UNE VIE, UN POÈTE

rencontre avec un poète du monde




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Une Vie, un Poète 

CHARLES DOBZYNSKI


présenté

par Dana Shishmanian


La disparition de Charles Dobzynski, parti de ce monde à l’âge de 85 ans, à l’aube du beau mois d’octobre 2014, est de celles qui interrogent toute une époque et marquent plusieurs générations. Francopolis ne peut mieux honorer sa mémoire qu’en donnant la parole à une écrivaine qui a connu, à son tour, les vicissitudes de son destin: Monique W. Labidoire. Nous la remercions d’avoir accepté la reproduction dans cette rubrique de quelques extraits de ses articles dédiés à Charles Dobzynski.

La photo : ©Michel Durigneux (reproduite d’après la page de l’auteur sur le site des éditions L’Amourier)


Charles Dobzynski vu par Monique W. Labidoire :
« l’aventure spatiale, poétique et humaine »

Charles Dobzynski est né à Varsovie en 1929 que ses parents quittèrent pour venir en France en 1930. Poète précoce, il publie son premier poème en 1944 dans un journal de jeunes issu de la résistance. Fin 1949, Paul Éluard présente ses premiers poèmes dans les Lettres Françaises. Sur proposition d’Aragon il entre à la rédaction du quotidien Ce soir. Aragon et Elsa Triolet préfaceront deux de ses recueils. Il est passionné d’astronautique, de cinéma et de poésie. Toute son œuvre est imprégnée par ces trois passions.
Il est de ceux qui ont compté aux Lettres Françaises et à Action poétique entre autres nombreuses revues où il a collaboré. Il devient rédacteur en chef de la revue Europe en 1952. Il est membre du comité de rédaction de Aujourd’hui Poème, membre du jury du prix Apollinaire et de l’Académie Mallarmé. (…)
Nous présentons ici Charles Dobzynski en tant que poète mais nous n’oublions pas qu’il est aussi journaliste, romancier et traducteur. Nous citerons son important travail L’anthologie de la poésie yiddish : Le miroir d’un peuple, dont la troisième édition est parue en 2001 dans la collection Poésie/Gallimard. (…)
* * *
Comment cerner en quelques lignes une poésie si riche et si multiple. Les titres des recueils nous renseignent un peu. Que ce soit avec D’une voix commune où le poète trace des routes de fraternité ou bien avec ce magnifique livre qu’est L’opéra de l’espace qui ouvre notre imaginaire à des territoires inconnus que le poète explore, nous partons à l’aventure du poème, chevauchant l’astronef et revêtant des habits de lumière, dans une langue d’identité qui rassemble les espaces du temps.
(…)
Le  mot opéra, s’il signifie bien le chant vocal, l’œuvre poétique chantée et mise en musique, et, dans ce cas précis, chantée par les mots du poète, peut nous conduire au plus près du sens que l’on donne aussi à « opera » en italien et qui signifie « œuvre ». Le premier poème du livre s’intitule d’ailleurs « Chantier » : (…) où la construction et la connaissance de l’univers apparaissent comme chantier de l’humanité, où les mots introduisent le chant dans lequel le conscient torturé « vrilles de nerfs où vibre une pensée », un rapport « nain » de l’homme à l’univers réduit à l’état de particule qui depuis le début du chaos souffre de culpabilité. Vaste chantier.
Ce chantier est en route, conduit par trois aventures du poète, l’aventure spatiale, poétique et humaine. L’opéra de l’espace qui annonçait chez Charles Dobzynski un triptyque ouvert, est bien resté lisible jusqu’à aujourd’hui. Le poète y a inscrit son travail sur le sens et la forme, l’ouverture au monde et l’ouverture au poème, la connaissance de soi et la connaissance des autres.
(…)
Le chant poétique, inhérent à chaque poème dans son phrasé d’une mélodie que chacun trouvera à sa convenance, suggère par les formes diverses qu’il propose une esthétique, une émotion, un regard, qui rejoignent une éthique et une perception du monde qui nous semblent appartenir au territoire du poète dans ses rapports conscients-inconscients avec l’univers, qu’ils soient du monde de l’imaginaire ou du monde de la réalité.
(…)
Le poète, et c’est son rôle, fait surgir dans son poème des mots qu’on n’attend pas et qui peuvent provoquer. Il nous engage dans une atmosphère qui peut sembler pour certains en distance avec ce qu’ils croient être le monde de la poésie. Il y a une sorte de dislocation des lignes, une sorte de démembrement des sons, une manière surréaliste de dire tout en restant en phase avec une vérité : « il ne nous reste, à défaut de chaleur, / que la fourrure intérieure du rêve » (L’Opéra de l’espace - p. 46) ou bien des équilibres comme : « Or le cristal chantait dans la mémoire / de lente pluie et de pierre lippue » (L’Opéra de l’espace - p. 96). Les exemples sont nombreux dans toute l’œuvre.
En voici un autre tiré de Sonate des animaux du même livre Table des éléments déjà cité. La partition de cette sonate aquatique nous étonne encore. Une définition est choisie comme pour l’éponge :

