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Une Vie, un Poète

LES NOCES AVEC L’OCCIDENT de FRANCOIS AUGIERAS (1925-1971)
par Francesca Y. Caroutch


Nous avons planté nos tentes aux portes de l’Europe.
Nous la convoitons et nous la méprisons.
Nous lui donnerons l’assaut.
Les noces avec l’Occident

  

François Augiéras à 20 ans

Nuit du solstice de juin 1943, magnétique et chaude. Rejoignons François Augiéras, dont le nom signifie « Noble lance », au château périgourdin de sa tante Germaine, à Val-d’Atur.



Avant d’atteindre ses dix-huit ans, il a lancé sa première offensive contre la Civilisation matérielle. Il vient de traverser une violente crise mystique. Affolée, sa pauvre mère le conduisit à deux doigts de l’internement, car il délirait, prétendant que Dieu et l’Amour avaient élu domicile en lui. Comme Dieu irradiait partout, il pouvait donc le faire pénétrer chez autrui. Il sacralise déjà tout ce qui l’entoure. «Sauvage est la proximité du sacré» pourrait-il dire, comme Friedrich Hölderlin. Les lignes d’une excessive séduction qu’il envoie à son ami Georges Croses sont presque dignes d’un démiurge.

« Certains jours Dieu est comme dilué en moi et ceux qui m'aiment à ces moments là, c'est un peu comme s'ils aimaient Dieu.
Si l'on m'aime c'est que ma vie est pleine d'intensité et par son intensité pose et résout tous les problèmes.
Je vis, je ne fais que vivre et raconter ma vie.
Avoir de l'affection pour moi c'est un peu m'imiter. Vous avez entendu, m'imiter, donc être de mes disciples. » (Lettre à Georges Croses. 24 Décembre 1943. Collection privée.)

C’est à cette période qu’il écrit, dans Les noces avec l’Occident :
« Celui que j’aimais se faisait identique à moi-même et pénétrait mon cœur… Il n’est de réel que l’esprit, et l’amour de l’esprit m’a seul enivré... Là fut ton existence unique, entre les seuils éternels de la nuit. »

Dans certains passages de ses premières proses, la certitude de ses pouvoirs frôle la folie. Parmi un groupe d’enfants idiots et tarés, l’un d’eux, qu’on lui désigne, suscite sa compassion.
« Ses yeux divergeaient atrocement. Il prit entre ses mains le crâne tondu de l’enfant, ses deux pouces écrasèrent les globes des yeux, et il les lui remit définitivement en place. » 

La fin de l’hiver glacial atténue son prosélytisme, et lui rend le goût de l’orgie des sens. Il fuit sa mère déjà veuve, avant sa naissance en Amérique. Comme elle lui suggère de collaborer avec les Allemands, en donnant des conférences, il la traitera dans ses Mémoires de sale Polonaise.

« Je ne sais pas d’où elle sort, de quel Danube crasseux (…) Elle est besogneuse, idiote, inhumaine, sans affection pour moi, sans attachement pour personne, et finalement dangereuse comme la peste à force de nullité. »

Sa tante lui a attribué une chambrette isolée dans l’une des deux tours, sous les combles. 

Cette nuit du solstice, passée en solitaire dans les bois, il a, comme toujours, atteint une jouissance qui l’a laissé abasourdi : il en a perdu jusqu’à la certitude élémentaire de sa propre existence. Cette jouissance, il a appris comment la provoquer physiquement, après avoir volé avec un engin de son invention, au-dessus des grands prés du domaine familial.

Au comble de l’exaltation, le jeune homme termine, puis recopie une suite de proses poétiques, à la lueur vacillante d’une coupe de bronze. Il l’alimente avec des morceaux de bougies.

L’urgence d’écrire le taraude depuis longtemps. Il éprouve le besoin de tenir une sorte de journal de bord, pour démêler l’absurde écheveau de sa vie, et lui donner un sens, avec de petits éclats d’éternité. Lecteur avide, il a découvert très tôt ses éclaireurs. Tout se passe comme si, à ses débuts, il avait entendu la parole de Gide à propos du Classicisme qui, on le sait, « tend tout entier dans la litote. C'est l'art d'exprimer le plus en disant le moins. C'est un art de pudeur et de modestie. » (Incidences) Le choc de la rencontre d’Augiéras avec son oncle  astronome, fin 1947, ne modifiera pas son style. Chagrin cosmique. Il transmutera, à peine transposés,  humiliations et coups reçus dans le désert en œuvre d’art : Le Vieillard et l’Enfant.


