GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010-2011

   Jean-Pierre Lesieur - Serge Maisonnier - Juliette Clochelune... et plus

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture...etc.

Ce mois janvier 2014

  Libre parole à… Monique W Labidoire

Porteuse d’une œuvre poétique et critique qui s’est développée, sur le parcours de toute une vie, à partir du vécu, poussant comme d’une blessure fondatrice sur la mémoire tragique de la disparition du père dans les camps de la mort nazis, et emportant avec elle toute cette histoire convulsionnée de l’Europe de l’Est d’après la guerre, mais aussi l’expérience formatrice de la poésie française contemporaine, à travers plusieurs générations – cette « chaîne » dont la poétesse aime évoquer l’importance dans la transmission d’un crédo, d’une force, d’une vocation indéracinable : telle est la voix qui nous parle ici, avec autant de passion que de sagesse. Elle nous conforte dans nos choix, elle nous accueille dans son univers de générosité et d’ouverture aux autres, elle fait mûrir nos questions : car qu’est-ce la poésie, sinon questionnement, de ses racines jusqu’à ses fruits ? Que Monique soit assurée de notre gratitude pour ce partage exquis.

(Dana Shishmanian)

Le maillon de la chaîne

Le maillon, la chaîneUne des chances de ma vie poétique, c’est d’avoir pu rencontrer très jeune, des poètes. Des poètes reconnus et amicaux, des poètes qui avaient le goût des autres et qui m’ont permis d’y voir clair dans mes préférences littéraires. Plus particulièrement, c’est ma rencontre avec Guillevic qui a été déterminante. Rencontrer Guillevic le poète et Eugène l’homme engagé m’a permis de trouver un équilibre devant un horizon qui me semblait inatteignable. Grâce à cette première rencontre, j’ai pu approcher des poètes comme Jean Follain, Paul Chaulot, André Frénaud, Georges Emmanuel Clancier, Michel Deguy, Andrée Chedid qui eux-mêmes avaient été amis avec les précédents : Aragon, Eluard, Max Jacob, André Breton, René Char. J’ai pu dialoguer avec des écrivains comme Robert Sabatier qui a tant fait pour la poésie puis avec des poètes de la génération suivante, Serge Brindeau, Serge Wellens, Jean Breton, Henri Meschonnic, Armand Olivennes. Puis avec ceux de ma propre génération dans laquelle les femmes sont plus présentes et bien heureusement ceux des générations suivantes. « Le maillon, la chaîne », titre de mon premier recueil, illustre cette fraternité qui me tient à cœur.

Après plus d’une vingtaine de recueils, de nombreuses études sur des poètes contemporains, des colloques, des rencontres, des lectures multiples en France et à l’étranger, suis-je en mesure de répondre à quelques questions qui m’apparaissent comme essentielles : Qu’est-ce que la poésie ? Pourquoi la poésie ? Que peut la poésie ? Avant même de finir d’écrire ces mots, je sais déjà qu’il me faudra accepter l’absence de réponses définitives à toutes ces interrogations. Vivre la question est peut-être le bien le plus important.

En ce lieu et place, dans cet espace virtuel de la toile blanche, il semble facile de lancer des mots qui sont pour la plupart déjà imprimés dans des livres, des revues, des thèses, des actes de colloque. Ce sont des mots qui traversent le temps et les générations. Ce sont les mêmes questionnements qui nous obsèdent car nous nous trouvons toujours sur le même fil tendu de l’existence à chercher notre équilibre, le chemin et le sens du chemin.

Mais que questionne la poésie, pour moi et dans mon travail ? Au tout début comme chez beaucoup de poètes, ma poésie questionne « mon » moi-même. Trop jeune, J’écris sans avoir assez lu, sans avoir assez approché le poème. C’est donc immédiatement m’engager sur une fausse route, mais la jeunesse n’a pas d’expérience. Être du monde signifie bien vivre dans un collectif et non pas dans une tour d’ivoire où il ne serait question que de soi-même. C’est pourquoi les émotions, le regard sur les autres, la découverte d’un ailleurs, d’autres mœurs, d’autres civilisations, d’autres religions et surtout d’autres langues demandent observation et patience afin de réussir à s’ouvrir sur ce monde qui nous héberge provisoirement et enfin, tenter le poème.

