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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poème Coup de Coeur du Comité

Mai 2014

Georg Trakl
Pierre Wattebled
Samantha Barendson
Victor Hugo
Magda Carneci
Dana Shishmanian
Charles Colonna-Cesari




GEORG TRAKL

Georg Trakl, poète australien, choix Dominique Zinenberg
Commémorer le centenaire de la mort de Georg Trakl (1887-1914)

Pour un vieil album de famille

Toujours tu reviendras Mélancolie,
Ô si douce à l'âme solitaire.
A sa fin s'éteint un jour doré.

Soumis le patient accepte la souffrance
Vibrant d'harmonie et de douce folie.
Vois ! C'est le crépuscule.

La nuit revient encore et se plaint un mortel
Et puis un autre qui souffre aussi.

Tremblante sous les étoiles d'automne
Se courbe chaque année plus bas la tête.
(Trad. Jacques Busse)


Déclin

Au-dessus de l'étang blanc
Les oiseaux sauvages se sont enfuis.
Dans le soir souffle de nos étoiles une brise glaciale.

Au-dessus de nos tombes
S'incline la face brisée de la nuit.
Sous les chênes nous balançons dans une barque d'argent.

Toujours tintent les murs blancs de la ville.
Sous des arcs de ronces
Ô mon frère nous grimpons guides aveugles vers minuit.
(Trad. Jacques Busse)


Occident 3

Vous, les grandes villes
de pierres dressées sur la plaine!
Dans le silence s'en va
celui qui n'a point de patrie
Avec le front enténébré, avec le vent,
les arbres nus sur la colline
Vous les fleuves qui mourrez là-bas
Immense peur
de l'horrible crépuscule
dans les nuées de la tempête
vous les peuples mourants !
Vague blême
se brisant au bord de la nuit
étoiles tombantes.
(Trad. Gil Pressnitzer)

Voir plus sur cet auteur et lire ces derniers poèmes :
Plainte et Grodek, dans la rubrique
Vie- poète, mai 2014


PIERRE  WATTEBLED

Pierre Wattebled, choix Éliette Vialle


Bleu le ciel.

Bleu, le ciel.
Le feuillage,
Dans l’azur,
Vert…
Bleu mon rêve
Sans nuage :
Une joie brève ;

Bleu, l’infini :
L’émotion
Confondue
Perle.
Bleu, joyau
Indigo
Brille.
Bleus, mes bleus
Que l’instant
Apaise.
Bleu le ciel ;
Le feuillage,
Dans l’azur,
Vert…
Bleu, Bleu,
Vert, vers
Le bonheur
Chante…
Bleu, vert,
Vers le bleu…
L’allégresse :
Cet instant,
En mon corps,
Se tient…
Le dos en terre,
Les yeux au ciel…

Bleu, le ciel,
Le feuillage
Dans l’azur,
Vert…
Je les tiens…
Les retiens :
Autant que je le peux,
Je prends.

Pierre WATTEBLED- le 15 avril 2014.
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SAMANTHA BARENDSON

Samantha Barendson, franco-italo-argentine. Auteur de poésie et de pièces de théâtre. choix Karim Cornali
Rouilles