Spirale de la nébuleuse de l'Aigle (Télescope Hubble)

En juillet de cette année-là, il envoya son œuvre onirique en lettre recommandée à sa revue préférée, Les Cahiers du Sud, à Marseille. Ses futures Mémoires préciseront cette date. 

Il s’agit de la version initiale des Noces avec l’Occident, premier chant passionné de ce
«fou divin», dédié à l’univers. Cet aventurier de l’esprit, drogué de lumière astrale, a entre seize et dix-sept ans lorsqu’il compose cette suite flamboyante - l’âge de Rimbaud auquel il fut souvent comparé, par la suite. Dans ses Mémoires, il nous conte comment, à cause d’elle, il fut renvoyé de nuit par le chanoine dont il travaillait les terres.
« Je suis incapable de "vivre avec les autres", je ne sais quoi leur dire ; je suis gai, d’une gaieté solitaire. »

Lorsqu’il revient de ses équipées nocturnes, ébloui par les cieux, il traverse le salon sans se cogner au piano, ni renverser les saints de faïence. Puis il grimpe les escaliers à l’aveuglette.

C’est le tournant de son existence, car il a découvert sa vocation : sans plus attendre, il faut fixer par des termes la lumière surgie des choses, avant qu'elle ne disparaisse de l'espace.

« Dès les premiers mots qui viennent sous ma plume, je me rends compte que mon avance passe par un système de formes : les blés et l’azur, les bois et les astres. »

Il est persuadé qu’alors, grâce à ses traces, dans peu de temps, d’autres hommes iront du même côté que moi, retrouveront le ciel et me ressembleront.

Rentrant dans l’obscurité à quatre heures du matin, grisé par l’odeur des moissons, l’adorateur des étoiles réveille le chanoine. Intrigué, celui-ci frappe à la porte de la chambre dont la lumière est restée allumée. Il doit penser qu’il n’est pas très catholique, le seul employé qu’il n’a pu mettre au pas.

Des feuillets noircis par une belle écriture appliquée jonchent le plancher. Ils parlent d’eux-mêmes. Le discours halluciné de François, la plume à la main, épouvante l’abbé. Il n’est question que des astres et de la métamorphose de l’homme en Dieu, que le malheureux voit. Il est missionné, affirme-t-il.

« -Vous écrivez ! Et quoi donc, je voudrais le savoir ? »
Avant de partir à l’aube, à travers champs, l’écrivain en herbe traité d’ « illuminé »  nous éclaire :
« Je lui explique que je sors souvent la nuit pour regarder les astres, qu’une mutation de l’homme me semble très probable, que je veux aller vers l’avenir, que c’est le récit de mes courses nocturnes. »

De ce manuscrit ne subsiste qu’une enveloppe vide expédiée par « M. Augiéras Kacsinski François, Val-d’Atur, Dordogne ». Il s’agit de l’unique fois où l’auteur associa ses deux noms.

Il décrit de petites scènes agrestes ou inavouables, dont le style touche à l’universel. Les bois, les choses, les êtres qui s’étreignent derrière un bal champêtre sont d’une évidence et d’une immédiateté insolites.

Dans Les noces, la chrysalide se libère, ambivalente et révolutionnaire, pour l’époque. La double nature de l’auteur éclate à chaque instant : androgynie, dualité du nom, ange et démon, amour et cruauté, candeur et cynisme. Pages plus éclairantes, à ce sujet, que les Mémoires.

« L'homme est une corde tendue entre l'animal et le Surhomme, une corde au-dessus d'un abîme », écrivait Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra.

Des phrases simples. Le ton est parfait, définitif, d’une gaucherie voulue. Parfois, l’identité fluide de l’auteur glisse, d’une page à l’autre, entre celle d’un petit enfant et celle d’un garçon trop tôt mûri. Il est tour à tour innocent moissonneur sous la lune ; saltimbanque ; thaumaturge qui rend la vue ; enfant qui cherche un père ;  client de maison close ; ennemi nu, debout, au bord de l’Orient.

