L’Homme-Qui-Fait-Face
par François Minod
On aurait pu croire qu’après tous les
changements survenus ces dernières années, il se résoudrait à rester
tranquille en attendant des jours meilleurs. On aurait pu raisonnablement
le supposer. C’était compter sans sa pugnacité, sa combativité, son incroyable
capacité de résistance qui faisait de lui un être à part, une sorte de
guerrier égaré dans un monde dématérialisé, un monde où seules les
relations virtuelles tiennent lieu de réalité.
Debout, fier de sa posture altière, il
attendait qu’on vînt le défier. Et rien, je dis bien rien ne le
détournerait de sa détermination à faire face. C’était sa raison de vivre,
son ethos, sa marque de fabrique, son ADN dirait-on, faire face quoi qu’il
en soit, quoi qu’il en coûte.
Ce qu’il ne savait pas ou feignait de ne pas
savoir, allez savoir, c’est qu’il n’y avait plus grand-chose à laquelle
faire face, physiquement s’entend, peut-être n’y avait-il même plus rien.
Peut-être, pensa-t-il, mais peut-être ce n’est
pas rien, ça laisse malgré tout une ouverture, une petite fenêtre
d’opportunité.
Nous en sommes là, donc, à ce moment où notre
homme, contre vents et marées, persiste à faire face. De nos jours cela est
rare, c’est la raison pour laquelle, j’ai décidé de porter mon regard sur
cet homme de qualité.
En fait, notre homme avait trouvé sa place, son
statut parmi ses coreligionnaires, il était devenu
‘‘L’homme-qui-fait-face’’. C’est ainsi qu’on le nommait. Un site lui avait
d’ailleurs été dédié sur internet : l’homme-qui-fait-face.com
Des milliers d’internautes consultaient ce site
animé par une équipe de jeunes publicitaires qui, se servant de son image,
avait trouvé une façon habile d’attirer une clientèle ouverte à des
propositions, disons plus mercantiles.
Notre homme de qualité n’allait jamais sur le
site qui lui était dédié, il ne s’intéressait pas au monde virtuel. Il
avait accepté, sans doute par ignorance, que ce site devînt la propriété de
ces jeunes publicitaires. Il avait même accepté de poser pour qu’on fasse
de lui des photographies dans sa tenue "d’homme-qui-fait-face ".
Bien qu’il n’affectionnât pas la publicité, il
s’était aimablement prêté à la demande des jeunes publicitaires.
Il devint, à son insu, une sorte d’icône comme
le fut à une époque plus ancienne la mère Denis.
On imagine bien la déclinaison que purent en
faire les publicitaires pour leurs clients assureurs, banquiers, et même
politiques.
L’homme-Qui-Fait-Face devint un personnage très
populaire et très célèbre de la sphère médiatique, avec sa gueule de légionnaire
recyclé, son regard fixe transperçant l’horizon et sa poitrine velue
exhibant quatre lettres tatouées : H-Q-F-F (L’Homme-Qui-Fait-Face).
On le voit encore aujourd’hui apparaître de ci,
de là, dans les quartiers touristiques de la capitale. Torse bombé, regard
d’acier, il avance à petits pas cadencés face aux appareils photos et
caméras numériques des badauds de service, répétant de sa voix chevrotante
« je suis l’homme qui fait face, je suis l’homme qui fait face… »
Extrait de L’homme au banc, Editions Hesse,
2013
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