Eponge           Comète au ralenti           Lèvres liquides
                                Diapason de la transparence
                                 La lumière se pétrifie
                        dans des pupilles urticantes                 
(TE - p. 88)


suivi d’un texte en prose poétique qui peut interpeller un certain sens du beau en poésie :

« L’exode des riverains s’accélère dans l’égarement. Les maisons abandonnées à la hâte aussitôt envahies de moisissures. Des cloques pustuleuses sur les meubles. Les miroirs attaqués par la gangrène. Les vitres tombent bleues d’une inexplicable cyanose. On ne voit plus que des yeux de panique.... » 
© Belfond

La variété du champ poétique n’empêche pas la fidélité des thèmes et nous engage à considérer l’œuvre de Charles Dobzynski comme cohérente alors que le poète lui-même nous parle de dispersion. Cette dispersion, que le poète ressent, et qui existe sans doute, nous la cernerons plutôt comme espace multiplié : elle nous amène au chant d’amour et de fraternité. Nous sommes en présence d’un immense besoin de compréhension de quelque chose que nous pourrions nommer « Le grand tout », cet espace d’unité fait de petites cellules particulières que le poète a besoin de réunir.
Ce lien, ces liens, il les tisse avec tout ce qu’il a rencontré dans son existence : l’exil à travers une communauté, la guerre et la traque nazie, le questionnement sur l’appartenance et l’identité, deux langues d’enfance et d’autres soulèvements plus intimes que nous ignorons. Au passage, une question émerge : à quelle langue maternelle pouvons-nous nous référer concernant Charles Dobzynski ? Du yiddish parlé à la maison ou du français acquis à l’extérieur de la famille mais qui est tout de même langue première de communication avec les autres, langue sociale et langue littéraire d’intégration.

En prologue à « Alphabase » Charles Dobzynski écrit :
« J’avais peut-être enterré l’alphabet. Je ne sais pas au fond de quelle nuit. Son gravier crissait sous mes pas. Un alphabet que je n’employais ni pour penser ni pour écrire, mais pour passer des frontières. En premier lieu, source où je reviens me désaltérer, ma langue maternelle. Limitrophe et parallèle à ma langue de formation mais sans se confondre avec elle... »
Aleph de la première année
d’avant l’âge,
d’avant l’agencement,
avant-scène du ça
(on dévie ce qu’on devient)
l’âme est l’amas
du non-savoir;
l’âme est lingam
infra-souche des semences
stellaires et acoustiques
qui donne le la
l’aleph
à cette fugue
encore sans nom.
© Rougerie

Il y a écho chez Charles Dobzynski, écho de deux langues qui vont pouvoir interférer le vécu, le sensible, la prise de conscience du monde. On pourrait penser, en lisant un peu vite, ce qu’il ne faut évidemment pas faire, que chacune à leur manière ces deux langues ont eu un travail particulier à réaliser. S’il est vrai que chaque langue porte en elle une traduction d’un sensible qui met en œuvre les cinq sens, la langue poétique de Charles Dobzynski véhicule un bouillon de cultures qui fait germer un langage très personnel.
(…)
L’espoir n’est pas aveuglement. Et si la confiance s’est – peut-être – affaiblie chez Charles Dobzynski comme chez quelques autres, le rêve et la mémoire restent conditions essentielles du poème et de l’existence qui conduisent le poète et l’homme. C’est aussi vers l’ouverture qu’il nous accompagne. Vers un estuaire qui s’élargit sur un horizon à inventer chaque jour. Nous savons que changer le monde est une utopie. Peut-être arriverons-nous à changer notre regard et notre écoute pour mieux accueillir la voix du poète. Et l’entendre.

