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Archives : Vue de Francophonie

 


À la découverte d’un poète roumain : Marian Drǎghici

 

Présentation par Michel Ducobu et Sonia Elviranu

 

 

Lumière, doucement.

Traduction du roumain et postface de Sonia Elvireanu.

Préface de Michel Ducobu.

L’Harmattan, 2018 (collection Accent tonique – poésie).

 

Préface

Je découvre le texte de Marian Drăghici comme s’il avait été jeté à la mer, dans une bouteille de vodka, une nuit de tempête, pour échouer sur une plage perdue, celle où je me suis trouvé précisément, ce matin, en quête de rien sinon d’une grande gifle d’air pur pour oublier les miasmes et les insomnies de la nuit. Et pour mon malheur ou peut-être pour mon salut, ces feuilles que je lis à la hâte, dans le vent contraire, m’apportent des bouffées de douleur, des odeurs de deuil, des cris de cauchemar à en devenir sourd. Et néanmoins je n’ai pas lâché ma lecture : cette longue litanie déchiquetée a été écrite par un stupéfiant poète ! Les métaphores superbes l’attestent ainsi que l’incroyable liberté dans l’expression de la révolte et de la désespérance.

Qu’aurait pu écrire cet homme s’il n’avait pas autant souffert, qu’aurait-il fait de sa liasse de feuilles blanches s’il ne s’était pas jeté dans le brasier du rêve et des fantasmes pour oublier celle qu’il a aimée passionnément et entièrement perdue ? Corps et rire, lumière douce et soie de ses yeux. Je me suis rappelé à ce moment-là les mots d’un grand comédien français qui avait aimé une seule femme, durant toute sa vie, sans jamais avoir pu vivre à ses côtés. Il avait écrit dans ses Mémoires cette phrase magnifique : Elle était comme un rêve et je rêve souvent d’elle.* Marian, lui, a vécu ce rêve d’aimer follement une femme. À la mort de celle-ci, il ne lui reste plus que le rêve fracassé, affreux, délirant, traversé par des images morbides, fantasmatiques, gavées d’alcool et du poison de la mémoire impuissante. Écoutons ces cris et lamentations : Je suis cette terre noire/fou de souffrance/pomme fendue, voilà ma vie/tu es un autre, un homme passé par la mort/un immeuble qui fait implosion et s’écroule, et cependant demeure debout/je suis devenu homme de ficelle/je suis prêt à devenir vieux comme la boue/c’est une armoire à fantôme…

Le récit, éparpillé en quelques poèmes aux titres saugrenus, se déroule au rythme des réveils et des crises aiguës de lucidité, au mépris de la logique et de la cohérence. L’auteur l’avoue sans remords aucun : La lumière d’un esprit poétique est impuissante devant le lit froid de la mort. Ce qui importe pour ce naufragé de l’amour et de l’espoir, c’est de résister encore, par le seul pouvoir des mots, à sa propre destruction. Au fond de ses rêves torturants, au fond de son verre brûlant, il ne lui reste que l’amère jouissance de se remémorer ses songes érotiques et ses errances, ses rencontres improbables et ses sursauts d’avenir, ses visions sauvages ou naïves où l’on croit entrevoir un tableau du douanier Rousseau traversé par les diablesses noires qui ont enivré Baudelaire… Que j’arrive à Jérusalem est son ultime souhait. Ici, c’est la voix exténuée de Rimbaud qui nous vient à l’oreille : ô que ma quille éclate/ô que j’aille à la mer ! L’appel tragique est du même ordre.

Si, comme le dit lui-même l’auteur, l’on « ouvre » cet homme qui apostrophe le ciel et les vagues, la gorge béante, ses entrailles exhiberont toutes les larmes de la perte et de l’abandon. Tout sera-t-il devenu clair dès lors pour le lecteur bouleversé ? Sans doute aucun, sans savoir pourtant qu’il se trouve là, au bord de l’écume tourmentée, au cœur d’une clarté polémique…

Michel Ducobu

 

* Michael Lonsdale, Le Dictionnaire de ma vie, Éditions Kero, 2016

 

***  

Postface

Ce poète singulier fait de son œuvre un ars poetica, ce qui le distingue de ses contemporains, mais un art poétique qui se nourrit sans cesse de son expérience orphique. Il refuse toute appartenance au postmodernisme et suit sa propre voie, à l’écoute de son seul démon intérieur : la poésie. Il est le plus prolifique auteur d’arts poétiques de son pays. Son anthologie lumière, doucement en est la meilleure preuve. La sélection des poèmes est faite par l’auteur selon deux principes : la cohérence thématique et l’art d’orfèvre. Sous son emprise tyrannique, il vit la poésie intensément en vertu de son crédo littéraire, clairement exprimé dans le poème D’un autre temps, d’un autre âge poétique, en guise de préface. Pour Marian Drăghici, la Poésie est immersion dans un au-delà saisi par l’esprit. Elle devrait éblouir et sauver le monde par sa beauté. Ancré dans la métaphysique, le poème idéal, authentique, ne se révèle que dans le rêve, teinté d’une lumière et d’une beauté étranges. L’acte d’écrire n’est que la transcription de la vision du poème dans un langage poétique, le fruit d’un travail incessant sur le texte pour « plus d’expressivité/vérité esthétique, illusoire, peut-être », affirme-t-il. Le poète s’avère ainsi l’instrument par lequel le sacré se révèle à l’homme.

