Textes 1, 2, 3, ETC.
Ou comment décliner le passage du
pont
Texte
1
Seule la beauté a le pouvoir de
consoler.
Il
suffit d’une traversée de Paris dans le métro pour mesurer concrètement la variation
de nos états émotionnels. Avant de s’engouffrer dans l’escalier, on aura
tenté de calmer la sourde colère qui s’empare de nous, à voir quotidiennement augmenter
le nombre d’êtres humains qui vivent dans la rue. On aura voulu échapper à
cette alerte en nous, enregistrée au plexus, qui relève d’une perception
stimulée par la permanence de ce désastre.
On mesure alors la violence brute de ce constat qui engage en chacun
de nous, un monologue intérieur.
S’y déploient la compassion et
l’impuissance.
On
refusera ensuite, avec énergie, de participer à la hâte hystérisée des
voyageurs du métro. On attendra la prochaine rame, espacée de quelques
minutes. Les pas de déambulation sur le quai exigent pourtant de regarder
autour de soi, avec un regard flouté, où peuvent s’estomper, voire
disparaître dans l’affichage publicitaire, nos contemporains.
Une façon particulière d’enfiler
le gilet de sauvetage urbain.
Le
trajet en métro réserve généralement son lot d’observations, d’autant plus
aisées à mener que les passagers restent globalement la tête penchée, les
yeux fixés sur les écrans. Parfois leurs pouces, soit conjointement, soit
en alternance, glissent sur les écrans de téléphone. Il s’agit alors d’une
conversation silencieuse avec un autre être humain, dans une autre rame, un
train, une maison, un bureau.
Là-bas. Ailleurs.
Je pense
alors, je ne sais pourquoi, aux robots qui orientent, distribuent les mots,
les images, les sons, d’un ordinateur à l’autre. Ils sont dans des édifices
de verre et de béton, où le ciel vient buter. Parfois les câbles de la
connectique vibrent au passage des signaux. Une nouvelle cosmogonie est à
élaborer entre la chute des étoiles et le cliquetis imperceptible du code.
Relier l’espace souterrain au pôle
magnétique ?
Je
sortirai au cœur de la ville, là où le fleuve s’appuie contre les piles du
pont. C’est la nuit. L’eau charrie des masses sombres, moirées d’éclats de
lumière. À l’extrémité du pont, on devine l’île. Je m’arrêterai au milieu
du pont. Le temps de laisser passer une silhouette emmitouflée. Le vent est
glacé. Le mouvement des voitures se dilue déjà sur le boulevard. Les feux
de signalisation clignotent.
Je franchis le pont.
Les
ruelles sont désertes. L’ombre se heurte aux portes cochères. Certains
appartements restent éclairés. On aperçoit sur les hauts murs, les livres
étagés jusqu’au plafond aux poutres noires. On devine le glissement du
temps, là, au cœur de la ville. Mes pas résonnent sur les pavés. On suspend
le souffle. On a trouvé la consolation de la beauté.
Comment le dire…
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Texte
2
Haïkus
On
avance le corps vrillé
Le
souffle arrêté
Brillent
les pavés
Ils sont
privés de regard
Je
regarde leurs doigts
Silence
de la porte
Sur le
trottoir un homme dort
Passent
les passants
Ciel de
nuit tendu
Île
arrimée à la berge
Gravure
noire du pont
Livre
entrouvert sur la nuit
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Texte
3
Il
suffit de passer le pont
Là-bas
Vers
l’île
Au cœur
de la ville
Il
suffit de franchir le seuil
En moi
De
respirer
Pour ne
pas pleurer
Il suffira
de sentir battre
Tout
près
L’eau
vive
De
l’écouter vivre
Il
suffira de s’arrêter
Un temps
Pour
regarder
S’abolir
la nuit
ETC.
La page,
l’écran, le carnet. Le vouloir écrire. Le dire. Plus que tout, laisser le corps
avancer de son rythme ambulatoire. A ce
moment-là, véritable plaque sensible, il capte le frémissement du jour. De
la nuit. C’est selon.
Regarder.
S’avancer doucement dans la rue. Prendre acte de sa violence. Pourtant
déjà, les bourgeons des arbres laissent entrevoir la craquelure des
bourgeons. Un pied dépasse d’une couverture. Un homme dort sur une bouche
d’air chaud.
Accepter
le coup. Droit au cœur. Ne rien faire. Ne rien pouvoir faire. Passer.
Assumer, dans la raréfaction du souffle, l’impuissance. L’incapacité des
gestes et des mots. Avancer, descendre les escaliers, s’engouffrer dans la
rame de métro.
S’enrouler
dans la durée du trajet. Respirer. Doucement. Sur le boulevard le flux des
voitures. Ruban de lumière sur l’asphalte. Calligraphie du pont sur la nuit
entoilée. Consolation de la beauté.
Filtrer la matière d’ombre et
lumière dans le creuset des mots.
©Mireille Diaz-Florian
Février 2019
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