Les heures dégoulinantes aux carcasses des bateaux caressées et rongées par l’oxyde entêtement des marées hautes, des marées basses, de ce lent va-et-vient qui annonce la rognure des cales et bastingages. Absorbées et dissoutes les coques maritimes infusent l’eau saline. Flottent les particules d’ocreté corrosive, les poissons innocents boivent l’orangeade, les sardines imbéciles se prennent pour des rougets, et les flots comme un astre permutent l’horizon.
Parois éventrées de constructions portègnes, les immeubles bétonnés montrent leurs entrailles. Des mains acérées sortent des parois, creusent la grisaille, atteignent la lumière.
S’ouvrent les colonnes, les murs et les arêtes des buildings impériaux qui connurent la gloire. Mais Buenos Aires n’est plus et avance la rouille, craquent les pavés, s’écroule la cité en poussière hématite.
Paysages qui se flétrissent en beauté marronante. Les enfants excités ramassent les châtaignes, collectionnent les feuilles mortes, s’inventent des trésors de cette nature passée. Le ciel arboriforme s’assombrit doucement, isabelles au galop, alezans ou baillets, les nuages à la coupe dérobent leur cuivré.
Les heures dégoulinantes aux carcasses des bateaux caressées et rongées par l’oxyde entêtement des marées hautes, des marées basses, de ce lent va-et-vient qui annonce la rognure des cales et bastingages.
Absorbées et dissoutes les coques maritimes infusent l’eau saline. Flottent les particules d’ocreté corrosive, les poissons innocents boivent l’orangeade, les sardines imbéciles se prennent pour des rougets, et les flots comme un astre permutent l’horizon.
Parois éventrées de constructions portègnes, les immeubles
bétonnés montrent leurs entrailles. Des mains acérées sortent des parois, creusent la grisaille, atteignent la lumière. S’ouvrent les colonnes, les murs et les arêtes des buildings impériaux qui connurent la gloire. Mais Buenos Aires n’est plus et avance la rouille, craquent les pavés, s’écroule la cité en poussière hématite.
Paysages qui se flétrissent en beauté marronante. Les enfants excités ramassent les châtaignes, collectionnent les feuilles mortes, s’inventent des trésors de cette nature passée. Le ciel arboriforme s’assombrit doucement, isabelles au galop, alezans ou baillets, les nuages à la coupe dérobent leur cuivré.

*

Ecluses

Regarder les écluses par temps de pluie, sous un ciré jauni qui nous laisse détrempés. Immobiles aux yeux d’enfants ébahis, laisser filer le temps et l’eau d’un bief à l’autre.
Canal paisible qui l’espace d’un instant sous des remous discrets rêve de devenir cascade. Mais la lente vidange et le long remplissage n‘agitent l’eau dormante que de doux soubresauts. Le canal est frustré de tant de platitude, il voudrait déverser, bouillir et s’échapper. Les vannes et les barrières le retiennent prisonnier tandis que les navires descendent dans la fosse. Ouvrez les portes, laissez sortir les lions de mers, les cétacés enragés, la houle marine qui tempête en secret ! Fermez les vantaux d'aval, ouvrez les ventelles et aqueducs d'amont, peut-être enfin l’eau du chenal deviendra pirate ou boucanier. Comme des statues de sel fondant sous l’eau de pluie, des humains abasourdis devant les mécanismes. Moulin fantastique, forteresse imprenable quand la cuve enfin vide et le bateau parti, l’abîme d’une oubliette verdie par des mousses aquatiques.

*

Chalutier

Je te dis en voiture le long des ports de pêche que leurs grandes machines m’attirent et me fascinent. Mais tu ne me
crois pas.
As-tu déjà senti l’âcreté océane, permanganates maritimes, acides ocrés qui rongent les carapaces des bateaux chalutiers ? Lentement leurs coques invincibles se diluent dans les eaux, rongées par le sel, le temps, les affres pécuniaires. Mais chaque nuit pourtant, des armées de métal
rompent les amarres pour aller pêcher le thon. Elles mouillent le chalut et leur treuil de relevage comme des bras de colosse capturent la vie. S’agitent les poissons, s’étripe la poiscaille, le filet se referme sur des reflets de gris et vainquent les matelots. Reviennent au port des machines cahotantes, leur souffle de fumeurs résonnent dans les criques où ils déposent leur sac et leur précieux butin. Le matin se lève dans des couleurs touristiques, nulle vie à bord de ces embarcations.
Squelettes en fer rouillé qui teinte l’écume, une mousse orangée glisse sur le sable. Le port est arrêté, parfois un navire gronde, salue ses camarades et va mourir au large.
Les filets et les cordes sèchent au soleil et les mains calleuses des marins revenus serrent les poitrines chaudes des femmes endormies.

