L'HUMOUR JUSQU'AUX
DÉTAILS ⸮

Est-ce un point d'ironie
ou bien
un point d'interrogation à
l'envers
Bouche d'aération résumant
bien inconsciemment
jusque dans les détails du
quotidien
l'humeur
l'humour d'un orgueil
toujours juste
Se demander comment va la
précipitation vers le néant
Maudire sans rire tous ces
grands prédateurs
Se moquer de ses petits
malheurs et de ses grands soucis.
***
ILLUMINER SES NUITS

Chercher
de quoi se souvenir sous
les néons
Sauter les flaques têtues
d'averses violentes
Mêmes passants mêmes
habits mêmes sourires mêmes fronts soucieux mêmes préoccupations
Mêmes motos pétaradantes
Mêmes grandes artères
prises pour anneaux de vitesse
Mêmes enseignes ronflantes
de marques mondiales
Mêmes fumeurs mais pas vu
de mégots
Vu un chien (et même
pas) agressif *
* En
italique : annonces des guides touristiques français
***
RÉENCHANTER LE MONDE

Beaucoup de coins à flâner
dans des jardins secrets
sous des ombrelles ou des
ombrages
Hésiter entre beaucoup
d'échoppes à grignotage rapide
dans les arômes de la
friture universelle
Se rappeler
devant tant de bureaux de
change tant de boutiques West Union
la dure réalité d'une
forte diaspora
Compter beaucoup d'églises
des orthodoxes des catholiques et d'autres
Même mode des tags et des
décorations afin peut-être
de ré-enchanter le monde ?
***
MÊMES BEAUTÉS PUDIQUES

Lu entendu tant de clichés
et tant d'autres
Pas vu de femmes voilées
mais vu bien des beautés pudiques
Les Roumains parlent français* mais non
seuls les plus de
cinquante ans s'en souviennent
Emportés par la mondialité
du siècle les jeunes parlent anglais
copies interchangeables de
tous les jeunes
Nos jeunes
Jeunesse serviable et
calme qui déambule polie
dans un Bucarest du Centre
tranquille même la nuit
en contradiction formelle
avec l'insécurité annoncée.
* En
italique : annonces des guides touristiques français
***
JUSQU'AU AU BOUT ?

Des fils abandonnés pour
d'inextricables desseins et des urgences ailleurs
Relier communiquer au-delà
des abîmes se libérer des contraintes
pour rallier des absences
Pelotes emmêlées écheveaux
en attente
labyrinthe condamné à
l'échec
Et pourtant ça marche
il semble certain
que même enchevêtré chaque
petit chemin trouve son but.
***
PARADER

Sculpture
de Ioan Bolborea : 16 personnages de bronze provenant
de pièces de théâtre du dramaturge roumain Ion Luca Caragiale.
(L'ensemble
monumental Caragealiana
se situe devant le TNB, le Théâtre National Bucarest).
Fantaisie devant l'orgueil
ostentatoire d'un grand hôtel
Parader
sous la pluie le soleil et
les périls
Figures fantasques d'un
orchestre en partance
vers des folies créatrices
Marionnettes de bronze
figées dans les éternelles pitreries du grand cirque humain
Résolument tourner le dos
pour narguer l'impossible et se moquer des vanités
pour conjurer le sort.
***
DAME EN NOIR

Maigres oignons offerts à
personne
Hospitalité précaire d'un
coin d'immeuble et dallage aseptisé
pour inhumanité urbaine à
l'œuvre
Vertige que cette solitude
Petite dame en noir
vieillie courbée
Courbée de tant d'années
à préserver sa dignité.
***
NE PAS DÉSESPÉRER

Beaucoup à faire
Beaucoup de ce qui fut
somptueux sous le Roi Bâtisseur
vieillit sous des linceuls
Autre Paris
Bucarest hausmannien à maintenir
dans l'orgueil de son
faste
Tant il y eut
Tant est à faire
Vaste programme
auquel convie le tag
(priveşte cerul), regarde le ciel.
***
CONTRER LES SOUVENIRS

