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GUEULE DE MOTS
Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un
visage...
Cette
rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser
LIBRE PAROLE À
UN AUTEUR...
libre
de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts
littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons
d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa
vie parallèle
à l'écriture...etc.
Ce mois janvier 2014
Libre parole à…
Monique W Labidoire
Porteuse
d’une œuvre poétique et critique qui
s’est développée, sur le parcours de toute une vie,
à partir du vécu, poussant
comme d’une blessure fondatrice sur la mémoire tragique de la
disparition du
père dans les camps de la mort nazis, et emportant avec elle
toute cette
histoire convulsionnée de l’Europe de l’Est d’après la
guerre, mais aussi
l’expérience formatrice de la poésie française
contemporaine, à travers
plusieurs générations – cette
« chaîne » dont la poétesse aime
évoquer l’importance dans la transmission d’un crédo,
d’une force, d’une
vocation indéracinable : telle est la voix qui nous parle
ici, avec autant
de passion que de sagesse. Elle nous conforte dans nos choix, elle nous
accueille dans son univers de générosité et
d’ouverture aux autres, elle fait
mûrir nos questions : car qu’est-ce la poésie, sinon
questionnement, de
ses racines jusqu’à ses fruits ? Que Monique soit
assurée de notre
gratitude pour ce partage exquis.
(Dana
Shishmanian)
Le maillon de la
chaîne
Le
maillon, la chaîneUne des
chances de ma vie poétique, c’est
d’avoir pu rencontrer très jeune, des poètes. Des
poètes reconnus et amicaux,
des poètes qui avaient le goût des autres et qui m’ont
permis d’y voir clair
dans mes préférences littéraires. Plus
particulièrement, c’est ma rencontre
avec Guillevic qui a été déterminante. Rencontrer
Guillevic le poète et Eugène
l’homme engagé m’a permis de trouver un équilibre devant
un horizon qui me
semblait inatteignable. Grâce à cette première
rencontre, j’ai pu approcher des
poètes comme Jean Follain, Paul Chaulot, André
Frénaud, Georges Emmanuel
Clancier, Michel Deguy, Andrée Chedid qui eux-mêmes
avaient été amis avec les
précédents : Aragon, Eluard, Max Jacob, André
Breton, René Char. J’ai pu
dialoguer avec des écrivains comme Robert Sabatier qui a tant
fait pour la
poésie puis avec des poètes de la
génération suivante, Serge Brindeau, Serge
Wellens, Jean Breton, Henri Meschonnic, Armand Olivennes. Puis avec
ceux de ma
propre génération dans laquelle les femmes sont plus
présentes et bien
heureusement ceux des générations suivantes. « Le
maillon, la
chaîne », titre de mon premier recueil, illustre
cette fraternité qui
me tient à cœur.
Après
plus d’une vingtaine de recueils, de
nombreuses études sur des poètes contemporains, des
colloques, des rencontres,
des lectures multiples en France et à l’étranger, suis-je
en mesure de répondre
à quelques questions qui m’apparaissent comme
essentielles : Qu’est-ce que
la poésie ? Pourquoi la poésie ? Que peut la
poésie ? Avant même
de finir d’écrire ces mots, je sais déjà qu’il me
faudra accepter l’absence de
réponses définitives à toutes ces interrogations.
Vivre la question est
peut-être le bien le plus important.
En ce lieu
et place, dans cet espace virtuel
de la toile blanche, il semble facile de lancer des mots qui sont pour
la
plupart déjà imprimés dans des livres, des revues,
des thèses, des actes de
colloque. Ce sont des mots qui traversent le temps et les
générations. Ce sont
les mêmes questionnements qui nous obsèdent car nous nous
trouvons toujours sur
le même fil tendu de l’existence à chercher notre
équilibre, le chemin et le
sens du chemin.
Mais que
questionne la poésie, pour moi et
dans mon travail ? Au tout début comme chez beaucoup de
poètes, ma poésie
questionne « mon » moi-même. Trop jeune,
J’écris sans avoir assez lu,
sans avoir assez approché le poème. C’est donc
immédiatement m’engager sur une
fausse route, mais la jeunesse n’a pas d’expérience. Être
du monde signifie
bien vivre dans un collectif et non pas dans une tour d’ivoire
où il ne serait
question que de soi-même. C’est pourquoi les émotions, le
regard sur les
autres, la découverte d’un ailleurs, d’autres mœurs, d’autres
civilisations,
d’autres religions et surtout d’autres langues demandent observation et
patience afin de réussir à s’ouvrir sur ce monde qui nous
héberge
provisoirement et enfin, tenter le poème.
