Préface
Je découvre le texte de
Marian Drăghici comme s’il avait été jeté à
la mer, dans une bouteille de vodka, une nuit de tempête, pour échouer
sur une plage perdue, celle où je me suis trouvé précisément, ce matin,
en quête de rien sinon d’une grande gifle d’air pur pour oublier les
miasmes et les insomnies de la nuit. Et pour mon malheur ou peut-être pour
mon salut, ces feuilles que je lis à la hâte, dans le vent contraire, m’apportent
des bouffées de douleur, des odeurs de deuil, des cris de cauchemar à en
devenir sourd. Et néanmoins je n’ai pas lâché ma lecture : cette
longue litanie déchiquetée a été écrite par un stupéfiant poète !
Les métaphores superbes l’attestent ainsi que l’incroyable liberté dans l’expression
de la révolte et de la désespérance.
Qu’aurait pu écrire cet
homme s’il n’avait pas autant souffert, qu’aurait-il fait de sa liasse de
feuilles blanches s’il ne s’était pas jeté dans le brasier du rêve et des
fantasmes pour oublier celle qu’il a aimée passionnément et entièrement
perdue ? Corps et rire, lumière douce et soie de ses yeux. Je me suis
rappelé à ce moment-là les mots d’un grand comédien français qui avait
aimé une seule femme, durant toute sa vie, sans jamais avoir pu vivre à
ses côtés. Il avait écrit dans ses Mémoires cette phrase magnifique :
Elle était comme un rêve et
je rêve souvent d’elle.* Marian, lui, a vécu ce rêve d’aimer follement une femme. À
la mort de celle-ci, il ne lui reste plus que le rêve fracassé, affreux,
délirant, traversé par des images morbides, fantasmatiques, gavées d’alcool
et du poison de la mémoire impuissante. Écoutons ces cris et lamentations :
Je suis cette terre noire/fou de
souffrance/pomme fendue, voilà ma vie/tu es un autre, un
homme passé par la mort/un immeuble qui fait implosion et s’écroule, et
cependant demeure debout/je suis devenu homme de ficelle/je suis prêt à devenir
vieux comme la boue/c’est une armoire à fantôme…
Le récit, éparpillé en
quelques poèmes aux titres saugrenus, se déroule au rythme des réveils et
des crises aiguës de lucidité, au mépris de la logique et de la cohérence.
L’auteur l’avoue sans remords aucun : La
lumière d’un esprit poétique est impuissante devant le lit froid de la
mort. Ce qui importe pour ce
naufragé de l’amour et de l’espoir, c’est de résister encore, par le seul
pouvoir des mots, à sa propre destruction. Au fond de ses rêves
torturants, au fond de son verre brûlant, il ne lui reste que l’amère
jouissance de se remémorer ses songes érotiques et ses errances, ses rencontres
improbables et ses sursauts d’avenir, ses visions sauvages ou naïves où l’on
croit entrevoir un tableau du douanier Rousseau traversé par les
diablesses noires qui ont enivré Baudelaire… Que j’arrive à Jérusalem est son ultime souhait. Ici, c’est la voix exténuée de
Rimbaud qui nous vient à l’oreille : ô
que ma quille éclate/ô que j’aille à la mer ! L’appel tragique est du même ordre.
Si, comme le dit lui-même
l’auteur, l’on « ouvre » cet homme qui apostrophe le ciel et les vagues, la gorge béante,
ses entrailles exhiberont toutes les larmes de la perte et de l’abandon.
Tout sera-t-il devenu clair dès lors pour le lecteur bouleversé ? Sans
doute aucun, sans savoir pourtant qu’il se trouve là, au bord de l’écume
tourmentée, au cœur d’une clarté
polémique…
Michel Ducobu
*
Michael Lonsdale, Le Dictionnaire de ma vie, Éditions Kero, 2016
***
Postface
Ce poète singulier fait
de son œuvre un ars poetica,
ce qui le distingue de ses contemporains, mais un art poétique qui se
nourrit sans cesse de son expérience orphique. Il refuse toute
appartenance au postmodernisme et suit sa propre voie, à l’écoute de son
seul démon intérieur : la poésie. Il est le plus prolifique auteur d’arts
poétiques de son pays. Son anthologie lumière,
doucement en est la meilleure preuve.
La sélection des poèmes est faite par l’auteur selon deux principes : la
cohérence thématique et l’art d’orfèvre. Sous son emprise tyrannique, il
vit la poésie intensément en vertu de son crédo littéraire, clairement
exprimé dans le poème D’un autre
temps, d’un autre âge poétique, en
guise de préface. Pour Marian Drăghici, la
Poésie est immersion dans un au-delà saisi par l’esprit. Elle devrait éblouir
et sauver le monde par sa beauté. Ancré dans la métaphysique, le poème idéal,
authentique, ne se révèle que dans le rêve, teinté d’une lumière et d’une
beauté étranges. L’acte d’écrire n’est que la transcription de la vision
du poème dans un langage poétique, le fruit d’un travail incessant sur le
texte pour « plus d’expressivité/vérité esthétique, illusoire, peut-être »,
affirme-t-il. Le poète s’avère ainsi l’instrument par lequel le sacré se
révèle à l’homme.
