LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

 

Essai de Camille Aubaude :

Gérard de Nerval et la tradition isiaque

(*)

Statue d'Isis - Marbre romain, époque d'Hadrien (117-138 ap.J.C) -
Villa Adriana près de Tivoli - Musei Capitolini

(reproduit du site  http://antikforever.com/Egypte/Dieux/isis.htm;

voir aussi pour l’iconographie https://fr.wikipedia.org/wiki/Isis)




 

Il faut revenir au poète des Filles du Feu, Gérard de Nerval (1808-1855) pour voir comment la cathédrale Notre Dame de Paris est reliée aux cultes druidiques, eux-mêmes apparentés aux Mystères d’Isis. Il s’agit d’un culte du feu que Nerval a fait sien. Il utilise ce thème fondamental des essais sur les religions qui ont suivi la Révolution de 1789 pour construire une histoire de presque deux millénaires de la pensée ésotérique, fondée sur L’Ane d’or d’Apulée et incluant les écrits prolifiques des Illuminés de la Révolution française. (…)

Gérard de Nerval a utilisé plusieurs essais postrévolutionnaires sur l’histoire des religions, mais ce sont surtout les découvertes de l’archéologie qui l’ont mené à une meilleure compréhension du culte d’Isis en Gaule, tout en questionnant les développements hasardeux de ces raisonnements. Sa réflexion s’appuie sur la tradition d’une Isis protohistorique, vénérée en Gaule, et sur l’idée, empruntée à Volney, selon laquelle les lieux sacrés changent de noms, de contenus religieux, mais restent des lieux de culte. Les rites et les croyances populaires sont interprétés comme des survivances du paganisme : 

A ne nous occuper que de la France seulement, nous reconnaîtrons que le culte païen survécut longtemps aux conversions officielles opérées par le changement de religion des rois mérovingiens. Le respect des peuples pour certains endroits consacrés, pour les ruines des temples et pour les débris mêmes des statues, obligea les prêtres chrétiens à bâtir la plupart des églises sur l’emplacement des anciens édifices païens.

"Cagliostro", dans Les illuminés. Les faux saulniers,

Michel Lévy Frères, Paris 1868 (éd. Pléiade, pp. 1119-1120).

Ces idées sur la continuité du "culte païen" ne pouvaient pas être énoncées avant la Révolution, puisqu’elles dénient au christianisme son universalité. Dans les années 1840, à l’époque de Nerval, elles continuent à poser des problèmes considérables et sollicitent des réponses moins univoques que celles données par les philosophes du XVIIIe siècle. La question religieuse n’entre toujours pas dans le cadre de la pensée rationnelle et des institutions politiques. C’est bien le champ d’investigation ouvert par la pensée révolutionnaire qui nourrit la création littéraire de Nerval de scènes mythiques, telles que l’Age d’or, la Réintégration ou migration des âmes. Ces scènes constituent une mosaïque d’influences impossibles à cerner en raison de leur complexité, mais faisant appel à des notions primordiales :

Partout où l’on négligea cette précaution, et notamment dans les lieux solitaires, le culte ancien continua, – comme au mont Saint-Bernard, où, au siècle dernier, on honorait encore le dieu Jou sur la place de l’ancien temple de Jupiter. Bien que l’ancienne déesse des Parisiens, Isis, eût été remplacée par sainte Geneviève, comme protectrice et patronne- on vit encore, au XIe siècle, une image d’Isis, conservée par mégarde sous le porche de Saint-Germain des Prés, honorée pieusement par des femmes de mariniers –, ce qui obligea l’archevêque de Paris à la faire réduire en poudre et jeter dans la Seine. Une statue de la même divinité se voyait encore à Quenpilly, en Bretagne, il y a quelques années, et recevait les hommages de la population. Dans une partie de l’Alsace et de la Franche-Comté, on a conservé un culte pour les Mères – dont les figures en bas-reliefs se trouvent sur plusieurs monuments, et qui ne sont autres que les grandes déesses Cybèle, Cérès et Vesta. (ibid.)  