Incontournable
grandiloquence de ce deuxième
plus grand palais du monde
bâtiment de la démesure
Contrer les souvenirs en
faire le Parlement
Conserver le meilleur de
ce qui fut
Allouer maintenant les
bâtisses de sinistre mémoire aux
grands besoins
centres sociaux
de santé…
Nouvelles Maisons du
peuple.
***
ÉPHÉMÈRE PERMANENT

Statue
d'Ion Luca Caragiale par Ioan Bolborea
(devant le Théâtre National Bucarest)
Métal et chair diffusant
un même air de bien-être
insouciant et mutin
S'abstraire du fastidieux
Le rire l'image ou la
lecture pour dérider les passagers très sérieux de cet hôtel d'affaires
Halte en plein cœur de
ville pour oublier
Peut-être.
Textes : Françoise Coulmin
Photos : Marilyne Bertoncini
***
BUCAREST IMAGINAIRE
Murs délavés en loques…Toits effrayés par
toute possible pluie… Corniches qui ont perdu leur sveltesse
d’autrefois… escaliers dans les basses-cours qui ne mènent nulle part…
Maisons abandonnées, maisons meurtries par le passage des années,
témoignages du lent travail du temps resté dans la mémoire de quelques
survivants. Temps qui tire ses pieds pour marquer l’histoire. (…)
Encore de nos jours quelques demeures et rues
de Bucarest font référence à ce commerce médiéval entre l’Orient et l’Occident.
Un ancien caravansérail s’appelle « Hanul lui
Manuc » ; une vieille rue, Lipscani, y attestant pour une longue période la
présence des commerçants de Lwow, Lipsca en roumain.
Lieux de transition pour longtemps, avec très peu de manoirs en
pierre, mais quelques rues déjà pavées de longs troncs d’arbres… À quoi
bon transporter de loin les pierres et même le marbre, assez
inaccessibles, quand les grands hêtres poussent à côté ?
La révolution de 1848 et l’influence décisive
de la France allaient changer complètement le profil de la ville. En
quelques décennies le néoclassique s’installe de plein droit. Sièges de
grandes banques, théâtres, écoles, hôtels, clubs, gares ferroviaires,
demeures coquettes, magasins et même timides gratte-ciels poussent en
toute splendeur, imposant une remarquable harmonie architecturale sur
des grandes surfaces où la
démolition de maisons modestes s’est passée sans problèmes.
Toutes les autres villes des Balkans
utilisaient la référence « Petit Paris » quand le rayonnement de cette
ville était évoqué. On avait, enfin, une première et apparemment longue
période pour transmettre, sur deux ou trois générations, une «
tradition » urbaine… Mais c’était ignorer la férocité de l’histoire.
Elle avait bien d'autres plans, plus dévastateurs, dans ses cartons…
Avec l’installation du régime communiste, la
richesse ornementale des anciens quartiers suscita la même haine de
classe, fauchant bourgeois, intellectuels, prêtres, artistes et
commerçants plus ou moins aisés, même si les camarades analphabètes
avaient confisqué en priorité pour eux-mêmes des maisons arts déco et
autres merveilles en chassant leurs propriétaires. S’ensuivirent
quelques décennies qui marquèrent la dégradation inéluctable des
maisons de style, car nationalisées et passées sous l’administration
publique, rarement entretenues correctement.
Et la folie du Conducator, ce mégalomane qui
rêvait sa ville à lui, splendeur de kitch, démesure, allaient donner le
coup de grâce non seulement à de vieilles églises mais aussi aux anciens
quartiers délaissés. Avant de tomber sous les balles, il avait réussi
ses vastes démolitions et achevé son « palais ». (…)
Il restera pour des décennies le témoignage
gênant d’un temps où la bêtise et les caprices d’un dictateur ont
réussi à humilier toute une nation. On préfère ne pas regarder. Encore
hébété de ce qui nous est arrivé, on espère que la pollution deviendra
plus corrosive pour macérer tout ça.
Et la poésie, même pour le temps d’une petite
promenade, poussée par une curiosité dubitative ? On sait que les
fleurs brillent victorieuses parmi les ruines. N’oublions pas qu’en
1947 pour André Breton, Bucarest était devenu la vraie capitale du
surréalisme, donc de la Poésie. C’était, évidement, une ville
imaginaire, comme pour Fernando Pessoa, lui aussi visiteur imaginaire
d’un certain Bucarest.
Dinu Flamand
|