Une
Vie, un Poète
Hommage à Georg Trakl
présenté
par Dominique Zinenberg
I Une vie
brève et tourmentée
La courte existence de Georg Trakl a commencé en
février 1887 à Salzbourg, et s'est achevée en
novembre 1914 à Cracovie. Bien qu'il n'ait écrit qu'une
centaine de poèmes, son nom reste associé à
l'expressionnisme avec son cortège sombre, sulfureux,
mélancolique et quelques figures rémanentes qui sont
comme des constellations tragiques telles le voyageur,
l'étranger, l'orpheline ou encore Gaspar Hauser.
Il nait dans une famille aisée, dont le
père est protestant, la mère
catholique. La
famille compte sept enfants. Sa mère ne ressent pas d'affection
pour ses enfants et les délaisse. Ils compensent ce manque
affectif en entretenant un lien profond avec leur gouvernante
alsacienne avec qui ils s'expriment en français. Mais ce qui
marque Georg Trakl de façon durable et indélébile
c'est la relation incestueuse qui le lie à sa jeune soeur
Margarethe : des traces de ce lien et de la culpabilité qu'elle
engendre se font jour dans certains de ses poèmes et sont sans
doute déterminants dans son cheminement qui le conduit des
drogues au suicide en passant par la folie.
Les études du poète sont courtes : il
quitte le lycée en 1905 mais entre temps il fait partie d'un
cercle de poètes appelé Apollo puis Minerva. Il se
passionne pour la théorie nihiliste de Nietzsche dont son oeuvre
est imprégnée.
Il voue une grande admiration aux poètes maudits
français tels Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Comme ses
premiers pas au théâtre sont un échec, Trakl
détruit ses textes.
La drogue est déjà entré dans sa
vie et les études de pharmacie qu'il
entreprend
dès 1908 ne vont pas l'en débarrasser, tout au contraire.
Il écrit à un ami : « Pour surmonter la fatigue
nerveuse à retardement, j'ai hélas encore pris la fuite
avec du chloroforme. L'effet a été terrible ».
Parallèlement au commencement de ses
études, il publie son premier poème : Das Morgenlied.
De 1908 à
1910, il séjourne à Vienne. La société
moderne qu'il découvre dans la capitale le remplit de
dégoût. C'est une période de solitude certes, mais
aussi de création et d'importantes rencontres amicales
littéraires. (Celle de Ludwig Ullmann par exemple.) Il compose
le recueil Sammlung en 1909 qui ne sera publié qu'à titre
posthume en 1939.
En 1910 son père meurt ; il obtient son diplôme de
magister pharmaciae;
il retourne à Vienne pour faire son service militaire en tant
qu'ambulancier.
Vienne, Salzbourg et Innsbruck sont les trois villes où il se
rend
alternativement.
En 1912, il fait connaissance de Ludwig von Ficker,
propriétaire de la revue Der Brenner. C'est là qu'il est
régulièrement publié désormais ainsi que
dans la revue Die Fackel.
Il dédie ses poèmes à ses rares et fidèles
amis.
Lorsque la guerre éclate, le poète est mobilisé
dans les services sanitaires.
Fin septembre, après avoir été
témoin des blessures, mutilations dont sont victimes les
soldats, il fait une tentative de suicide. Confiné dans une
cellule psychiatrique, Trakl donne lecture de ses deux derniers
poèmes (Klage et Grodeck) à Ficker et meurt dans la nuit
du 2 au 3 novembre 1914 d'une overdose de cocaïne.
II Une oeuvre
dense, désespérée et auréolée d'or.
Le moi intime de Georg Trakl est diffracté en figures
rejetées par la société et auxquelles il
s'identifie avec rage, compassion, abattement, obsession.
« Soyez maudits, sombres poisons,
[...]
Étranger! Ton ombre perdue... »
« Voyageurs dans le vent noir;
les roseaux secs doucement bruissent
Dans le silence des marais. »
A l'arrière-plan toujours l'automne et un paysage
désolé.