Préfigurant La sorcière de Michelet et l’œuvre de Mircea Eliade, ces recherches "d’archéologue" des croyances populaires – ou cette étude des "Structure et morphologie du sacré" – consiste à gratter le vernis dont le catholicisme avait recouvert les divinités païennes. Nerval livre le nom de la divinité vaincue, Isis, et définit le contenu du "culte païen". Hélas, nommer Isis et fixer la valeur du culte des Mères, conduit le narrateur à développer un système explicatif, puis à masquer cette référence derrière le jeu stérile des emprunts. Ce contenu est aussitôt occulté par des représentations analogiques puisque fixer la valeur du culte des Mères est impossible. La tradition veut que le nom d’Isis soit générique des noms de divinités incarnant le principe de la Grande Mère céleste, principe représenté en Egypte ancienne par la déesse Nout, figurant la voûte céleste. 

Effet de sens fréquent sous la plume nervalienne, le nom propre condense les phénomènes linguistiques d’extension et de compréhension. Ainsi précise-t-il le sens de ce paganisme, qui consiste en un culte des Mères – que les caractères italiques et la majuscule, employés pour le mot "Mères" contribuent à mettre en relief. La référence à une religion de la Mère est autant un travail de déconstruction des représentations catholiques qu’un système d’explication. Nerval l’adopte pour défendre le point de vue des poètes, des païens, que le catholicisme nommait "idolâtres", et qui furent donc vaincus. L’identité sexuelle de la divinité vénérée dans le monde antique, combattue et récupérée par les religions du Père constitue un facteur déterminant d’exclusion. Nous sommes bien dans le cadre d’une tradition religieuse et d’une organisation sociale détenues par des hommes. Le constat d’un culte des Mères, qui persiste dans les croyances populaires, contribue à préserver l’ordre social. Ce constat signifie que le peuple est toujours maintenu hors pouvoir.

Ce passage appelle des précisions sur certains points de la tradition isiaque. 

Il contient des références à ce que Baltrusaïtis appelle "l’Isis parisienne" (1), en se référant notamment à L’origine de tous les cultes, ou la religion universelle de Charles Dupuis. Cet aspect d’Isis est fondé sur des matériaux archéologiques. Il relève de la "légende" d’Isis – au sens d’histoire populaire – et non du mythe d’Isis, qui repose, chez Nerval, sur le récit d’Apulée. On connaît l’importance de la "barque" dans la tradition égyptienne pharaonique et l’ancienneté du symbole parisien de la barque.

Anatole de Coëtlogon intitule le chapitre II du premier tome de ses recherches : "La barque des NAUTAE PARISIACI, emblème primitif de la ville de Paris" ; par ce type de rapprochement, le nom présumé de la barque d’Isis, "Baris", donne l’étymologie du nom de la ville de Paris (2). Par une nouvelle euphémisation du culte, l’Isis hellénistique et romaine est devenue la déesse tutélaire des marins et de la navigation, associée aux fleuves et aux cités maritimes. Isis donne son nom aux navires, et les épithètes "Euploia", "Pelagia" et "Pharia" attestent de la popularité de cet aspect maritime d’Isis, dont on a cherché en vain les traces à une époque antérieure. 

Apulée a donné une description détaillée du "Navigium Isidis", la grande fête de la reprise de la navigation, célébrée le 5 mars, dans tout l’Empire, jusqu’au VIe siècle de notre ère (3). Ce jour-là, le héros de L’Ane d’or recouvre sa forme humaine. Dans une instruction d’Isis à Lucius, Apulée explique la fonction d’Isis Dame de la Mer (4) :

Le jour qui va naître de cette nuit a toujours été consacré à mon culte ; c’est celui où, une fois calmées les tempêtes de la mauvaise saison, et apaisées les bourrasques des flots, la mer redevient navigable ; alors mes prêtres, en me dédiant une coque de bateau toute neuve me font honneur des prémices de la navigation. (L’âne d’or, XI.5)  

Nerval reprend dans son œuvre la fonction maritime d’Isis, qu’il relie aux armes de Paris : 

[…] et Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef mystique des Egyptiens

Promenades et souvenirs (éd. Pléiade, I, 1839, note 4 de la p. 918).

