LECTURE  CHRONIQUE


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Notes sur  "Ce que dit un naufrage"
(Encres vives, janvier 2012)



Eric Dubois

par

Dana Shishmanian


Remuant, agitateur, égocentriste comme auteur, revendiquant une légitime reconnaissance personnelle sur fond de réhabilitation exigée du statut du poète dans la 5ème république, Eric Dubois nous donne à lire des textes dont la veine profonde, la plus authentique qu’il ait atteinte, après des années de décantations, de distillations, de sublimations, est très loin, sinon à l’opposé, du personnage public de leur auteur.

Dans la magnifique préface à "Entre gouffre et lumière" (L’Harmattan, Accent tonique, 2010), Charles Dobzynski l’a percé à jour : « Il y a chez Eric Dubois un singulier mélange d’égotisme et d’humilité. Il s’accroche au Je comme on s’accroche à une bouée, tout en sachant que le je ne sauve jamais de la noyade. » (p. 7).  À mon sens, et ce, au moins depuis " C’est encore l’hiver," sur Publie.net-2009, Eric Dubois est passé outre. (voir ma chronique 1)

C’est comme si, du moins dans les meilleurs textes de son dernier recueil, "Ce que dit un naufrage", il traversait le miroir du je, devant ou à l’intérieur duquel la voix du poète errait à la recherche de sa propre image, impossible à retenir. Son parler poétique non seulement tend à absorber définitivement le sujet, au point de se dispenser de sa présence explicite, mais encore à s’approprier, jusqu’à en faire sa propre substance, l’objet même d’une poésie où observation et expression ne font qu’un : « Se défaire des mots inutiles / briser la glace ».

D’une part, c’est une poésie qui se nourrit du vécu, mais un vécu objectivé, mis à distance ; juste assez pour que le moi ne pollue pas avec sa vision déformante, qui rendrait les contours flous et ferait se dissoudre les faits dans des sentiments, mais pas trop loin non plus, car l’immédiateté des perceptions est seule à pouvoir assurer aux mots leur jus, tant ils sont par ailleurs exsangues de tous artifices, images, colorations.

D’autre part, c’est une poésie imprégnée jusqu’à l’explosion de subjectivité, d’intensité émotionnelle, de cet arc-boutement extrême qu’exige un effort d’expression jamais comblé de repos, une tentative obstinée de « dire / cela ».

De cette rencontre de deux tensions, celle qui tient en recul le je tel un objet, et celle qui innerve la matière perceptive telle un sujet, naissent des distiques parsemés de mono-stiques d’une rare densité de sens. Les mots pèsent, les morceaux de vie s’entrecroisent, les fragments de réflexion, de mémoire et de description s’emboîtent comme dans un puzzle involontaire, donnant cet air de fausse « nature morte » vue de très près, au point de sentir remuer la trame du tissu qui supporte la peinture, sous l’halètement imperceptible du peintre, caché là, à même la toile :
 « L’écrivain ne peut / commenter »,  il nous livre
« Le mutisme des mots / à l’énonciation ». 

Et cela nous parle telle la bouche d’un mort, dans une langue de tous les jours, pourtant surprenante à chaque détour, comme une marche boiteuse, asymétrique, dessinant des arabesques inattendus, d’un oiseau dont le nombre de pattes, les unes plus égales que les autres, changerait d’un instant à l’autre, imprévisiblement.

« Il y a des échos dans la voix

 Un nom prononcé

 

Quelques palissades

et un champ dévasté

 

La minuterie

 

Un panier rempli de victuailles

oublié

 

La bouche bée d’un mort

 

Ce que dit un naufrage »

 

Alors on est touché en pleine âme car il s’agit de nous-mêmes, de tout un chacun, lecteur-témoin pris à parti de notre propre vie à tous ; l’air du temps vacille telle une matière subtile, osmotique, qui change en nous changeant, nous entraînant on ne sait pas où, sans jamais nous donner le temps de nous ranger.

