Ce qu'on y voit, ce que cela nous inspire,
aux quatre coins du monde.

ACCUEIL

L’écrature ! - Poésie du Cameroun - Vue du Marco - Vue d'Haïtu... et plus



Opium à bord.  Une œuvre, un livre, un disque.
          Un livre de Fernando PESSOA sous l’hétéronyme Alvaro de Campos.
          Un disque de Bévinda interprétant ce poème. (You tube)


Note critique de lecture et d’écoute.
Présentation de Patrice PERRON. Poète, Guidel, Morbihan.

« Opium à bord » (Opiàrio en portugais) est un long et grand poème écrit par Fernando Pessoa, sous le nom d’Alvaro de Campos, l’un des trois principaux noms d’emprunt ou pseudonymes, que lui, nomme hétéronymes. Car plus plus que des pseudonymes, ces noms sont des personnalités construites : Fernando Pessoa les fait vivre, parler et écrire pour lui, à un moment donné de sa vie et de son évolution politico-littéraire. Comme s’il vivait plusieurs existences en simultané.
Le poème est constitué d’une suite de 42 quatrains rimant sur le mode AD/BC (ou 1-4/2-3), et est dédié à Màrio de Sa Carneiro, son alter égo et ami poète. Ce dernier avait adressé à Pessoa un courrier lui annonçant son suicide imminent.

Ecrit sous le nom hétéronyme d’Alvaro De Campos, le livre correspond au profil que Pessoa a voulu donner à son auteur, qui lui-même va inventer le personnage de l’histoire, sans lui donner de nom. Le narrateur du poème s’en va en voyage autour du monde ou plutôt en Inde. Sur le chemin maritime du retour, en empruntant le Canal de Suez, il avoue son ennui du trajet et sa désillusion relative à la grandeur espérée du voyage en Orient. Il n’a pas trouvé dans ce voyage, le remède à sa morne vie. C’est à cause de cet ennui et de cette désillusion qu’il « prend l’opium » : Moi, je vais chercher dans l’opium qui console/Un Orient à l’orient de l’Orient.  Il insiste dès la première page : Cette vie du bord va finir par me tuer.  Et encore : Ah ! Une Terre enfin.

En fait, Fernando Pessoa n’a ni vraiment voyagé ni vraiment fumé de l’opium. C’était plutôt le voyageur immobile de Lisboa (il y a une célèbre statue de lui devant un café au centre de la capitale) et il est mort d’alcoolisme. Le narrateur du poème, et l’hétéronyme auteur du dit poème, constituent les deux rideaux pare-feux d’un homme en difficulté, en mal d’être ou encore en recherche de soi. Ce poème a été écrit à Lisbonne en 1914 et publié en 1915 dans la revue moderniste « Orpheu » qu’il a créée avec Màrio de Sa Carneiro. Il termine son poème par un vers réaliste et lucide : Et dans mon âme enfin, assez de comédies !

Armand Guibert, son traducteur, est relativement critique, plaçant ce texte un cran en-dessous de « L’Ode triomphale », texte écrit à quelques jours d’intervalle et qui est considéré par tous comme une de ses grandes œuvres. Paradoxalement, il considère « Opium à bord », comme un poème d’apprentissage, alors que les deux poèmes sont nés quasiment en même temps.

Robert Bréchon, biographe et également traducteur de Pessoa, écrit en 2010, peu de temps avant sa mort, qu’il faut voir dans ce texte une confession de Pessoa. C’est un adieu à toute une période de sa vie, où il a éprouvé une grande difficulté d’être. Heureusement, une autre période de sa vie d’artiste va suivre. Mais c’est une autre histoire et d’autres livres. Peut-être le miracle qu’attendait le faux voyageur un peu triste.
Un autre miracle se produit, plus près de nous, en musique, en 2010 : Bévinda fait paraître un CD intitulé …. « Opium à bord ». Une façon de transcender la poésie par l’oralité de sa voix et la musique issue des compositions et de la guitare.

Le texte traduit en français sert de fil conducteur à l’ensemble du travail. Il est mis en scène par la voix magnifique de Bévinda qui alterne le récit et le chant, le français et le portugais, accompagnée ou pas par la pertinente guitare de Gilles Clément.

Si le texte français est intégralement dit ou chanté, il l’est par parties successives entre lesquelles des parties en portugais viennent s’intercaler. Ces parties en portugais sont l’occasion d’utiliser le texte originel comme des paroles de chansons avec des répétitions de type refrains par exemple.

Mais il y a d’emblée une particularité : c’est l’introduction. Il s’agit de 2 vers issus de l’antépénultième quatrain dit dans les deux langues, dans lesquels Alvaro de Campos fait dire à son personnage j’étais né pour être mandarin ……   Le drame est posé et fait dire à Bévinda sur le disque que le personnage était malade de ce drame avant de fumer l’opium, alors que Campos fait dire à son personnage que c’est de l’opium avant tout que mon âme est malade. Ce point de vue de la chanteuse justifie son introduction additionnelle au poème. A chacun de nous d’avoir son opinion.

La traduction utilisée est celle d’Armand Guibert même s’il arrive à Bévinda de procéder à quelques rares modifications en dehors de l’introduction, notamment pour « gagner » quelques syllabes à dire pour coller à la construction musicale. Car certains vers sont nettement plus longs que la  moyenne. De même, sa narration peut suivre le déroulement d’une phrase, même si cette dernière est à cheval sur deux quatrains, donnant au texte une vitalité et un rythme plus dynamiques que les simples lectures silencieuse et visuelle que nous pourrions en avoir, nous, devant le livre. Le rendu est globalement magique.

L’exercice n’est pas courant. Il est même commercialement risqué. Pourtant, le résultat est un enchantement, les compositions de Gilles Clément et de Bévinda soulignent et mettent en valeur le relief de sa voix, même si sur certains morceaux, une contrebasse aurait pu donner plus de profondeur au registre sonore du disque.

Il faut aussi signaler la belle présentation de la pochette avec des extraits de textes et une courte note biographique de Fernando Pessoa, ce vagabond immobile de Lisbonne. La traduction des textes est d’Armand Guibert. (Editions Unes).

Proposer au public un disque de poésie mise en musique est un plaisir rare, et celui-ci est un excellent exemple de ce qu’il est possible de faire à partir d’une œuvre écrite, de facture rigoureuse et de sens complexe. Le livre s’avère utile et complémentaire à l’écoute du CD.

Un livre : OPIUM A BORD. Poème de Fernando PESSOA sous l’hétéronyme d’Alvaro de CAMPOS.
Traduit par Armand Guibert. Nouvelle édition revue et corrigée. 1993. Editions Unes. 83490. Le Muy.
Un disque : OPIUM A BORD.(you tube) Bévinda. Disques Celluloïd. 2010. Travail réalisé à partir de l’édition ci-dessus citée.



recherche Karim Cornali
  Francopolis juin 2014