Vingt ans après, songeant à ce manuscrit perdu, il décrète dans ses Mémoires, avec une sûreté souveraine : « Cela sera retrouvé, plus tard. »

Sa vie durant, il dispersera ses écrits en tous sens, persuadé que c’est l’unique moyen de ne pas les perdre. Un double du texte égaré émergea dans un coin reculé des collines d’Aquitaine, chez le peintre Marcel Loth, dix ans après la disparition de l’auteur. En 1981, cet ami de jeunesse en publia soixante et un exemplaires dans ses Cahiers du Bospicat. Il fut repris par les éditions Fata Morgana, la même année.
Il s’agit bien du même manuscrit.
« J’y parle de mon attrait pour les astres, les forêts et les blés ; j’y raconte que je joue de l’accordéon, en dansant devant la voie Lactée, que j’ai changé de religion. » (Extrait non retenu pour Une adolescence. Augiéras. Une trajectoire rimbaldienne. Ed. Au Signe de la licorne, 1996.)
 
Les noces avec l’Occident décrivant l’aura en flammes du colonel, futur père mythique de François, constituent un puissant appel de magicien.

En 1950, dans une dédicace à Marcel Loth, à la première page du manuscrit, l’auteur posa superbement les bases de ce qui deviendra son mythe fondateur : l’invention d’une civilisation nouvelle, en relation avec les astres.
« Ah, la noblesse de l’esprit, je laisse cela à mes cochons d’amis.
Moi, j’invente des coutumes ! »

Puis il oubliera ces pages, dans lesquelles il fait revivre ses années d’apprentissage, à peine transposées : la tournée du théâtre du Berger ; le travail dans le potager du chanoine ; la garde des jeunes délinquants, au château de Marsac. Au milieu des années soixante, il reprend d’ailleurs quelques descriptions, de mémoire, dans Une adolescence. Mais celles-ci comportent moins de détails.

Les courtes évocations des Noces font revivre comédiens et filles de joie, trafiquants de farine dans un grenier, marchands ambulants, résistants et paysannes, orphelins perdus dans une France ressemblant à une fourmilière dévastée.
 

Elles ne font pas allusion à la rencontre avec son parent astrologue, pourtant décisive, après la fin de la tournée des marionnettistes.

Avant de confier ce document à Marcel Loth, Augiéras n’y ajouta, apparemment, que peu de passages. Le lecteur pressé remarquera peut-être le titre du premier chapitre, Et le soldat se souvint.

En regard à la Préface, située à Aubusson, un bref épisode, en guise de Postface, nous transporte près de Sète, en 1950. Intitulé L’autre rive de l’Occident, il dut être rédigé lorsque l’auteur avait vingt-cinq ans. Il relate sobrement une relation nocturne entre deux adolescents, l’un au bord de l’autre, sur une plage déserte.

« Le lendemain, ils ne s’en allèrent pas, et après avoir mangé, ils dormirent encore jusqu’à la nuit, sur cette autre rive d’Occident.
Et avec un Dieu l’Occident avait connu ses noces pour mille ans.
»

Il est possible que François ait recopié une partie des poèmes, sans trop les modifier, en 1950. Le laps de temps dont il disposait, à la charnière de son destin, foisonnait de tant de projets ! La page relative au vieillard, auprès duquel il dort, appartient sans doute à la première version. (« Alors l’adolescent parut dans le sommeil du vieil homme, qui le vit lumineux et entouré de flammes jusqu’à l’heure où vint le jour. »)
Ce n’est pas le cas de l’Hymne à l’Amour inspirée par Abd Allah, Le Seigneur de Dieu nommé en toutes lettres, après une allusion au passé :
L’amour dans les bois, dans les camps de travail de ce siècle. »)
  ………………………………….
« L’amour est un chant de guerre.
l’amour oppresse la poitrine
l’amour se moque de la mort.
D’où me viennent mes pensées
si ce n’est de tous…
Que suis-je d’autre que mes pensées ?
Abd Allah, je sais d’où tu viens ;
tu es beau lorsque tu parais au soleil levant.
Je n’ai d’autres dieux que mon frère Abd Allah.
Si je ne chantais pas, je mourrais. »

Temple. Huile de François Augiéras

Ainsi, les lieux et les temps s’entrelacent, comme par magie.
« Trop de meurtres l’avaient entouré… ll hait férocement et sans raison. »
Nous voici loin des images d’Épinal des Mémoires. C’est la plume d’un homme qui a connu la brûlure du fouet.