Visiter le site de Samantha Barendson



VICTOR HUGO


 
      Victor Hugo, poète français, choix  Khalid El Morabethi

L’AN NEUF DE L’HEGIRE

Comme s’il pressentait que son heure était proche,
Grave, il ne faisait plus à personne un reproche ;
Il marchait en rendant aux passants leur salut ;
On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût
A peine vingt poils blancs à sa barbe encore noire ;
Il s'arrêtait parfois pour voir les chameaux boire,
Se souvenant du temps qu’il était chamelier.
Il semblait avoir vu l’Eden, l’âge de l’amour,
Les temps antérieurs, l’ère immémoriale.
Il avait le front haut, la joue impériale,
Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent,
Le cou pareil au col d’une amphore d’argent,
L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge.
Si des hommes venaient le consulter, ce juge
Laissait l’un affirmer, l’autre rire et nier,
Écoutait en silence et parlait le dernier.
Sa bouche était toujours en train d’une prière ;
Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;
Il s’occupait de lui-même à traire ses brebis ;
Il s’asseyait à terre et cousait ses habits.
Il jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne,
Quoiqu’il perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.
A soixante-trois ans une fièvre le prit.
Il relut le Coran de sa main même écrit,
Puis il remit au fils de Séid la bannière,
En lui disant : " Je touche à mon aube dernière.
Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui."
Et son œil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui
D’un vieux aigle forcé d’abandonner son aire.
Il vint à la mosquée à son heure ordinaire,
Appuyé sur Ali le peuple le suivant ;
Et l’étendard sacré se déployait au vent.
Là, pâle, il s’écria, se tournant vers la foule ;
" Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe et s’écroule ;
La poussière et la nuit, c’est nous. Dieu seul est grand.
Peuple je suis l’aveugle et suis l’ignorant.
Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde. "
Un cheikh lui dit : " o chef des vrais croyants ! le monde,
Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut ;
Le jour où tu naquit une étoile apparut,
Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent. "
Lui, reprit : " Sur ma mort les Anges délibèrent ;
L’heure arrive. Écoutez. Si j’ai de l’un de vous
Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous
Qu’il m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe ;
Si j’ai frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. "
Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton.
Une vieille, tondant la laine d’un mouton,
Assise sur un seuil, lui cria : " Dieu t’assiste ! "
Il semblait regarder quelque vision triste,
Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : " voilà,
Vous tous, je suis un mot dans la bouche d’Allah ;
Je suis cendre comme homme et feu comme prophète.
J’ai complété d’Issa la lumière imparfaite.
Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.
Le soleil a toujours l’aube pour précurseur.
Jésus m’a précédé, mais il n’est pas la Cause.
Il est né d’une Vierge aspirant une rose.
Moi, comme être vivant, retenez bien ceci,
Je ne suis qu’un limon par les vices noirci ;
J’ai de tous les péchés subi l’approche étrange ;
Ma chair a plus d’affront qu’un chemin n’a de fange,
Et mon corps par le mal est tout déshonoré ;
O vous tous, je serais bien vite dévoré
Si dans l’obscurité du cercueil solitaire
Chaque faute engendre un ver de terre.
Fils, le damné renaît au fond du froid caveau
Pour être par les vers dévoré de nouveau ;
Toujours sa chair revit, jusqu’à ce que la peine,
Finie ouvre à son vol l’immensité sereine.
Fils, je suis le champ vil des sublimes combats,
Tantôt l’homme d’en haut, tantôt l’homme d’en bas,
Et le mal dans ma bouche avec le bien alterne
Comme dans le désert le sable et la citerne ;