Des couleurs pourtant surgissent, comme des taches de vie, à la
manière de Nicolas de Staël, créant de vifs
contrastes avec les ombres, les pénombres, les
ténèbres comme si le coloriste en lui trouvait toujours
la force, malgré le désespoir et le pourrissement de
toute chose, de faire éclater des couleurs pures et franches ou
des ors du milieu même de la fange et des peurs.
Dans le parc
Encore allant par le vieux parc,
Ô ! paix des jaunes et rouges fleurs.
Vous aussi déplorez, vous tendres dieux,
Et puis l'or automnal de l'orme.
Raide se dresse de l'étang bleui
Le roseau, et le soir se tait la grive.
Ô ! alors courbe toi aussi le front
Sur le marbre renversé des aïeux.
Les références chrétiennes et
bibliques, dans les écrits de Trakl, sont légion mais
pour lui comme pour tous les expressionnistes, Dieu a
déserté le monde,
Dieu est absent
: « Le silence de Dieu/je l'ai bu à la fontaine du
bosquet ».
Dieu manquant, que reste-t-il sinon le malheur, l'absolue
détresse ?
Et bien avant que la Première Guerre mondiale n'éclate,
le poète aura
pressenti avec force, comme un voyant (au sens rimbaldien du terme) et
comme un visionnaire, la catastrophe de la boucherie qui le conduira au
suicide. Partout, et depuis les prémisses de sa poésie,
la mort est omniprésente, la destruction, la
décomposition :
« Voici que montent du tapis les ossements des sépulcres,
Le silence des croix écroulées sur la colline,
La douceur de l'encens dans le vent pourpre de la nuit.»
Sans l'avoir connu, il aura été le frère en
mélancolie de Guillaume Apollinaire, comme lui
privilégiant la tristesse de l'automne et comme lui
témoin massacré de la Grande guerre et « Enchanteur
pourrissant».
présenté par Dominique Zinenberg.
*
Les deux derniers poèmes de G. Trakl.
Plainte
Le sommeil et la mort, les aigles sombres,
Cernent toute la nuit d'un bruissement d'ailes
Cette tête, image d'or de l'homme :
Vienne l'éternité sous sa vague de glace
L'engloutir ! Aux récifs d'épouvante
Le corps pourpre se déchire
Et la voix d'ombre
Se lamente au loin sur la mer.
Soeur d'orageuse mélancolie,
Vois, une barque angoissée sous les étoiles
Sombre
A la face muette de la nuit.
(Trad. Gustave Roux, La Délirante 1978)
Grodek
Vers le soir les forêts d'automne
retentissent
D'armes tueuses, les plaines d'or
Et les lacs bleus où s'abîme un soleil
Plus lugubre ; la nuit cerne
Des guerriers mourants, la farouche plainte
De leurs bouches brisées.
Mais sans bruit, dans le creux des pâturages,
S'amasse le sang répandu, fraîcheur de lune;
Tous les chemins débouchent dans une noire pourriture.
Sous les ramures d'or de la nuit et des étoiles
L'ombre de la soeur s'en vient par le bois muet, chancelante,
Saluer l'âme des héros, les têtes
ensanglantées,
Et doucement sonnent aux roseaux les sombres flûtes de l'automne.
O deuil où la fierté s'exalte ! O vous, autels d'airain !
Une vaste douleur nourrit en ce jour la flamme ardente de l'esprit,
Les descendants non-nés encore.
(Trad. Gustave Roux, La Délirante 1978)
* Voir aussi autres poèmes de cet auteur,
choix de Dominique Zinenberg,
Rubrique Coup de coeur,
mai 2014
Voir aussi autres poèmes
en anglais
Voir
aussi sur Esprits nomades
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Georg Trakl
présenté par Dominique Zinenberg
Francopolis
mai 2014
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