Mes
premiers poèmes tâtonnent et les nombreuses lectures dont
celle plus
approfondie de Guillevic résonnent en moi. Après les
classiques scolaires dans
lesquels j’avais déjà trouvé plaisir et
intérêt, je découvre la poésie
contemporaine vécue et écrite par des personnes
vivantes ! Des personnes
que je peux voir, écouter et avec qui je peux parler. Je
découvre que l’on peut
écrire un poème sur une quincaillerie comme le fait Jean
Follain. Des poèmes
sur une armoire, des bouteilles, des pierres mais aussi sur
l’océan et ses rocs
sont les fondements d’un nouveau regard chez Guillevic mais aussi des
poèmes de
résistance contre une occupation ennemie que ma famille a subie.
Les choses et
les êtres cohabitent. Oui, les objets animés et
inanimés ont une âme ! Les
questions essentielles sont bien celles de l’existence, la vie, la
mort,
l’amour, la solidarité, la liberté, le temps en mouvement
mais aussi à travers
le quotidien dans sa réalité parfois si violente. Je
m’aperçois bien vite que
depuis la rose de Ronsard, des thèmes récurrents
inspirent le poème et
traversent le temps.
Qu’est-ce que la
poésie ?
La
poésie serait
donc un métal en fusion qui
accueillerait, sens, forme, rythme, pulsations, émotion, cris.
Un « dérèglement
de tous les sens » dit Rimbaud, mais
dérégler appelle à sa propre
règle. Qu’elle soit désordre ou sagesse. Chez
Mallarmé forme et sens cohabitent
dans une harmonie de sons et de rythmes et dans un ensemble par lequel
le
hasard d’un coup de dés peut tenir sa place. La poésie
saisit l’instant, cet
interstice du temps que l’on croit impalpable et dans lequel se trouve
le
poème. C’est une alchimie étonnante car le poète
peut transformer le mot et le
concept en beauté, il est en quelque sorte un magicien. Mais
s’il suffisait
d’un coup de baguette magique et des poussières
d’étoiles, s’il n’y avait qu’un
métal précieux à œuvrer, ce ne serait pas
suffisant. Dans cette beauté, il doit
aussi y avoir de la bonté, de l’écoute, de l’accueil car
comme le pense
François Cheng, la bonté peut devenir beauté.
Passionnante approche.
Pourquoi la
poésie ?
La
poésie s’impose
au poète. Il semble qu’une
autre forme d’écriture ne réponde pas à la
nécessité vitale du poète. Peut-être
que le poète cherche à garder une certaine distance, un
mystère. Le poème
n’explique pas, ne théorise pas, n’objective pas. Il est
subjectif et s’expose
toujours. « Le poème nous met au monde »,
écrit encore Guillevic, et
n’a-t-il pas tout dit en quelques mots ?
Que peut la
poésie ?
La
genèse de la
poésie et son pouvoir
interfèrent. La poésie a de multiples facettes. Dans son
kaléidoscope de
couleurs, elle offre des cadeaux à tous les sens. Un
poème façonne le langage,
peint des paysages, maîtrise rythme et musicalité, fait
frissonner notre peau.
Elle sculpte la forme qui convient au contenu, forme et sens
créent l’harmonie.
Mais l’harmonie peut se trouver différemment. Quand Baudelaire
décrit
« Une charogne » en utilisant des mots
répugnants, comment
parvient-il à nous donner une œuvre majeure. La poésie
donne à voir la sagesse
mais aussi le désordre, elle donne à voir l'entente
cordiale et les désaccords.
Elle peut montrer la bonté comme la violence. Elle existe dans
l'illimité, ne
supporte pas les barrières et vit dans la liberté. La
poésie nous interpelle,
mais elle nous aide aussi à interpeller les autres. Elle
énonce et dénonce. Là
est une de ses forces.
Aujourd’hui,
il est facile
de penser que la
poésie « ne sert à rien ». Le mot
poésie ne peut résonner avec le mot
utilité, elle est pauvre sur le marché des biens mais
riche de ce quelque chose
qui reste toujours à découvrir en admettant avec
tolérance et amitié qu’elle
est multiple et variée. Elle est vigie attentive sur une tour de
guet très
envahie par les ronces en ce XXIème siècle,
mais elle guette, observe, mémorise et témoigne encore.
Elle garde mémoire d’un
passé d’émotions aussi bien que
d’événements du monde. Notre œuvre, à nous
poètes, est aussi de passer le relais afin que vive la
Poésie longtemps encore.
Monique W.
Labidoire
29
décembre 2013
L’intimité
du poème
Elle nous fait l’amitié de
nous offrir ici quatre poèmes d’un recueil
intitulé :
L’intimité du
poème,
en avant-première à la parution du recueil
(deuxième semestre 2014 - chez Sac à
mots éditeur).