Ce qui n’empêche pas que je n’aie, ô croyants !
Tenu tête dans l’ombre aux Anges effrayants
Qui voudraient replonger l’homme dans les ténèbres ;
J’ai parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres ;
Souvent, comme Jacob, j’ai la nuit, pas à pas,
Lutté contre quelqu’un que je ne voyais pas ;
Mais les hommes surtout on fait saigner ma vie ;
Ils ont jeté sur moi leur haine et leur envie,
Et, comme je sentais en moi la vérité,
Je les ai combattus, mais sans être irrité,
Et, pendant le combat je criais : " laissez faire !
Je suis le seul, nu, sanglant, blessé ; je le préfère.
Qu’ils frappent sur moi tous ! Que tout leur soit permis !
Quand même, se ruant sur moi, mes ennemis
Auraient, pour m’attaquer dans cette voie étroite,
Le soleil à leur gauche et la lune à leur droite,
Ils ne me feraient point reculer ! " C’est ainsi
Qu’après avoir lutté quarante ans, me voici
Arrivé sur le bord de la tombe profonde,
Et j’ai devant moi Allah, derrière moi le monde.
Quant à vous qui m’avez dans l’épreuve suivi,
Comme les grecs Hermès et les hébreux Lévi,
Vous avez bien souffert, mais vous verrez l’aurore.
Après la froide nuit, vous verrez l’aube éclore ;
Peuple, n’en doutez pas ; celui qui prodigua
Les lions aux ravins du Jebbel-Kronnega,
Les perles à la mer et les astres à l’ombre,
Peut bien donner un peu de joie à l’homme sombre. '
Il ajouta ; " Croyez, veillez ; courbez le front.
Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront
Sur le mur qui sépare Eden d’avec l’abîme,
Étant trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime ;
Presque personne n’est assez pur de péchés
Pour ne pas mériter un châtiment ; tâchez,
En priant, que vos corps touchent partout la terre ;
L’enfer ne brûlera dans son fatal mystère
Que ce qui n’aura point touché la cendre, et Dieu
A qui baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu ;
Soyez hospitaliers ; soyez saints ; soyez justes ;
Là-haut sont les fruits purs dans les arbres augustes,
Les chevaux sellés d’or, et, pour fuir aux sept dieux,
Les chars vivants ayant des foudres pour essieux ;
Chaque houri, sereine, incorruptible, heureuse,
Habite un pavillon fait d’une perle creuse ;
Le Gehennam attend les réprouvés ; malheur !
Ils auront des souliers de feu dont la chaleur
Fera bouillir leur tête ainsi qu’une chaudière.
La face des élus sera charmante et fière. "
Il s’arrêta donnant audience à l’espoir.
Puis poursuivant sa marche à pas lents, il reprit :
" O vivants ! Je répète à tous que voici l’heure
Où je vais me cacher dans une autre demeure ;
Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,
Que je sois dénoncé par ceux qui m’ont connu,
Et que, si j’ai des torts, on me crache aux visages. "
La foule s’écartait muette à son passage.
Il se lava la barbe au puits d’Aboufléia.
Un homme réclama trois drachmes, qu’il paya,
Disant : " Mieux vaut payer ici que dans la tombe. "
L’œil du peuple était doux comme un œil de colombe
En le regardant cet homme auguste, son appui ;
Tous pleuraient ; quand, plus tard, il fut rentré chez lui,
Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière,
Et passèrent la nuit couchés sur une pierre
Le lendemain matin, voyant l’aube arriver ;
" Aboubékre, dit-il, je ne puis me lever,
Tu vas prendre le livre et faire la prière. "
Et sa femme Aïscha se tenait en arrière ;
Il écoutait pendant qu’Aboubékre lisait,
Et souvent à voix basse achevait le verset ;
Et l’on pleurait pendant qu’il priait de la sorte.
Et l’Ange de la mort vers le soir à la porte
Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer.
" Qu’il entre. " On vit alors son regard s’éclairer
De la même clarté qu’au jour de sa naissance ;
Et l’Ange lui dit : " Dieu désire ta présence.
- Bien ", dit-il. Un frisson sur les tempes courut,
Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.
 
