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Agnès Kerboriou
sélection avril 2005
Sa
présentation
L'autocar ne passait pas à Szarkz, sauf parfois en hiver quand la grand'route était coupée dans la vallée. Ces jours-là, il faisait un détour et s'arrêtait, le samedi, jour de marché, près de la petite maison de Mariek. Il avait neigé toute la nuit et elle décida de tenter sa chance. Elle escalada la petite butte de terre qui menait à l'arrêt: un rudimentaire abri de planches autour d'un banc de pierre. Elle s'assit. Et attendit, blottie contre elle-même, refermant autour de ses mains les plis denses de sa jupe de laine noire. Celle qu'elle mettait toujours pour aller en ville. Tous les samedis avant Noël, elle venait s'asseoir et attendait. Personne ou presque ne passait jamais par là. En vérité, Mariek n'était allée qu'une douzaine de fois à San Kristov. La ville, avec ses bistroquets, ses lumières, ses marchands de tapis, ces marchands de Venise qui venaient vous fourrer sous le nez des étoffes incroyables. Ils les portaient sur l'épaule en glissant leurs mains dessous, histoire de se réchauffer un peu dans ce pays glacial ou humide, ou les deux à la fois. Mariek était frigorifiée. Elle qui n'avait jamais vu de réfrigérateur. À Szarkz, nul besoin!... Un bord de fenêtre suffisait.
D'entre les planches mal jointes de cet abri de fortune, une pomme couleur d'or ratatinée tomba à ses pieds. Elle en ramasserait quelques unes à son retour. Cuites deux heures dans une eau additionnée de sirop de saule, elles se réhydrataient, devenaient moelleuses et parfumées. Armée de sa seule patience, un don des dieux dans ce pays où il faut toujours attendre, Mariek affrontait ces heures gelées de solitude avec ses souvenirs. Le temps passait, mais toujours pas de caravane. Un piéton. C'était Losbé, venu chercher des pommes. Il salua Mariek d'un grognement rauque, ramassa quelques fruits, grogna encore une fois et s'enalla. Charmante compagnie... Dire qu'on avait voulu la marier à cet animal à deux pattes... Il lui aurait fait une meute de petits grognons. Elle se réengouffra en elle-même pour attendre encore un peu. Puis, quand le soleil commença à décliner, elle sut que l'autocar ne passerait pas encore cette fois-ci. Il était temps de rentrer préparer l'apfelstrupfel.
Peut-être l'instituteur passerait la voir. Il avait le nez pour ça, un vrai détecteur d'apfelstrupfel. Et bon sang! si Mariek voulait bien ! ... Mais elle ne s'intéressait à lui que parce qu'il lui prêtait des livres. Son préféré était celui de géographie. Elle regardait inlassablement la carte du monde. Il avait fait une croix pour situer Szarkz. Mariek rêvait. Elle voulait tout savoir: - "Et ici, comment sont habillés les gens, que mangent-ils, comment fait-on pour y aller? Et là, il y a beaucoup de soleil ?..." L'instituteur, qui n'en savait rien, répondait quand même. C'est ainsi que Mariek avait fait plusieurs fois le tour du monde imaginaire de l'instituteur. Ce qu'il lui disait, c'est que partout ailleurs, c'était mieux qu'à Szarkz. Même mieux qu'à San Kristov. Mais San Kristov, ajoutait-il toujours, avait un charme étrange qu'il n'avait trouvé à aucune autre ville. Et Mariek tirait de ce charme étrange une étrange fierté. Elle pourrait aller partout dans le monde sans rougir de son lieu de naissance.
Elle remplit son panier de pommes gelées en souriant. Aucune ville n'a le charme de San Kristov.
Agnès
Kerboriou
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