Note critique de lecture et d’écoute.
Présentation de Patrice PERRON. Poète, Guidel, Morbihan.
« Opium à bord »
(Opiàrio en portugais) est un long et grand poème
écrit par Fernando Pessoa, sous le nom d’Alvaro de Campos, l’un
des trois principaux noms d’emprunt ou pseudonymes, que lui, nomme
hétéronymes. Car plus plus que des pseudonymes, ces noms
sont des personnalités construites : Fernando Pessoa les fait
vivre, parler et écrire pour lui, à un moment
donné de sa vie et de son évolution
politico-littéraire. Comme s’il vivait plusieurs existences en
simultané.
Le
poème est constitué d’une suite de 42 quatrains rimant
sur le mode AD/BC (ou 1-4/2-3), et est dédié à
Màrio de Sa Carneiro, son alter égo et ami poète.
Ce dernier avait adressé à Pessoa un courrier lui
annonçant son suicide imminent.
Ecrit sous le nom
hétéronyme d’Alvaro De Campos, le livre correspond au
profil que Pessoa a voulu donner à son auteur, qui
lui-même va inventer le personnage de l’histoire, sans lui donner
de nom. Le narrateur du poème s’en va en voyage autour du monde
ou plutôt en Inde. Sur le chemin maritime du retour, en
empruntant le Canal de Suez, il avoue son ennui du trajet et sa
désillusion relative à la grandeur espérée
du voyage en Orient. Il n’a pas trouvé dans ce voyage, le
remède à sa morne vie. C’est à cause de cet ennui
et de cette désillusion qu’il « prend l’opium » :
Moi, je vais chercher dans l’opium qui console/Un Orient à
l’orient de l’Orient. Il insiste dès la première
page : Cette vie du bord va finir par me tuer. Et encore : Ah !
Une Terre enfin.
En fait, Fernando Pessoa n’a ni
vraiment voyagé ni vraiment fumé de l’opium.
C’était plutôt le voyageur immobile de Lisboa (il y a une
célèbre statue de lui devant un café au centre de
la capitale) et il est mort d’alcoolisme. Le narrateur du poème,
et l’hétéronyme auteur du dit poème, constituent
les deux rideaux pare-feux d’un homme en difficulté, en mal
d’être ou encore en recherche de soi. Ce poème a
été écrit à Lisbonne en 1914 et
publié en 1915 dans la revue moderniste « Orpheu »
qu’il a créée avec Màrio de Sa Carneiro. Il
termine son poème par un vers réaliste et lucide : Et
dans mon âme enfin, assez de comédies !
Armand Guibert, son traducteur, est
relativement critique, plaçant ce texte un cran en-dessous de
« L’Ode triomphale », texte écrit à quelques
jours d’intervalle et qui est considéré par tous comme
une de ses grandes œuvres. Paradoxalement, il considère «
Opium à bord », comme un poème d’apprentissage,
alors que les deux poèmes sont nés quasiment en
même temps.
Robert
Bréchon, biographe et également traducteur de Pessoa,
écrit en 2010, peu de temps avant sa mort, qu’il faut voir dans
ce texte une confession de Pessoa. C’est un adieu à toute une
période de sa vie, où il a éprouvé une
grande difficulté d’être. Heureusement, une autre
période de sa vie d’artiste va suivre. Mais c’est une autre
histoire et d’autres livres. Peut-être le miracle qu’attendait le
faux voyageur un peu triste.
Un
autre miracle se produit, plus près de nous, en musique, en 2010
: Bévinda fait paraître un CD intitulé …. «
Opium à bord ». Une façon de transcender la
poésie par l’oralité de sa voix et la musique issue des
compositions et de la guitare.
Le texte traduit en français
sert de fil conducteur à l’ensemble du travail. Il est mis en
scène par la voix magnifique de Bévinda qui alterne le
récit et le chant, le français et le portugais,
accompagnée ou pas par la pertinente guitare de Gilles
Clément.
Si le texte français est
intégralement dit ou chanté, il l’est par parties
successives entre lesquelles des parties en portugais viennent
s’intercaler. Ces parties en portugais sont l’occasion d’utiliser le
texte originel comme des paroles de chansons avec des
répétitions de type refrains par exemple.
Mais il y a d’emblée une
particularité : c’est l’introduction. Il s’agit de 2 vers issus
de l’antépénultième quatrain dit dans les deux
langues, dans lesquels Alvaro de Campos fait dire à son
personnage j’étais né pour être mandarin
…… Le drame est posé et fait dire à
Bévinda sur le disque que le personnage était malade de
ce drame avant de fumer l’opium, alors que Campos fait dire à
son personnage que c’est de l’opium avant tout que mon âme est
malade. Ce point de vue de la chanteuse justifie son introduction
additionnelle au poème. A chacun de nous d’avoir son opinion.
La traduction utilisée est celle
d’Armand Guibert même s’il arrive à Bévinda de
procéder à quelques rares modifications en dehors de
l’introduction, notamment pour « gagner » quelques syllabes
à dire pour coller à la construction musicale. Car
certains vers sont nettement plus longs que la moyenne. De
même, sa narration peut suivre le déroulement d’une
phrase, même si cette dernière est à cheval sur
deux quatrains, donnant au texte une vitalité et un rythme plus
dynamiques que les simples lectures silencieuse et visuelle que nous
pourrions en avoir, nous, devant le livre. Le rendu est globalement
magique.
L’exercice n’est pas courant. Il est même commercialement
risqué. Pourtant, le résultat est un enchantement, les
compositions de Gilles Clément et de Bévinda soulignent
et mettent en valeur le relief de sa voix, même si sur certains
morceaux, une contrebasse aurait pu donner plus de profondeur au
registre sonore du disque.
Il faut aussi signaler la belle présentation de la pochette avec
des extraits de textes et une courte note biographique de Fernando
Pessoa, ce vagabond immobile de Lisbonne. La traduction des textes est
d’Armand Guibert. (Editions Unes).
Proposer au public un disque de poésie mise en musique est un
plaisir rare, et celui-ci est un excellent exemple de ce qu’il est
possible de faire à partir d’une œuvre écrite, de facture
rigoureuse et de sens complexe. Le livre s’avère utile et
complémentaire à l’écoute du CD.
Un livre : OPIUM A BORD. Poème de Fernando
PESSOA sous l’hétéronyme d’Alvaro de CAMPOS.
Traduit par Armand Guibert. Nouvelle édition revue et
corrigée. 1993. Editions Unes. 83490. Le Muy.
Un disque : OPIUM A BORD.(you
tube) Bévinda. Disques
Celluloïd. 2010. Travail réalisé à partir de
l’édition ci-dessus citée.