Victor Hugo, le 15 janvier 1858.
tiré de " La Légende des siècles " recueil de poèmes de Victor Hugo, conçu comme une œuvre monumentale destinée à dépeindre l'histoire et l'évolution de l'Humanité.
« C'est de l'histoire écoutée aux portes de la légende »


MAGDA CARNECI


Magda Carneci, Poète, essayiste, traductrice roumaine, choix Dana Shishmanian
Un vaste lecteur
(« Post-manifeste » du recueil Chaosmos, éditions du Corlevour, 2013, pp. 65-68)

Un lecteur me lira un jour,

mais non pas un de mes semblables, un frère, égaré parmi les majuscules, les tirets, les trémas, un hypocrite excédé par les phonèmes et les axes paradigmatiques, un nostalgique désespérément à la recherche de voyelles colorées et de rimes parfaites

l’œil collé aux images, comme à sa photographie de nourrisson, rose et nu sur une couverture fleurie, la fierté de sa mère, sur laquelle il voudrait que l’on voie aussi les galons, les propriétés, les titres, toute la splendeur mûrie de sa docte maturité

fouillant afin de trouver les tropes, l’oxymore, la synecdoque, mais surtout la métonymie en vogue, la précieuse ridicule, tout comme l’index fourré dans la brioche maison aux raisins secs et aux grains de pavot, tout comme l’astronome amateur qui recherche à l’aide d’une lunette sa petite étoile dans la nuée lactée de la nuit

mesurant avec des lentilles psychanalytiques, structuralistes, sociologiques, symboliques, les ondes radiophoniques, infrarouges et ineffables de tant de tas immenses de papier, sainte maculature, drogue aseptique, stérile, démocratique, qui comble des millions de cerveaux et de labyrinthes bibliophiles

établissant l’éternité des mots à l’aide de la forme des grains de sable, de la structure des cristaux, grâce à la couleur du pollen et aux champs électromagnétiques pétrifiés dans le kaolin, grâce au carbone 14 et aux cernes des arbres, grâce à la forme des squelettes et à la richesse des phosphates des déjections, toutes ces choses devenant phosphorescentes sous les rayons obliques de la lampe de Wood.

Un lecteur nous lira un jour,

mais non pas un de nos semblables, un frère, mais un lecteur plus vaste, plus lointain, qui feuillettera nos vies comme des pages volantes, noircies par de menues lettres illisibles, librement entremêlées par le vent ; et nous enchaînera en propositions et en phrases, en événements et en peuples que lui seul comprendra clairement, comme en un collier de perles naturelles et fausses autour du cou tordu de l’éternité ; il déchiffrera avec précision, comme un laser, tous les textes, les livres, l’histoire entière, ainsi que les morts, les résurrections, les naissances, et il savourera leur goutte de miel pur ou trouble, doux-amer sur sa langue rugueuse et impossible

dans un silence assourdissant, semblable au vent terrestre qui engloutit les déserts et les idiomes, les métropoles chamboulées, au vent cosmique qui éteint des nébuleuses imaginaires et des galaxies en expansion ; avec un murmure sec, apocalyptique, tout comme le souffle sec des narines de l’homme ultime, contemplant la jachère et la parabole du monde, ou le souffle humide de la bouche du premier homme inspirant goulûment la naissance de la terre, l’arche aurorale, la première voyelle qui vient de renaître

il englobera tout dans l’immense cristal bleu de son œil, et le cheveu que la femme amoureuse recueillit avec une pince sur le foulard perdu par son bien-aimé, et le cerveau hyperbolique des savants et les systèmes poétiques de la nature, la démiurgie frénétique des tyrans et des commerçants, les inventions des mystiques et des révolutionnaires, il englobera dans le cristallin aveuglant de son œil et le grain de moutarde et les points sur les i et la planète

Il pèsera finalement leur souffrance, leurs illusions et leur amour, surtout l’amour, et la folie d’accepter de mourir et de vouloir renaître dans quelque chose de trop invraisemblable, trop abstrus, trop analphabète ; à l’instant où seule une métaphore plus que vive pourrait supporter le poids écrasant du temps, son regard infini et son va-et- vient, à l’instant où seule la poésie transcendante portera dans ses entrailles le sang de la résurrection.

C’est ce lecteur-là que j’attends.

(Voir aussi la présentation de son recueil Chaosmos, 2013
dans la Rubrique Annonces.