D’après son ami et biographe Paul Placet, Augiéras ne fit jamais allusion aux Noces, après 1950, et il ne chercha plus à les publier. Peu lui importe leur devenir. «J’écris pour Dieu», dira-t-il souvent. Il ne croit pas au Dieu des abrahamistes. Il aime son ‘âme éternelle’, Dieu qui est, l’étincelle divine qui habite le cœur de tout homme, même le pire criminel, et qui ne demande qu’à s’embraser.

Le 16 mai 1946, il écrivit à Pierre Fanlac pour lui soumettre une ébauche de manuscrit. Il prit son temps. Il faut attendre 1947 pour que soit signé avec le jeune éditeur de Périgueux le premier contrat pour un fascicule artisanal. Il verra le jour fin 1949. Le vieillard et l’enfant, signé Abdallah Chaanba, est prétendument imprimé en Belgique, à 225 exemplaires numérotés. (La lettre "n" du pseudonyme est sans doute une coquille.)

A l’instar de Salah Stétié, j’ai une secrète préférence pour ces débuts littéraires méconnus, frémissants de sève. On devine l’éclosion d’une résonance poétique, grisante, avec l’univers ; Augiéras aiguise sa plume à la lueur des mots.

Pour sa publication, Bruno Roy inséra au début du petit livre un bref extrait d’Une adolescence, que l’auteur date d’octobre 1949 - en fait d’octobre 1948 : « Je rentre en France. Je suis éreinté par la vie infernale que j’ai connue cet été chez mon oncle… Il y a un terrible sourire sur mes lèvres, inquiétant, sauvage, heureux… »

Le second séjour d’Augiéras chez le colonel ressembla en effet au barbare corps à corps de deux labyrinthes.

Suivent quelques lignes de l’éditeur pour préciser que le livre fut rédigé presque sans ratures en 1950. C’est-à dire entre le retour du troisième séjour d’Augiéras à El Goléa et son départ pour la Sicile, où il rejoignit André Gide. Mais il dérive en partie de L’Histoire d'un homme, destiné à devenir L’Histoire d’un dieu, antérieur aux premières versions du Vieillard et l’Enfant - où l’on remarquera l’inversion des termes « oncle » et « père ». II s’agit toujours d’épisodes lapidaires, juxtaposés. De même, dans les tableaux du peintre, quelques silhouettes de personnages ou d’animaux se répètent.

L’écriture de L’Histoire d’un dieu remonterait au second séjour d’Augiéras à El Goléa, en 1948. Les amours d’Abdallah le Chaamba à Ghardaïa sont de la même époque. Avec Le vieillard tué secrètement au bord du monde, le sort du colonel est réglé symboliquement, de manière œdipienne, et son corps profané. Après ce dernier fragment de mosaïque, Augiéras est prêt à rédiger Le Vieillard et l’Enfant, de 270 pages. On jurerait que le sable est devenu encre, et que le jeune écrivain veut épuiser toute cette encre du désert.

Augiéras avait coutume de remanier ses pages, glissant volontiers d’un manuscrit à l’autre. Fréquemment, les descriptions qu’il préfère, dans son journal de bord, figurent de mémoire, avec des variantes, dans les lettres adressées à ses correspondants. 
 

Les Noces ambiguës furent habilement retouchées ; le procédé, bien dans le style d’Augiéras, est destiné à demeurer occulte, comme le seront les fresques du blockhaus, la seconde descente à la grotte de Lascaux ou notre relation. L’auteur a la pudeur de ses sentiments.
« C’était un esprit farceur, une âme légère, inventive à l’extrême, la nuit, parcourant la ville à l’affût de quelque sottise. »

Tous les feuillets des Noces sont véridiques, puisque François Augiéras n’invente jamais rien. Les scènes d’amour démentent donc la légende de sa virginité tardive, qu’il revendique dans ses Mémoires.

