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Pieds des Mots : Archives

 

PIEDS DES MOTS
Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...

Le principe des Pieds des mots
est de nous partager l'âme d'un lieu,  réel ou imaginaire,  où votre coeur est ancré... ou une aventure.... un personnage...

 

Janvier – Février 2019

 

…il suffit de passer le pont…

 

Textes inédits de Mireille Diaz-Florian

 

 

Textes 1, 2, 3, ETC.

 

Ou comment décliner le passage du pont

 

Texte 1

 

Seule la beauté a le pouvoir de consoler.

 

Il suffit d’une traversée de Paris dans le métro pour mesurer concrètement la variation de nos états émotionnels. Avant de s’engouffrer dans l’escalier, on aura tenté de calmer la sourde colère qui s’empare de nous,  à voir quotidiennement augmenter le nombre d’êtres humains qui vivent dans la rue. On aura voulu échapper à cette alerte en nous, enregistrée au plexus, qui relève d’une perception stimulée par la permanence de ce désastre.  On mesure alors la violence brute de ce constat qui engage en chacun de nous, un monologue intérieur.

 

S’y déploient la compassion et l’impuissance.

 

On refusera ensuite, avec énergie, de participer à la hâte hystérisée des voyageurs du métro. On attendra la prochaine rame, espacée de quelques minutes. Les pas de déambulation sur le quai exigent pourtant de regarder autour de soi, avec un regard flouté, où peuvent s’estomper, voire disparaître dans l’affichage publicitaire, nos contemporains.

 

Une façon particulière d’enfiler le gilet de sauvetage urbain.

 

Le trajet en métro réserve généralement son lot d’observations, d’autant plus aisées à mener que les passagers restent globalement la tête penchée, les yeux fixés sur les écrans. Parfois leurs pouces, soit conjointement, soit en alternance, glissent sur les écrans de téléphone. Il s’agit alors d’une conversation silencieuse avec un autre être humain, dans une autre rame, un train, une maison, un bureau.

 

Là-bas. Ailleurs.

 

Je pense alors, je ne sais pourquoi, aux robots qui orientent, distribuent les mots, les images, les sons, d’un ordinateur à l’autre. Ils sont dans des édifices de verre et de béton, où le ciel vient buter. Parfois les câbles de la connectique vibrent au passage des signaux. Une nouvelle cosmogonie est à élaborer entre la chute des étoiles et le cliquetis imperceptible du code.

 

Relier l’espace souterrain au pôle magnétique ?

 

Je sortirai au cœur de la ville, là où le fleuve s’appuie contre les piles du pont. C’est la nuit. L’eau charrie des masses sombres, moirées d’éclats de lumière. À l’extrémité du pont, on devine l’île. Je m’arrêterai au milieu du pont. Le temps de laisser passer une silhouette emmitouflée. Le vent est glacé. Le mouvement des voitures se dilue déjà sur le boulevard. Les feux de signalisation clignotent.

 

Je franchis le pont.

 

Les ruelles sont désertes. L’ombre se heurte aux portes cochères. Certains appartements restent éclairés. On aperçoit sur les hauts murs, les livres étagés jusqu’au plafond aux poutres noires. On devine le glissement du temps, là, au cœur de la ville. Mes pas résonnent sur les pavés. On suspend le souffle. On a trouvé la consolation de la beauté.

 

Comment le dire…

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Texte 2

 

Haïkus

 

On avance le corps vrillé

Le souffle arrêté

Brillent les pavés

 

Ils sont privés de regard

Je regarde leurs doigts

Silence de la porte

 

Sur le trottoir un homme dort

Passent les passants

Ciel de nuit tendu

 

Île arrimée à la berge

Gravure noire du pont

Livre entrouvert sur la nuit

 

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Texte 3

 

Il suffit de passer le pont

Là-bas

Vers l’île

Au cœur de la ville

 

Il suffit de franchir le seuil

En moi

De respirer

Pour ne pas pleurer

 

Il suffira de sentir battre

Tout près

L’eau vive

De l’écouter vivre

 

Il suffira de s’arrêter

Un temps

Pour regarder

S’abolir la nuit

 

 

 

ETC.

 

La page, l’écran, le carnet. Le vouloir écrire. Le dire. Plus que tout, laisser le corps avancer de son rythme ambulatoire. A ce moment-là, véritable plaque sensible, il capte le frémissement du jour. De la nuit. C’est selon.

 

Regarder. S’avancer doucement dans la rue. Prendre acte de sa violence. Pourtant déjà, les bourgeons des arbres laissent entrevoir la craquelure des bourgeons. Un pied dépasse d’une couverture. Un homme dort sur une bouche d’air chaud.

 

Accepter le coup. Droit au cœur. Ne rien faire. Ne rien pouvoir faire. Passer. Assumer, dans la raréfaction du souffle, l’impuissance. L’incapacité des gestes et des mots. Avancer, descendre les escaliers, s’engouffrer dans la rame de métro.

 

S’enrouler dans la durée du trajet. Respirer. Doucement. Sur le boulevard le flux des voitures. Ruban de lumière sur l’asphalte. Calligraphie du pont sur la nuit entoilée. Consolation de la beauté. 

 

Filtrer la matière d’ombre et lumière dans le creuset des mots.

 

 

 

©Mireille Diaz-Florian

Février 2019

 

Janvier-Février 2019