 
 DANA SHISHMANIAN

        Dana Shishmanian,poète d'origine roumaine, vit en France, choix Gertrude Millaire
Le chanvre marin

Par où les mots arrivent-ils
d'où sortent-ils
où vont-ils
ils s'écoulent des yeux
rentrent par la bouche
t'étouffent
te bouchent
les oreilles
se glissent dans le sang
versé
retenu
retourné
s'infiltrent sous les ongles
poussent des racines
de tes cheveux
s'immiscent sous la peau
te viennent de l'oubli
d'un pays
jamais vu
t'emportent dans un rêve
sans dormeur
te déposent
sur un rivage inconnu
vont de toi à elle
d'elle à lui à moi à vous
nous confondent
nous soulèvent
tel un orage les feuilles mortes
nous renversent comme les vagues
d'une marée montante
nous recouvrent
de leur écume salée
nous laissant gisant sur la plage
tels des poissons morts
enlacés d'algues puissantes
rentrées dans nos bouches
comme si elles continuaient de pousser
à travers nos entrailles
notre chair poreuse laisse maintenant
circuler les mots librement
telle une respiration
à travers le linceul spongieux
d'un chanvre marin
ensevelissement
pour une prochaine résurrection
éventuelle.


( tiré du recueil Plongeon intime)
Voir Annonces Mars 2014

CHARLES COLONNA-CESARIles

Charles Colonna-Cesari, choix Michel Ostertag
MADRID

Pour le vent qui se lève dans la conque des soirs
Les heures qui se conjuguent aux flammes solitaires

Pour l'eau qui se libère de la prison de sel
Les paupières baissées sur le grand œil des mers

Pour la vie qui prend l'eau comme un grand coquillage
Et la nacre du temps où se lisse un désir

Pour l'enfant solitaire qui trie les éolithes
Et les rêveurs punis qui montent sur les phares

Pour les feux qui s'éteignent à la brume naissante
Et le lest des nuits à l'anneau de beaufort

Pour la lance des voix sur la longue douleur
Et le peigne des jours sur la toison des chairs

Pour les bardes perdus sur la harpe des terres
Et les joueurs d'étoiles qui misent la lumière

Pour tous ceux qui résistent au silence d'être nés
Sur le fil qui se prend dans l'épave des nuits

Pour les grands remorqueurs fatigués d'être sales
Délaissant dans leurs chais les marchands étourdis

Pour ce monde où s'enivre un navire endormi
Et le vain énoncé des énigmes profondes

Pour les traits d'un silence évoqué par hasard
Sur l'esquisse d'aimer qu'on ne retouche pas

Pour ceux qui sont en marge et signent leur absence
Au bas du désespoir qui n'est pas décompté

Pour la main qui se lève et mourir à Madrid
Et ce déni d'aimer des possédants d'étoiles

Pour la tierce d'un homme et la douleur des femmes
Le sang et la lumière de leur sang purifié
Le sang et la ruelle où vont les libertés

Mon front s’essuie sur le métal encore chaud du soleil
Et j’ai des souvenirs de vieil aérolithe

Nos différends nos désirs défroissés
D’étranges lymphes originelles

Quand l’ombre triangule
Un vent sale aux confins de ma nuit

Les appâts du réel de nos sens en pâture
Le plaisir endogène
La douleur à sa mort décharnée

Ce grand corps décrié de mortelle substance

Pas même en apparence tirée à quatre épingles
Devant sa fronde immobile et tendue

J’attends la vie sans impatience
J’en ramasse les bribes les poches de hasard

L’espalier de nuages ouvre la connaissance
D’une marche aux flambeaux les derniers voyageurs

La parousie naissante
Cette orbe quaternaire et ses hordes dressées sur nos lentes détresses

Sur la douleur de chair de lame et de tisons
L'aspect de cire
D'un monde en majesté

Ce champ d’ivraie de soif et d’ordalie
Près d’un calvaire de cordes et de chaînes pendantes
Des charretées de boue

Les fourches de nos larmes
Les suaires d’eau de lune dans le sang d’orient

Et ton visage bleu qui se ferme au clinquant
Cherche sans fin d’obscures pariétaires
Sous l’herbacée senteur des défuntes amours

J’attends que d’autres bourreaux viennent

D’autres semblants d’idoles étendues sur les rives
Jusqu’aux pierres levées des landes millénaires
Et la lointaine veille des chlamydes bleutées