Dans le chapitre El Goléa du Voyage des Morts, à propos du colonel, en 1947, il confie: « J’ai assez couché avec tout le monde pour connaître la douceur, malgré tout, des hommes. »
Il est vrai que ceci fut écrit tardivement. 

L’embryon des Noces ignore encore l’encre noire du malheur. Poèmes en nage, pages en sueur des scènes prises sur le vif. L’audace est à couper le souffle, pour l’époque, avec son art consommé du frôlement. L’intelligence de la chair saisit autant que la sobriété de l’expression. Désir incarnat. Étreintes dont l’intensité fait défaillir, contre un tronc d’arbre… joie tactile avec une campagnarde ou un pâtre… senteurs de résine… voluptés abruptes au goût d’éternité, « sous les premières étoiles semblables à des grains de maïs ».

En 1943, le jeune homme a découvert que l’ancienne maladrerie, surnommée La Maison des Anglais, est un mauvais lieu bien caché. Il la décrit avec exactitude, avec sa curieuse tour, dans Les noces avec l’Occident. Les cartes postales d’époque en restituent tous les détails. Cette demeure du XIIème siècle servait autrefois de foyer pour les malades, les pèlerins et les sans-abris. Elle fut achetée quarante mille euros par la ville de Périgueux, en 2011, afin d’être restaurée.

François y accède en barque, puis par un escalier extérieur.
« Il retrouva quelques jeunes hommes soupant ici en compagnie de filles que toute la ville connaissait.
 …Un feu de sapins brûlait dans une cheminée aux revêtements de faïence.
Une fille d’une grande beauté : de petite taille, très jeune, les lèvres peintes de vermillon, avec une tête ronde d’enfant qu’encadrait une longue chevelure noire.
…Ouvrant sur le monde des yeux admirables et respectueux des institutions, elle avait vu sans étonnement défiler dans son lit plusieurs garnisons, tant françaises qu’étrangères.
…Cette ville en aval de laquelle on soupa, cette nuit-là, fut son perpétuel amour. » 

Augiéras offre son corps à qui lui plait, quand cela lui plait, et il possède qui le désire. Filles et garçons font de même ; ils se prennent et se déprennent avec une surprenante aisance. La disponibilité des êtres est celle d’un Age d’or.

« Ils s’éprirent les uns des autres à cause de l’odeur et de la sueur de leurs poitrines et de l’étonnement qu’ils eurent de la beauté de leurs corps. »
Ils semblent nous signifier que nous sommes un seul être multiple, parent des bêtes, des pierres et des eaux.

Les aveux interpellent.
« Cet adolescent était d’une grande beauté, ignorant les scrupules… Trop d’années passées dans des fermes… Les vices des garçons d’étable révèleraient toujours son passé, son âme cruelle et tendre. »

Dans « La course dans les blés », toute une nuit, « le bel adolescent volait au-dessus des tiges », à la poursuite d’une jeune paysanne qui l’a insulté, après un bal. 

« Ils se touchèrent, l’un et l’autre tombèrent sur les pailles et les épis qu’ils brisèrent. Et il la prit sous lui et s’enfonça dans la chair rouge de la petite. Pour s’enfuir ensuite dans la brousse blonde. »

Nous voici déconcertés : en dépit de la part de jeu, il s’agit quasiment d’un viol.
Les lecteurs du Vieillard et l’Enfant reconnaîtront, dans les deux derniers mots, le début du roman autobiographique.  
« J’ai vu un lieu étrange dans le désert, une brousse blonde. »
Ces termes ne peuvent dater de 1943.

Quand décrivit-il les jeunes gens défaillant de plaisir, sous l’édifice des étoiles qui flambent ? 
« Ils crurent rouler entre les astres incandescents au plus noir du ciel, dans la nuit criblée de soleils tournant à une vitesse prodigieuse. Eux mêmes, changés en flammes, se traversaient dans leur course sans se briser, (…) transfigurés de joie, éternels musiciens et danseurs. »

Prémonitions, à propos du choc de la rencontre avec le père mythique de l’auteur, obsédé comme lui par l’immensité céleste ? Ces lignes sont peut-être postérieures à son arrivée dans le désert.