La poésie est avant
tout inspiration, Logos, avant d’être l’art d’écrire : « Je n’avais plus rien rêvé depuis longtemps/Tout
cela était rêvé, même déjà fumé./Comme tout y
est d’ailleurs : rêvé, fumé./Eh, bien, j’ai rêvé dans un sommeil
instantané à l’heure du soir/un poème divin. Le texte, écrit sur l’air,
en lettres claires, dorées/se déroulait raide, lent, implacable/de haut
en bas, du ciel vers la terre/[...] Au réveil, leur image mentale
s’évanouissait en même temps que les derniers instants de sommeil. /Le
travail au poème – la cigarette, le café, la page
blanche –/se consommait par des tentatives (tâtonnements) successives/de
réécrire le poème rêvé, « idéal ».
L’art poétique de
Marian Drăghici s’appuie sur le tragique
de la vie, y compris son vécu, et le livresque. De multiples couches se
superposent dans le palimpseste du texte : le réel concret, le
biographique, la mémoire affective et culturelle dans un habile mariage
de naturel et d’étrange qui donne l’impression paradoxale de compréhension
/ incompréhension de ses vers. Sous la fascination/la torture de la poésie,
un possédé au sens romantique de l’art, le poète projette son crédo sur
le dramatisme de son existence avec un détachement lucide pour esquisser
son autoportrait et sa relation avec le Poème.
La mort de la femme aimée,
l’axe tragique de son destin, lui provoque une profonde rupture au niveau
existentiel/de conscience/de langage. Le moi poétique unique, profond, nourri
de l’idéalité de la poésie, se dissout sous l’obsession de la mort et
atteint la souffrance suprême, incapable de se libérer, uniquement d’assumer
les masques de sa propre destruction. Sa conscience perçoit le dédoublement,
la dissonance entre « mon moi
mystique à côté du batracien athée »(«tuez-moi
ou vous êtes criminel !».
Le poète est accablé
par le quotidien dérisoire, son autoportrait teinté d’ironie se dégrade,
vicié par l’alcool, l’antidote contre l’obsession de la mort. Dans les
images de la dégradation, le lecteur saisit une tentative d’anéantissement
de la souffrance sous le masque de l’indifférence envers soi-même. Les métaphores
du petit verre, de la négresse, de l’harmonica rouge deviennent les
symboles de la déchéance, projetée en espaces exotiques, hallucinants, torrides,
sensuels. Mais elles s’ouvrent vers de multiples sens :
dionysiaque/thanatique/ sacré/érotique/orphique.
Seuls l’amour et son
souvenir peuvent défier la mort : « le
soir depuis quelque temps/lorsque la nuit tombe/je vis tranquillement/en
ton absence/avec ton image évanescente mais lumineuse » (le berceau de la
chatte. une cantilène). Les poèmes le
franc-tireur, Bible Belgrade, moi et le moulin de Také, très amples et complexes, reprennent les obsessions du
poète, en multipliant son image en masques de l’altérité (l’ange déchu,
le franc-tireur, le coq en tôle, le chat faustien, le chien Carl
Gustave), en scénarios oniriques aux allusions bibliques et littéraires,
tout en déroulant des séquences biographiques dramatiques à partir de
nouveaux motifs : le monde comme théâtre, la guerre de Yougoslavie.
Le poète s’assume l’expérience
tragique de son destin poétique, en rêvant d’un grand poème, le guide de la survivance du poète, mais aussi l’impuissance de l’écrire. La poésie de
Marian Drăghici où le biographique intervient
comme expression du thanatique, révélé en art, est structurée en séquences
narratives/descriptives/confessives aux insertions
de dialogisme poétique/intertextualité/ onirisme, en images plastiques d’un
chromatisme prégnant, symbolique. Les sens se révèlent à travers le jeu sémantique
entre la dénotation/ connotation qui entretient une certaine ambiguïté et
étrangeté des images/du langage poétique et crée une poésie métatextuelle. Sa création élaborée, épurée de tout détail
vulgaire, refuse le sentimentalisme et les figures de style et n’en garde
que la métaphore. De ce refus de l’ornement naît le raffinement
stylistique, la plasticité des images poétiques et les tonalités graves,
(auto)ironiques, persiflantes et même
sarcastiques des poèmes, adoucies par le côté orphique de son lyrisme. Selon
le critique Alexandru Cistelecan, sa poésie se distingue par : la tension
prophétique, le paroxysme de la vision, l’impétuosité de l’imagination,
la vocation de l’illumination, le langage converti en prière.*
Le poète s’identifie
entièrement à la poésie qui est pour lui un modus vivendi («
ma manière d’être,/de rester,/de résister sous le soleil/comme
individu unique» et une forme de mort («
pour le poète/chaque
vers/chaque grand et véritable poème/ déclenche/le choc d’une mort
instantanée.// autant de poèmes, de grands et véritables vers/dans la vie
d’un poète,/autant de morts brusques/ succesives»).
Mais la poésie le
conduit peu à peu à Dieu, sa voie poétique témoigne d’une évolution et d’un
changement de paradigme : du sacré esthétique au sacré religieux (Jérusalem)
: Marian Drăghici aspire à un art
totalisant, ontologique et métaphysique à la fois. Il ne recherche pas l’autorité
de l’intellect comme Valéry, mais la transcendance, l’illumination.
Sonia Elvireanu
* Alexandru Cistelecan,
« Le romantique dans le postmodernisme », Postface à Harrum, le livre de l’échec, Éditions Vinea, 2001.
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