La poésie est avant tout inspiration, Logos, avant d’être l’art d’écrire : « Je n’avais plus rien rêvé depuis longtemps/Tout cela était rêvé, même déjà fumé./Comme tout y est d’ailleurs : rêvé, fumé./Eh, bien, j’ai rêvé dans un sommeil instantané à l’heure du soir/un poème divin. Le texte, écrit sur l’air, en lettres claires, dorées/se déroulait raide, lent, implacable/de haut en bas, du ciel vers la terre/[...] Au réveil, leur image mentale s’évanouissait en même temps que les derniers instants de sommeil. /Le travail au poème – la cigarette, le café, la page blanche –/se consommait par des tentatives (tâtonnements) successives/de réécrire le poème rêvé, « idéal ».

L’art poétique de Marian Drăghici s’appuie sur le tragique de la vie, y compris son vécu, et le livresque. De multiples couches se superposent dans le palimpseste du texte : le réel concret, le biographique, la mémoire affective et culturelle dans un habile mariage de naturel et d’étrange qui donne l’impression paradoxale de compréhension / incompréhension de ses vers. Sous la fascination/la torture de la poésie, un possédé au sens romantique de l’art, le poète projette son crédo sur le dramatisme de son existence avec un détachement lucide pour esquisser son autoportrait et sa relation avec le Poème.

La mort de la femme aimée, l’axe tragique de son destin, lui provoque une profonde rupture au niveau existentiel/de conscience/de langage. Le moi poétique unique, profond, nourri de l’idéalité de la poésie, se dissout sous l’obsession de la mort et atteint la souffrance suprême, incapable de se libérer, uniquement d’assumer les masques de sa propre destruction. Sa conscience perçoit le dédoublement, la dissonance entre « mon moi mystique à côté du batracien athée »(«tuez-moi ou vous êtes criminel !».

Le poète est accablé par le quotidien dérisoire, son autoportrait teinté d’ironie se dégrade, vicié par l’alcool, l’antidote contre l’obsession de la mort. Dans les images de la dégradation, le lecteur saisit une tentative d’anéantissement de la souffrance sous le masque de l’indifférence envers soi-même. Les métaphores du petit verre, de la négresse, de l’harmonica rouge deviennent les symboles de la déchéance, projetée en espaces exotiques, hallucinants, torrides, sensuels. Mais elles s’ouvrent vers de multiples sens : dionysiaque/thanatique/ sacré/érotique/orphique.

Seuls l’amour et son souvenir peuvent défier la mort : « le soir depuis quelque temps/lorsque la nuit tombe/je vis tranquillement/en ton absence/avec ton image évanescente mais lumineuse » (le berceau de la chatte. une cantilène). Les poèmes le franc-tireur, Bible Belgrade, moi et le moulin de Také, très amples et complexes, reprennent les obsessions du poète, en multipliant son image en masques de l’altérité (l’ange déchu, le franc-tireur, le coq en tôle, le chat faustien, le chien Carl Gustave), en scénarios oniriques aux allusions bibliques et littéraires, tout en déroulant des séquences biographiques dramatiques à partir de nouveaux motifs : le monde comme théâtre, la guerre de Yougoslavie.

Le poète s’assume l’expérience tragique de son destin poétique, en rêvant d’un grand poème, le guide de la survivance du poète, mais aussi l’impuissance de l’écrire. La poésie de Marian Drăghici où le biographique intervient comme expression du thanatique, révélé en art, est structurée en séquences narratives/descriptives/confessives aux insertions de dialogisme poétique/intertextualité/ onirisme, en images plastiques d’un chromatisme prégnant, symbolique. Les sens se révèlent à travers le jeu sémantique entre la dénotation/ connotation qui entretient une certaine ambiguïté et étrangeté des images/du langage poétique et crée une poésie métatextuelle. Sa création élaborée, épurée de tout détail vulgaire, refuse le sentimentalisme et les figures de style et n’en garde que la métaphore. De ce refus de l’ornement naît le raffinement stylistique, la plasticité des images poétiques et les tonalités graves, (auto)ironiques, persiflantes et même sarcastiques des poèmes, adoucies par le côté orphique de son lyrisme. Selon le critique Alexandru Cistelecan, sa poésie se distingue par : la tension prophétique, le paroxysme de la vision, l’impétuosité de l’imagination, la vocation de l’illumination, le langage converti en prière.*

Le poète s’identifie entièrement à la poésie qui est pour lui un modus vivendi ma manière d’être,/de rester,/de résister sous le soleil/comme individu unique» et une forme de mort (« pour le poète/chaque vers/chaque grand et véritable poème/ déclenche/le choc d’une mort instantanée.// autant de poèmes, de grands et véritables vers/dans la vie d’un poète,/autant de morts brusques/ succesives»).

Mais la poésie le conduit peu à peu à Dieu, sa voie poétique témoigne d’une évolution et d’un changement de paradigme : du sacré esthétique au sacré religieux (Jérusalem) : Marian Drăghici aspire à un art totalisant, ontologique et métaphysique à la fois. Il ne recherche pas l’autorité de l’intellect comme Valéry, mais la transcendance, l’illumination.

 

Sonia Elvireanu

 

* Alexandru Cistelecan, « Le romantique dans le postmodernisme », Postface à Harrum, le livre de l’échec, Éditions Vinea, 2001.

 

 

recherche Dana Shishmanian
pour Francopolis mai-juin 2018

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