Tous les thèmes d’Augiéras sont déjà là. Jusqu’à celui, emblématique, des grottes. Et jusqu’aux gendarmes qui l’appréhendent, pour des vêtements volés. Ils recommenceront si souvent, jusqu’à la fin de sa vie... « Coupable de rien, suspect de tout. » avait coûtume de dire le nomade.

Il est probable qu’Augiéras a modifié son texte, entre 1948 et 1950. Seul un contemplatif de son espèce est capable d’une telle agression contre l’hypocrisie de la société.

L’énigme demeure. Noces aussi mystérieuses que la brusque irradiation de l’amour dans les ténèbres. Si le récit de l’adolescence, dans les Mémoires, est plus pudique que Les noces, c’est peut-être à cause de sa jeune épouse d’alors : au milieu des années 60, Viviane et son entourage avaient violemment rejeté L’apprenti sorcier, trop scabreux.
Les Noces nous contraignent à une double lecture des années de jeunesse. À la manière des étoiles dans le ciel, l’esprit farceur s’est-il amusé à cacher là une sorte de rébus ?

L’astrologue avait prédit des ennemis. Chez Augiéras, c’est congénital. Ce Slave à demi orphelin étant différent, comme les Roms, il suscite l’hostilité. Les autres volent en bande, comme les corbeaux. Lui, jamais. Il n’aspire qu’à s’élever dans le ciel. Cet écorché a dû terriblement souffrir pour que, dès la Préface des Noces surgissent des termes inquiétants. On pourrait multiplier les exemples.

« Même par la haine je suis entré dans votre âme et nous voici prisonniers les uns des autres.
L’ennemi venu des plaines d’Asie.
…Après qu’il eut chanté longtemps, tous s’en allèrent se sachant son ennemi pour la vie.
…Il songea aux hommes qui le trahissaient sans raison, comme autrefois ils l’avaient aimé. »

Les furtives scènes des Noces sont des sortes d’instantanés, reflets de la réalité pendant l’Occupation. Volontiers scandaleuses, elles sont décrites avec une justesse et une liberté que seul un jeune affranchi pouvait se permettre, alors. Elles font penser parfois aux scènes de maisons closes de certains monotypes de Degas, trop délicates, dans leur aveuglant réalisme, pour être pornographiques. Les escarbilles foisonnent, jaillies d’un brasier originel. Chacune semble recueillir en elle tout le feu de la parole.

Dans la revue Europe, en 2006, Dominique Fernandez souligna le fait que les œuvres d’Augiéras datent d’avant la libération des mœurs. « Pareille témérité dans l’affirmation de la légitimité du bonheur physique, on ne l’avait vue qu’une seule fois dans la littérature française : c’était en 1953, quand Pierre Herbart fit paraître L’Âge d’Or.» (Une aristocratie morale. Europe, 2006.)

Rédigées en partie pendant la guerre, ces pages n’évoquent pas la peur, la misère, la famine. Le thème de la faim, présent dans les Mémoires concernant cette période,  n’apparait pas dans Les noces. Le vin et l’eau de vie abondent. Sur le chemin des vagabonds, il y aura toujours une ferme abandonnée, une boulangère accorte ou une noce champêtre.

Fantasmagorie et vécu s’épousent. Atmosphère propice aux rencontres, hors du temps. On soupe dans des terrains vagues, dans des prés ou dans des baraquements d’un jour. Chaque soir, les municipalités offrent des banquets qui s’éternisent. La vie est une fête.
   
L’année précédant la parution du Vieillard et l’Enfant, aux éditions de Minuit, Yves Bonnefoy salua Un Musée au Sahara du jeune inconnu dans Les lettres nouvelles. C’était en septembre 1953 : « Pages assez souvent admirables, évocation directe, pauvre, nullement (ou parfaitement) littéraire, de l’essentiel. Rien n’est ici un ornement, rien ne séduit ou voudrait séduire, tout signifie. Il y a, dans ce Musée, un respect de la dignité des choses, cette pensée sans détours, cette grave simplicité qui est la vraie poésie.»