Mes premiers poèmes tâtonnent et les nombreuses lectures dont celle plus approfondie de Guillevic résonnent en moi. Après les classiques scolaires dans lesquels j’avais déjà trouvé plaisir et intérêt, je découvre la poésie contemporaine vécue et écrite par des personnes vivantes ! Des personnes que je peux voir, écouter et avec qui je peux parler. Je découvre que l’on peut écrire un poème sur une quincaillerie comme le fait Jean Follain. Des poèmes sur une armoire, des bouteilles, des pierres mais aussi sur l’océan et ses rocs sont les fondements d’un nouveau regard chez Guillevic mais aussi des poèmes de résistance contre une occupation ennemie que ma famille a subie. Les choses et les êtres cohabitent. Oui, les objets animés et inanimés ont une âme ! Les questions essentielles sont bien celles de l’existence, la vie, la mort, l’amour, la solidarité, la liberté, le temps en mouvement mais aussi à travers le quotidien dans sa réalité parfois si violente. Je m’aperçois bien vite que depuis la rose de Ronsard, des thèmes récurrents inspirent le poème et traversent le temps.

Qu’est-ce que la poésie ?

La poésie serait donc un métal en fusion qui accueillerait, sens, forme, rythme, pulsations, émotion, cris. Un « dérèglement de tous les sens » dit Rimbaud, mais dérégler appelle à sa propre règle. Qu’elle soit désordre ou sagesse. Chez Mallarmé forme et sens cohabitent dans une harmonie de sons et de rythmes et dans un ensemble par lequel le hasard d’un coup de dés peut tenir sa place. La poésie saisit l’instant, cet interstice du temps que l’on croit impalpable et dans lequel se trouve le poème. C’est une alchimie étonnante car le poète peut transformer le mot et le concept en beauté, il est en quelque sorte un magicien. Mais s’il suffisait d’un coup de baguette magique et des poussières d’étoiles, s’il n’y avait qu’un métal précieux à œuvrer, ce ne serait pas suffisant. Dans cette beauté, il doit aussi y avoir de la bonté, de l’écoute, de l’accueil car comme le pense François Cheng, la bonté peut devenir beauté. Passionnante approche.

Pourquoi la poésie ?

La poésie s’impose au poète. Il semble qu’une autre forme d’écriture ne réponde pas à la nécessité vitale du poète. Peut-être que le poète cherche à garder une certaine distance, un mystère. Le poème n’explique pas, ne théorise pas, n’objective pas. Il est subjectif et s’expose toujours. « Le poème nous met au monde », écrit encore Guillevic, et n’a-t-il pas tout dit en quelques mots ?


Que peut la poésie ?

La genèse de la poésie et son pouvoir interfèrent. La poésie a de multiples facettes. Dans son kaléidoscope de couleurs, elle offre des cadeaux à tous les sens. Un poème façonne le langage, peint des paysages, maîtrise rythme et musicalité, fait frissonner notre peau. Elle sculpte la forme qui convient au contenu, forme et sens créent l’harmonie. Mais l’harmonie peut se trouver différemment. Quand Baudelaire décrit « Une charogne » en utilisant des mots répugnants, comment parvient-il à nous donner une œuvre majeure. La poésie donne à voir la sagesse mais aussi le désordre, elle donne à voir l'entente cordiale et les désaccords. Elle peut montrer la bonté comme la violence. Elle existe dans l'illimité, ne supporte pas les barrières et vit dans la liberté. La poésie nous interpelle, mais elle nous aide aussi à interpeller les autres. Elle énonce et dénonce. Là est une de ses forces.

Aujourd’hui, il est facile de penser que la poésie « ne sert à rien ». Le mot poésie ne peut résonner avec le mot utilité, elle est pauvre sur le marché des biens mais riche de ce quelque chose qui reste toujours à découvrir en admettant avec tolérance et amitié qu’elle est multiple et variée. Elle est vigie attentive sur une tour de guet très envahie par les ronces en ce XXIème siècle, mais elle guette, observe, mémorise et témoigne encore. Elle garde mémoire d’un passé d’émotions aussi bien que d’événements du monde. Notre œuvre, à nous poètes, est aussi de passer le relais afin que vive la Poésie longtemps encore.

Monique W. Labidoire
29 décembre 2013

 


L’intimité du poème  

Elle nous fait l’amitié de nous offrir ici quatre poèmes d’un recueil intitulé :
L’intimité du poème, en avant-première à la parution du recueil
(deuxième semestre 2014 - chez Sac à mots éditeur).

 


L’intimité de l’écrit

D’un pouvoir sans limites, les mots s’écrivent et se mêlent de tout. Ils envahissent le destin d’une fleur arrachant férocement sa tige d’un geste coupant, l’isolant des siens et l’abandonnant sur un talus sans sépulture. Il leur faut reconquérir paix et silence. Retrouver leur voix écorchée par la cacophonie proche, instituer d’autres règles au sein d’une communauté fervente, réinventer la patience. Sur cette forte poussée sans autre chemin que la voix nue renvoyant ses sonorités vers l’âme attentive, les mots dressent une verticalité de funambule dans l’épopée du poème et s’attachent à relier humblement chaque lettre les unes aux autres, s’articulant dans l'intervalle d’un culte sans officiant afin de tisser trame et chaîne d’une étoffe qui vêtira la planète d’une brume légère.