*

PABLO
Je viens des bouches argentifères d’un horizon muet
De ces roches insatiables du vent
Des terres de l’araucan
Du son des conques et d’un lointain mural
Je viens d’étranges certitudes
De leur mine enfouie
De ce don naturel ta présence finie
Je viens de l’autre mort qui s’étire lentement
D’un grand poumon des terres qu’empile le soleil
Sur les cales des soirs les cageots de couleurs
Les grands oiseaux d’attelles
Les chiens d’ombres brûlées
Je viens de la morsure d’une mauve douleur
Des entrailles des fruits
De leur jus de papaye
Sous les larges chapeaux d’ocelles et de pépites
De l’asphalte au sang noir
Du cadavre des rues
Des arches de mes ponts
De mes vergers de rouille
De ces jardins d’abside aux vitraux de lucioles
Je viens des chrysalides à ton heure endormie
De ton havre secret de douves corallines
De l’ondoiement des eaux qui démêlent les cris
Les pleins et déliés dans la traîne du jour
Et ne reste plus rien que mon cirque

Pablo
Que le rire souillé
La plainte et le débris de la parole aimée
Tout mon cœur déchaussé qui se traîne et se prend sur le vif et ne voit plus la piste et ne va pas plus loin sur le fil équilibre
Un temps qui se faufile a tendu ses filets de draps d’or de trompettes d’étoiles un ciel de chapiteau troué des cimiers de fougères l’étincelle de silence le nez rouge des fruits des astres sans sommeil
Un temps d’horloge basse de pages violines
De mélodie de cuivre au sucre des parfums
De l’encre et de la cire du jardin seul enclos
Des frondes et de l’entaille où verdoie le soleil
Voici venir le temps qui ne délaisse rien
Le temps des volets clos près du fleuve endormi
De la rive au lent cours le précieux métal
De ton corps qui s’enfuit le fortin péristyle
Sur la courbe des sens et la ligne du dos
Le geste de tes mains emmêlées du soleil
Sous ce plaisir se pâme à d’autres rais danseurs
Le sol tiède et cet isthme argenté du sommeil
Voici le temps qui s’arrête à mesure
Du dédale de mon cri d’asphalte et de césure
Je peins je vogue en sa fêlure
Au grand largue du chant de l’ire entr’aperçue
De l’étrange hyménée des vergues du langage
Aux monstres désirables d’harmonies lingères
Du lent repli sur soi des châles de draps frais
Dans le cercle d’opale aux lumineux danseurs
Voici le temps qui s’arrête à demeure

Las du domaine altier des songes
De cet air vague à l’âme
Et des patiences à tordre l’ombre

Les grandes harpes au bleu d’élytre
Les palmes aux mains de figue
Et du pourpre désir au suave solitaire

Le soleil prend du gîte au centre de carène
Horizon rouge lise d’un dévers de ma nuit
D’un papier de lunules à l’encre indélébile

Des murènes et gorgones enlacées
Près du disque endormi le sérail

De cet instant de terre et d'alun vespéral

Ton cœur infranchissable

Et du rivage sang l'écueil

Près de ma source noire un débris du soleil
La courbe et la pâleur d’une île à la dérive
Sur mon volcan d’ivoire de perle et de pastel
Dans mon rêve tropique où ne s’éteint jamais
La lampe du sommeil sur l’orient perdu
Du bleu de Samarkand aux minarets de psaumes
L’étrange suspension des sables de l’hégire

***
N.B. J’ai rencontré, il y a une dizaine d’années, 
Charles Colonna-Césari sur le site www.ecrits-vains.com et ses poèmes m’ont de suite touché par leur lyrisme effréné et l’abondance des images qu’il sait faire naître au fil de ses phrases. Il m’a toujours fortement impressionné. Malheureusement, je ne sais rien de lui. Uniquement ses textes assez nombreux, heureusement. (Michel)


Coup de coeur
 
Dana Shishmanian, Khalid El Morabethi
 Éliette Vialle, Dominique Zinenberg
Gertrude Millaire et Karim Cornali
Michel Ostentag
Francopolis, mai 2014


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