Abdallah n’est peut-être pas encore né, mais François a trouvé son style.
« C’était une algérienne. De même que dans ce vieux bordel, il y avait en elle de la richesse et quelque chose de pauvre. »
  
Avec les faciles plaisirs des sens, pendant l’Occupation, nous voici fort éloignés des méditations du futur yogi tantrique de la grotte de Domme… Étant passé maître dans la science du souffle, Augiéras y pratiquera l’union avec son invisible compagne, sublimée, pour atteindre l’interminable jouissance océanique.

La clameur de la guerre s’étend. On se tue dans les rues et dans les bois. Dans les campagnes reculées se cachent des munitions et des camps de maquisards. La Résistance est si farouche que les envahisseurs nomment cette région «petite Russie». Le chaos règne partout. Une nuit, un homme est abattu et enseveli sous un arbre de la propriété. Lorsqu’il est déterré pour être inhumé dignement, on trouve un corps brûlé vif, atrocement mutilé.
« Fini le temps de l’insouciance ! » s’écrie soudain Augiéras. Il ne songe qu’à être mobilisé en Afrique. Ses rêves lui répètent : «Le désert est propre, le désert est pur

Pendant trois ans, il sera obsédé par son oncle paternel, père qui pourrait le protéger. Marin en permission, à Laghouat, le bel animal sera presque sur le point de l’atteindre. À El Goléa, le mirage d’oasis saharienne se cristallisera lorsqu’en surgira le colonel Augiéras, à près de mille kilomètres au Sud d’Alger.

Une nouvelle identité attend François, lui qui aime tant les masques et les métamorphoses. Il va devenir Abdallah, jeune victime aux lamentations hypnotiques et triomphales.
« Tout grand art est un art d’apparition. »
  
*
Les Noces avec l’Occident (Editions Fata morgana, 1981) ne furent pas réimprimées. Plusieurs fascicules du Vieillard et l’Enfant parurent avant la version des éditions de Minuit, en 1954. Le Voyage des Morts vit le jour en 1959, à la Nef de Paris.

    BIBLOGRAPHIE SOMMAIRE
- Le Vieillard et l'enfant (sous le nom d'Abdallah Chaamba), éditions de Minuit, 1954 . Précédé de « Zirara », Minuit, 1985).
- Le Voyage des Morts (sous le nom d’Abdallah Chaamba, La Nef de Paris, Collection Structure, 1959. Sous celui de François Augiéras : Fata Morgana, 1979. Grasset, « Les Cahiers rouges », 2000). 
- L’Apprenti sorcier (sans nom d’auteur : Julliard, 1964 – sous celui de François Augiéras : Fata Morgana, 1976. Grasset, « Les Cahiers rouges », 1995).
- Une adolescence au temps du maréchal.  Récit (Christian Bourgois, 1968 ; Fata Morgana, 1980 ; sous le titre voulu par l’auteur,  La Trajectoire, Fata Morgana, 1989 ; sous le titre Une adolescence au temps du maréchal et de multiples aventures, La Différence, 2001).
- Un voyage au mont Athos (Flammarion, 1970, 1988 ; Grasset, « Les Cahiers rouges » 1996).
-Les Noces avec l’Occident (Fata Morgana, 1981).
- Domme ou l’Essai d’Occupation (Fata Morgana, 1982 ; édition intégrale, Le Rocher, 1990 ; Grasset, « Les Cahiers rouges » 1997).
- Les Barbares d’Occident (Fata Morgana, 1990 ; La Différence, « Minos », 2002).
Lettres à Paul Placet (Fanlac, 2000).
- Le Diable ermite. Lettres à Jean Chalon, 1968-1971. (La Différence, 2002).
*

Les  peintures de François Augiéras furent souvent exposées - entre autres, en 2000, à la Mairie du 6°, à Paris, et au Festival de Venise, en 2006.

*

Film hispano-suisse : Los pasos dobles. Isaki Lacuesta, avec Miquel Barcelo. 2011. Prix de la Coquille d'or au festival de Saint-Sébastien.

 
* -  Voir aussi l'article : Les ondes-le colonel Marcel Augiéras (février 2015)


Francesca Y. Caroutch
recherche Dana Shishmanian

juin 2015


 


Créé le 1er mars 2002
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