L’intimité de
l’écrit
D’un pouvoir sans
limites, les mots s’écrivent et se mêlent de tout. Ils
envahissent le destin
d’une fleur arrachant férocement sa tige d’un geste coupant,
l’isolant des
siens et l’abandonnant sur un talus sans sépulture. Il leur faut
reconquérir
paix et silence. Retrouver leur voix écorchée par la
cacophonie proche,
instituer d’autres règles au sein d’une communauté
fervente, réinventer la
patience. Sur cette forte poussée sans autre chemin que la voix
nue renvoyant
ses sonorités vers l’âme attentive, les mots dressent une
verticalité de
funambule dans l’épopée du poème et s’attachent
à relier humblement chaque
lettre les unes aux autres, s’articulant dans l'intervalle d’un culte
sans
officiant afin de tisser trame et chaîne d’une étoffe qui
vêtira la planète
d’une brume légère.
L’intimité du
chant
À l’écoute du chant,
des préliminaires au plaisir s’exécutent en quelques
mouvements épars. Les
distances resserrent les masses et réduisent les obstacles du
lieu, le grincement
des fauteuils, le raclement des gorges, le flou d’une écharpe.
Ceux que nous
espérons s’avancent, silhouettes blanches et noires près
du piano, accordées à
notre regard et au souffle de notre respiration si bruyante à
l’intérieur de
nous-mêmes. Le corps tout entier s’enchante et s’ouvre à
la joie des
ondoiements de la musique et à la métamorphose des voix.
Chevauchant les
portées vers nos longues patiences, elles se creusent en nous,
cherchent place
vigilante pour établir les liens les plus
pénétrants qui noueront avec
délicatesse ce que nous décidons d’être l’harmonie
de cet entre-deux du temps.
L’intimité de
la cuisine
Des élans
bienveillants parviennent du café frais et le pain grille
chaudement la pièce.
Des couleurs façonnent le regard et des moiteurs racontent des
morceaux
d’enfance, des vies passées, des devoirs faits sur un coin de
table. La langue
natale initie au chant d’une aube particulière et inspire la
journée à venir.
Fruits ronds et mûrs aux lèvres délicates,
citrouille d’automne, gâteaux de
Noël façonnés par les mains ridées de
l’aïeule, jus des cerises noires tachant
le corsage blanc de la fillette, tout concorde à l’intime
conviction du moment
heureux d’un bonheur sans possible retour qu’il nous faut saisir dans
l’amplitude de sa vérité. Pourtant, quand l’oubli incise
la souvenance, il ne
reste que quelques miettes éparses que l’émotion plie
sous la grande serviette
blanche de fête, petites mies de pain qui nourriront longtemps
encore les
bouches gourmandes de désir.
L’intimité du
temps
Il n’est du temps
qu’un instant saisissable aux confins du plaisir mis au jour en
violentes
secousses d’orage. Il n’est du temps que palpitation nécessaire
à la survie des
espèces entremêlées et vagabondes. Il n’est du
temps que bulles d’air bleues
attrapées au vol d’un accomplissement du hasard. À
l'épisode taillé dans le roc
s’unit la péripétie du poème et
l’équipée sauvage des origines. La
terre brûlante de désir arrache de ses
entrailles une semence palpitante afin que s’ouvrent au partage des
espèces les
calices secrets qui porteront d’étranges créatures
douées de songes
pacifiques traversant
l’éphémère des
cieux et l’immobilité de l’instant.
***
Née à Paris de parents
Hongrois, pendant la seconde guerre mondiale, Monique
W. LABIDOIRE commence à écrire très jeune. Sa
rencontre avec GUILLEVIC sera
déterminante pour son avenir de poète. Elle a
animé de nombreux ateliers de
poésie tout en conduisant une vie professionnelle dans un
cabinet d’études.
Elle est l’une des animatrices du « Mercredi du poète
» où sont reçus des
poètes contemporains dans toute leur diversité et
collabore à de nombreuses
revues et colloques.
Elle a
publié 21 recueils parmi
lesquels : Saisir la fête, Arythmies, Mémoire du
Danube, Natures
Illimitées, Peuplement de la parole. Lointaines
écritures, Soudaines sources.
Requiem pour les mots, Mémoire d’absence…
Travaux
critiques
: Guillevic, Serge Wellens, Bernard Vargaftig, Andrée Chedid,
Marie-Claire
Bancquart, Alain Duault, Marc Alyn, Claudine Helft, Daniel Leduc,
Gabrielle
Althen, Richard Rognet, Jean-Michel Maulpoix, Serge Brindeau,
André Velter,
Hédi Bouraoui, Max Alhau… et beaucoup d'autres.
Un
essai :
S’aventurer avec Guillevic et neuf poètes contemporains -
Editinter
Un
récit :
Une enfance et un peu plus… Editinter
Nombreuses
interventions, articles et
communications. Elle est également présente dans
plusieurs anthologies et dans des
livres d’artistes.
Lauréate
du Grand Prix de la Ville de La Baule
pour « Mémoire du Danube » en 2000.
Prix du
Président de la République (Société
des Poètes Français) pour
« Mémoire du Danube » en 2000.
Prix
Aliénor 2009 pour « Requiem pour les
mots ».
Photo :
© Revue Les Hommes sans épaules, où
un article sur Monique W. Labidoire est
signé par Christophe DAUPHIN.
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