Monique W. Labidoire
Avril 2002

Extraits de l’article Points de vue sur l'écriture.
Charles Dobzynski, reproduits, avec l’accord de l’auteure, du site de la revue écrits-vains1




Je est un Juif :
choix de poèmes de Charles Dobzynski


Je  souhaite donner accès – et donc, envie de lire – à un de ses derniers recueils, autobiographique, testamentaire, sous-intitulé « roman » : en fait, une véritable profession de foi, prenant des accents divers entre poème abstrait et balade urbaine, humour et tragique, désinvolture et révolte, évoquant communément les crimes commis dans les camps nazis et soviétiques, avec toujours ce pied de nez que le poète oppose à tous les dogmatismes, soient-ils unanimement détestés ou subrepticement acceptés en vertu du politiquement correct du lieu et du moment, sous la pression de quelque communautarisme que ce soit (ethnique, religieux, politique, …). Alors qu’aucune identité ne le contient, lui, le poète ; c’est pourquoi Charles Dobzynski conclut sa confession par déclarer : « Être juif n’est pas ma prison ».

Je reproduis ici les 3 premiers poèmes, le 8ème, et l’avant-dernier, en espérant que le lecteur y trouvera autant de bonheur à les lire que moi-même. 

1. D’abord d’un arbre

Je suis né juif
en coup de vent.

Des broussailles s’écartaient
pour me voir paraître.

Je ne laissais pas de traces
sur la neige.

En ce temps-là
il n’y avait pas d’étoiles
le ciel était un ventre creux.

Je suis né en apnée
dans le sommeil du monde.

Des arbres me montraient leur paume
déjà trouée par la foudre.

Je suis né d’un arbre
puis d’une feuille
puis d’une nervure.

De plus en plus minuscule
j’avais tendance à m’éclipser
infirme dans l’infime.

Mon nom tintait déjà
comme une clarine
au cou des chèvres.

Je n’avais pas de langue
je coulais de source
j’ourlais ma clairière.


2. Juif pourquoi ?

Une rivière vint vers moi
les joues fardées de rouge
mais j’avais déjà oublié

son mot de passe.

Je devinais en chaque chose
un escalier
des marches qui se dérobaient.

On me demandait :
Juif pourquoi ?
Juif comment ?

Rien selon le sens commun.

Peut-être parce que
l’éternité tombait en ruines.

Sous la cendre
la braise de Dieu
continuait de rougeoyer.

Je cherchais à me réchauffer
dans les pages
arrachées aux anciens livres.

Sans paupières
un buisson parfois recueillait
mes yeux privés de bercail.

Y avait-il dans le temps
un point d’ancrage
une crique d’après naufrage ?

De chaque instant
je brisais la coquille d’œuf
pour me répandre dans le blanc

sans réponse.


3. L’école

Un jour j’entrais dans une école
où l’on étudiait
la logique des brebis.

Le maître m’invita
à dessiner un mouton de Panurge
puis à le tondre.

Avant d’être homme
on était animal
on traversait des fourrés

des épaisseurs effarées.

L’enfant n’avait pas de bouche
mais une bulle
où s’inscrivaient des vocables.

Un jour je rencontrais
un grand oiseau qui dans son bec
tenait mon village natal

pour l’emporter Dieu sait où.

J’essuyais les nuages
empoussiérés comme des vitres
qui ne laissent transparaître

aucune image.

Dans mon lit se succédaient
les pinces des judéanthropes
émergeant des cauchemars

des carapaces chitineuses.

On me mit sur le dos
une lourde prière
et l’on me dit prends la route

la boussole est en toi.


8. Un juif sans religion

Par les chansons
j’allais d’arbre en arbre
sur les lèvres de ma mère

forêt bruissante et pluviale.

La sainte Halakha stipule
qu’on ne peut naître juif
que par la mère

mais on peut naître de la langue.

La langue est le ciel de traîne
d’une longue histoire
de blessures

vivre consiste à la cicatriser.

Qu’est-ce qu’un juif
sans religion ?
peut-être hors des rails

un train dans le désert ?

Ou quelqu’un dont le Dieu d’exil
s’est collé depuis toujours
à ses semelles

comme souillure de l’errance ?

Si le bras de Dieu est en nous
moi je ne suis que son moignon
l’esprit estropié

qui n’a plus prise sur le corps.

On dit de Dieu qu’il est sauveur
planche du Salut,
pourtant je coule à pic

sans apercevoir la moindre bouée.

Juif autant par feeling
que par filiation
ma lignée : les non-alignés

signe zodiacal : la saignée.