 

« Trouver le temps de ranger

 

Par la fenêtre on distingue

des ombres

 

Pleure

 

On appelle un ami perdu de vue

 

Quelque chose a changé

 

Ce n’est pas une conversation

qu’on reprend quelques années

plus tard

 

Quelque chose a vraiment changé »

 

Il y a dans ce témoignage une attente comme d’un effilochement inévitable du monde, qui sous-tend une humanité dépouillée, éparpillée, dont la substance, faite de silence et de nuit, « se brise / dans le verre / qu’on geste a fait tomber » :

 

« Dans le temps

il y a ça

 

Qu’on ne définit pas

 

Une attente sourde

 

Le bout de la nuit

 

Un ressenti et des mains captives

 

La fragilité en quelque sorte

 

Les mots ne savent pas

 

L’émiettement du monde »

 

Le sens de l’écriture se révèle être rien que la recherche du sens de cet émiettement qui fait notre monde, qui fait notre vie, qui déstructure notre langage :

 

« La nuit est proche

l’eau s’infiltre partout

 

(…)

 

L’été – avoir été

 

(…)

 

Regarder l’horloge indiquer l’heure

 

Disparaître ?

 

Les pieds dans l’herbe

épousent la forme de la terre

 

Trouver un sens à tout cela

(…)

 

Toute la vie poser des questions

Chercher encore »

 

Et une seule certitude se dégage, qui n’étant pas une réponse, se nourrit d’elle-même, sans point final : celle qui, pour le poète, fait le pont entre son écriture et une lecture potentielle, toujours attendant quelque part, au bout de la jetée :

 

« Il y aura toujours une main

tendue au bout d’une jetée »

 

Dans une auto-présentation de Radiographie, recueil paru sur publie.net en 2011, Eric Dubois écrit cette confession révélatrice : « Il m'en coûte beaucoup de parler de moi dans ces textes, je n'ai pas le beau rôle  et je me présente tel que je suis, je l'espère sans complaisance, et le masque que j'ai ôté est libérateur en quelque sorte. Cela dit je ne m'épanche pas dans l'effusion sentimentale ou la complainte lyrique. Il s'agit bien d'une « Radiographie » à un instant T, d'une mise à nu, d'un déshabillage de soi mais aussi d'une graphie à ondes électriques des mots pas seulement vecteurs du langage mais vecteurs de l'être.

L'auteur est un neuro-transmetteur qui distribue du langage et des morceaux de lui-même aux autres qui sont aussi des autres lui-même, ses frères et ses sœurs. »   

 

Il n’y a plus rien à rajouter. Nous n’avons qu’à transmettre l’appel du poète : Lisez !

 

Dana SHISHMANIAN

 

***

Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur, lecteur-récitant et performeur avec l’association Hélices et le Club-Poésie de Champigny sur Marne.
Il se livre un peu plus dans notre rubrique Libre Parole à... Eric Dubois

Poèmes, coup de coeur de Dana Shishmanian


Principaux recueils de poèmes :

Aux éditions Encres Vives :
L’âme du peintre (2004)
Catastrophe Intime (2005)
Laboureurs (2006)
Poussières de plaintes (2007)
Robe de jour au bout du pavé (2008)
Allée de la voûte (2008)
Les mains de la lune (2009)
Le projet (2009)
Nous sommes du sel de l'autre (2010)
Ce que dit un naufrage (2011)

Aux éditions Hélices :
Estuaires (2006) (réédité aux éditions Encres Vives en 2009)

Aux éditions L’Harmattan (Accent tonique) :
Entre gouffre et lumière (2010)

Aux éditions Le Manuscrit :
Récurrences (2004)
Acrylic blues (2002). 

Aux éditions Publie.net :
C'est encore l'hiver (2009)
Radiographie (2011)
Mais qui lira le dernier poème ? (2011)

Participations à des revues : Les Cahiers de la Poésie, Comme en poésie, Résurrection, Libelle, Décharge, Poésie/première, Les Cahiers du sens, Les Cahiers de poésie, Mouvances.ca, Des rails, Courrier International de la Francophilie, Esprits poétiques (Hélices).

Participations à des anthologies et recueils collectifs
: Anthologie poétique Francopolis 2008-2009 (2009) - Et si le Rouge n'existait pas (Le Temps des cerises, 2010) -  Pour Haïti (Desnel, 2010) - Poètes pour Haïti (L’Harmattan, 2011).

Responsable de la revue de poésie en ligne Le Capital des Mots.
Blogueur : Les tribulations d'Eric Dubois.


1. Chronique de Dana Shishmanian sur  "C'est encore l'hiver"


 

    

 "Ce que dit un naufrage" d'Eric Dubois,
présenté
par Dana Shishmanian
Francopolis mars 2012

Créé le 1 mars 2002

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