sobre, les yeux se lèvent souvent vers une sorte d'horizon lointain comme en recherche . Curieuse destinée qu’auront les chansons de cette époque, car celles qui suivront ne seront qu’un sorte de démenti apporté souvent avec colère à ses croyances (mais a-t-il cessé d'y croire ?), ses rêves de pur amour, de lumière qui jaillira, d’homme dans la cité qui apportera la paix car, à part la célèbre (trop ?) « Quand on a que l’amour », jamais reprises en concert ou sur des enregistrements postérieurs elles étaient néanmoins à être, il y a peu encore, au hit parade des soirées catéchèses, des camps scouts et autres journées de retraite spirituelle et de préparation chrétienne au mariage. Et puis apparaît la mort comme thème majeur qui traversera le reste de son œuvre (La mort m’attend, 1959) et des personnages mis en scène (Le colonel 1958). En 59 il enregistre aussi ce qui est une rareté dans son œuvre une chanson clairement antimilitariste et sans doute une des moins connue de Brel et qu’en dehors de ceux qui possèdent le disque original ou l’intégrale bien peu ont pu entendre à la radio et que je l’avoue, j'avais moi-même oubliée, « La colombe ». Les rares autres chansons sur les militaires (Le colonel Casse pompon) étant plus des chansons anti-cons qu’antimilitaristes. "Pourquoi cette fanfare Quand les soldats par quatre Attendent les massacres Sur le quai d'une gare Pourquoi ce train ventru Qui ronronne et soupire Avant de nous conduire Jusqu'au malentendu Pourquoi les chants les cris Des foules venues fleurir Ceux qui ont le droit de partir Au nom de leurs conneries Nous n'irons plus au bois la colombe est blessée Nous n'allons pas au bois nous allons la tuer" Quelle métamorphose en une quinzaine de mois. Ses bras, ses jambes, ses pieds, ses dents, s’allongent, le geste s’amplifie, se saccade, il se met à gesticuler, à sauter, à jouer avec ses yeux, sa bouche, il abandonne sa guitare et c’est alors tout le théâtre de Brel qui apparaît, La dame patronnesse, Les bigotes, L’ivrogne, Les Bourgeois, Les paumés du petit matin, Le moribond, Les timides, Jeff, Les vieux, Ces gens-là, Mathilde, Les bonbons, Madeleine, Bruxelles etc… avec quatre thèmes majeurs constamment entremêlés, l’amitié, la vieillesse ou plutôt le vieillir, la mort et la femme qui loin d’être l’avenir de l’homme n’en est que le porte malheur. A ce propos, et curieusement, alors que la hantise de vieillir le poursuit, dans une chanson il appelle la vieillesse au secours mais il la met dans la bouche d’une femme, c’est dans Vieille : "C'est pour cela jeunes gens Qu'au fond de moi s'éveille Le désir ardent De devenir vieille C'est pour pouvoir au jardin de mon cœur Ne soigner que mes souvenirs Vienne le temps où femme peut s'attendrir Et ne plus jalouser les fleurs C'est pour pouvoir enfin chanter l'amour Sur la cithare de la tendresse Et pour qu'enfin on me fasse la cour Pour d'autres causes que mes fesses" Mais c’est sans doute aussi afin de lui faire dire : "C'est pour pouvoir enfin oser lui dire Un soir en filant de la laine Qu'en le trompant mais ça oserai-je le dire Je me suis bien trompée moi-même" Cette chanson unique, puisque c’est apparemment la seule dans laquelle le « je » est féminin, l’utilise-il pour mettre, enfin, des mots de regret dans la bouche d’une femme ? Et parmi ces chansons théâtre dont certaines, avouons-le tiennent surtout du pur music hall comique, (Les bonbons 67) apparaissent des chansons questions, presque à caractère ontologique, qu’est-ce que vivre, à quoi sert de vivre, comment vivre ? (Vivre debout, Les bergers, Au suivant) comme si au moment d’atteindre la gloire, de devenir riche la question, ignorée jusqu’alors, se posait du rapport entre vivre et pourquoi vivre. Des chansons aussi où l’adulte revient sur son enfance / adolescence comme la fabuleuse et parmi les plus belles « Mon enfance passa ». Et puis ce sont alors les grandes chansons, les toutes grandes, Mon père disait, Le plat Pays, J’arrive, Le dernier repas, On n’oublie rien, La chanson des vieux amants, Voir un ami pleurer, Jojo, écrites semble-t-il mais sûrement chantées hors de toute colère, hors de tout effet théâtral avec même une sorte de calme profond, de paix intérieure, de sérénité douloureuse et authentiquement humaine. Je me rends, bien sûr compte que j’ai évité de parler de « Ne me quitte pas » mais je préfère de loin, de très loin : « Ni même ce temps où j'aurais fait Mille chansons de mes regrets Ni même ce temps où mes souvenirs Prendront mes rides pour un sourire Ni ce grand lit où mes remords Ont rendez-vous avec la mort Ni ce grand lit que je souhaite A certains jours comme une fête » De « On oublie rien » qui sur le fond m’est beaucoup festif au : « Laisse-moi devenir L'ombre de ton ombre L'ombre de ta main L'ombre de ton chien » Qui m’est à coup sûr mortifère. (à suivre...) À suivre….
vous aussi, envoyez votre contribution à cette rubrique leeziel@yahoo.fr |