Ni vindicatif ni spéculatif
revendicatif ou facultatif
je suis participe présent

du verbe aimer.


31. Sans autel, sans tabernacle

Amant juif et femme chrétienne
l’entrelacs des années
nous imbrique quoi qu’il advienne.

Que soient abolies les barrières
des disparités mais jamais
on ne fera machine arrière.

Le désir est la violence,
don initiatique des corps,
celui qui brise les balances.

La moindre caresse apparente
nos corps au règne des coraux
moitié animal, moitié plante.

Alors nous inventons les clones
des paysages renversés
que perçoit l’œil de nos cyclones.

Amour juif mot simulacre
détour par dédoublement
et faux mimétisme du sacre.

Lui seul l’amour nous régénère
sur l’autre versant de Dieu
qu’on le nie ou qu’on le vénère.

Amour mixte double miracle
sans autre recours
sans autel et sans tabernacle.

En rien le nôtre ne diffère
des amours entés
des fruits du verger de l’enfer.

Juif n’est pas cela qui t’importe
de moi lorsque chaque nuit
s’ouvre à nos mains la même porte.

Que dans ton enfance la messe
ait ponctué ton credo
en rien n’a tari nos promesses.

Ce que l’un de nos corps éprouve
sans transit divin
dans le corps second se retrouve.

C’est en nos désirs que commence
le seul littoral
qui nous rende la vie immense.

Nous avons franchi les frontières
du rêve exilé
et pour chacun sa part entière

en l’autre ensilée.

*
tiré du site 1. écrits-vains


Autres articles sur Charles Dobzynski :

De Monique W. Labidoire également : Charles Dobzynski: du réalisme à l'imaginaire, publié dans LittéRéalité, Volume 14, issue 1, 2002, sur ce site

De Françoise Siri : Charles Dobzynski, l’écrivain sans-papiers est mort, suivi d’une interview, publié le 2 octobre 2014 sur le site littéraire de Nouvelobs :

Bibliographie sélective de Charles Dobzynski : Poésie

Notre amour est pour demain, Ed. Seghers, 1951
Amour de la patrie, Ed. Seghers, 1953
Au clair de l’amour, Ed. Seghers, 1955
D’une voix commune, Ed. Seghers, 1962
L’Opéra de l’espace, Ed. Gallimard, 1963
Capital terrestre, Ed. E.F.R. La Petite Sirène, 1975
Un Cantique pour Massada, Europe poésie, 1976
Arbre d’identité, Ed. Rougerie, 1976
Callifictions, Europe poésie, 1977
Table des Éléments, Ed. Belfond, 1978
Délogiques, Belfond, 1981
Quarante polars en miniature, Ed. Rougerie, 1983
Les Heures de Moscou, illustrations d’Abidine Dino, Ed. Europe poésie, 1989
La vie est un orchestre, Ed. Belfond, 1988, prix Max Jacob 1992
Alphabase, Ed. Rougerie, 1992
Fable Chine, Rougerie, 1996
Géode, Ed. PHI, 1998
Journal alternatif, Bernard Dumerchez, 2000
L'Escalier des questions, Ed. L'Amourier, 2002
Le Réel d'à côté, Ed. L'Amourier, 2005
L’arbre n’est pas un loup pour l’arbre, Ed. La Porte, 2005
Corps à réinventer, Ed. La Différence, 2005
Gestuaire des sports, Ed. Le Temps des cerises, 2006
La Scène primitive, Ed. La Différence, 2006
À revoir, la mémoire, avec des collages de Ladislas Kijno, Ed. PHI, 2006
Lanzarote, rêverie autour des volcans, Ed. La Porte, 2009
 J’ai failli la perdre, Ed. La Différence, coll. Clepsydre, 2010
Je est un Juif, roman, Ed. Orizons, 2011
La mort, à vif, Ed. L'Amourier, 2011
et plus sur
Wikipedia

Monique W. Labidoire

- Sa fiche d’auteur et sa biobibliographie sur le site du Printemps des poètes, 2010
:
-Présence à
Francopolis dans la rubrique Gueule des mots de janvier 2014, avec aussi un choix de textes inédits :

  Parutions récentes :
- Dans le jardin obscur. Libre conversation sur la poésie, coécrit avec Alain Duault, Le Passeur Éditeur, octobre 2014

- L’intimité du poème (poèmes), préface par Alain DUAULT, Sac à mots édition, novembre 2014


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Créé le 1er mars 2002

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