 

L’intimité du chant

À l’écoute du chant, des préliminaires au plaisir s’exécutent en quelques mouvements épars. Les distances resserrent les masses et réduisent les obstacles du lieu, le grincement des fauteuils, le raclement des gorges, le flou d’une écharpe. Ceux que nous espérons s’avancent, silhouettes blanches et noires près du piano, accordées à notre regard et au souffle de notre respiration si bruyante à l’intérieur de nous-mêmes. Le corps tout entier s’enchante et s’ouvre à la joie des ondoiements de la musique et à la métamorphose des voix. Chevauchant les portées vers nos longues patiences, elles se creusent en nous, cherchent place vigilante pour établir les liens les plus pénétrants qui noueront avec délicatesse ce que nous décidons d’être l’harmonie de cet entre-deux du temps.

 

L’intimité de la cuisine

Des élans bienveillants parviennent du café frais et le pain grille chaudement la pièce. Des couleurs façonnent le regard et des moiteurs racontent des morceaux d’enfance, des vies passées, des devoirs faits sur un coin de table. La langue natale initie au chant d’une aube particulière et inspire la journée à venir. Fruits ronds et mûrs aux lèvres délicates, citrouille d’automne, gâteaux de Noël façonnés par les mains ridées de l’aïeule, jus des cerises noires tachant le corsage blanc de la fillette, tout concorde à l’intime conviction du moment heureux d’un bonheur sans possible retour qu’il nous faut saisir dans l’amplitude de sa vérité. Pourtant, quand l’oubli incise la souvenance, il ne reste que quelques miettes éparses que l’émotion plie sous la grande serviette blanche de fête, petites mies de pain qui nourriront longtemps encore les bouches gourmandes de désir.

 

L’intimité du temps

Il n’est du temps qu’un instant saisissable aux confins du plaisir mis au jour en violentes secousses d’orage. Il n’est du temps que palpitation nécessaire à la survie des espèces entremêlées et vagabondes. Il n’est du temps que bulles d’air bleues attrapées au vol d’un accomplissement du hasard. À l'épisode taillé dans le roc s’unit la péripétie du poème et l’équipée sauvage des origines.  La terre brûlante de désir arrache de ses entrailles une semence palpitante afin que s’ouvrent au partage des espèces les calices secrets qui porteront d’étranges créatures douées de songes pacifiques  traversant l’éphémère des cieux et l’immobilité de l’instant. 


***

Monique W.Labidoire.jpgNée à Paris de parents Hongrois, pendant la seconde guerre mondiale, Monique W. LABIDOIRE commence à écrire très jeune. Sa rencontre avec GUILLEVIC sera déterminante pour son avenir de poète. Elle a animé de nombreux ateliers de poésie tout en conduisant une vie professionnelle dans un cabinet d’études. Elle est l’une des animatrices du « Mercredi du poète » où sont reçus des poètes contemporains dans toute leur diversité et collabore à de nombreuses revues et colloques.

Elle a publié 21 recueils parmi lesquels : Saisir la fête, Arythmies, Mémoire du Danube, Natures Illimitées, Peuplement de la parole. Lointaines écritures, Soudaines sources. Requiem pour les mots, Mémoire d’absence…

Travaux critiques : Guillevic, Serge Wellens, Bernard Vargaftig, Andrée Chedid, Marie-Claire Bancquart, Alain Duault, Marc Alyn, Claudine Helft, Daniel Leduc, Gabrielle Althen, Richard Rognet, Jean-Michel Maulpoix, Serge Brindeau, André Velter, Hédi Bouraoui, Max Alhau… et beaucoup d'autres.

Un essai : S’aventurer avec Guillevic et neuf poètes contemporains - Editinter

Un récit : Une enfance et un peu plus…  Editinter

Nombreuses interventions, articles et communications. Elle est également présente dans plusieurs anthologies et dans  des livres d’artistes.

Lauréate du Grand Prix de la Ville de La Baule pour « Mémoire du Danube » en 2000.

Prix du Président de la République  (Société des Poètes Français) pour « Mémoire du Danube » en 2000.

Prix Aliénor 2009 pour « Requiem pour les mots ».

Photo : © Revue Les Hommes sans épaules, où un article sur Monique W. Labidoire est signé par Christophe DAUPHIN.

 


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