Ou encore, dans un article paru dans La Presse du 22 juin 1845 : 

Les Parisiens, dont les armes municipales représentent un vaisseau, sont, au reste, essentiellement maritimes […]. (Courrier de Paris, I, 918) 

De nombreux ouvrages de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, en particulier la monumentale étude de Charles Dupuis, L’origine de tous les cultes, ou la religion universelle, et De l’esprit des religions de Nicolas de Bonneville, ont remis au goût du jour la légende médiévale d’une Isis française qui aurait donné son nom à Paris, à la ville d’Ys, à Issy-les-Moulineaux (5), et même à Issoudun, selon une étymologie balzacienne (6).

Des exemples de lieux consacrés au culte d’Isis complètent la notion d’"ancienne déesse des Parisiens".

La référence de Nerval à la statue d’Isis de l’église de Saint-Germain-des-Prés, statue mentionnée par Dupuis, par Jean-Nicolas Déal (7), et d’autres, a pour but d’attester la pratique d’un culte isiaque à Paris, culte considéré comme la "marque d’universalité", de "prestige" et d’ancienneté de la ville de Paris.  (…)

Des isiaca ayant été retrouvés de l’Indus jusqu’à l’Atlantique, où les romains ont bâti des sanctuaires d’Isis, mentionner les lieux consacrés à la Déesse constitue une tâche interminable. A la fin du XIXe siècle, E. Guimet a établi le premier relevé des isiaca de la Gaule (8).

Nerval amorce ce travail par le choix de l’église de Saint-Germain-des-Prés et du village breton de "Quenpilly" (en réalité Quinipily (9)). Dans le parc du château de Quinipily, près de la ville de Baud, s’élevait une statue d’Isis en granit que le texte considère disparue. Cette statue de sept pieds de haut retirée d’une rivière fut sauvée par le comte Pierre de Lannion à la fin du XVIIIe siècle. On peut l’admirer dans une propriété privée. Mais pour le narrateur de Cagliostro, elle fut détruite à la Révolution, avec le château de Quinipily. Deux bustes d’Isis sont exposés au Musée de Nantes.

Ces lieux isiaques illustrent l’une des grandes préoccupations historiques de Gérard de Nerval : la Révolution de 1789. Tandis que la statue pulvérisée et jetée dans la Seine répète la destruction du Serapeum d’Alexandrie, pour établir à nouveau la violence des concepts qui rejettent dans l’altérité les religions des grandes Déesses. La symbolique "cendres" et "eau" unit la mort de la divinité à sa résurrection. Pour Nerval, l’opposition entre les croyances populaires et les dogmes du monde chrétien est l’un des phénomènes les plus singuliers de l’époque révolutionnaire où la liberté de croyance se constitue. La Révolution est perçue comme un acte générateur de nouveaux comportements religieux.

En intégrant des événements historiques dans sa quête personnelle, le narrateur retrouve les traces d’Isis. Il met l’emphase sur une religion de la Déesse, que la pseudo-initiation isiaque pratiquée par Madame Cagliostro, à la veille de la Révolution, contribue à révéler, à travers d’autres dérives. Les mentions d’Isis, du culte des Mères et des Grandes Déesses définissent l’univers mythique du paganisme, où coexistaient de nombreux avatars du principe divin féminin. Si le nom d’Isis n’est pas explicitement associé au culte des Mères, c’est parce que, pour le narrateur, Isis représente un principe transcendant, exprimé par sa symbolique cosmique et solaire, et non une vague altérité traversant les zones d’ombre du christianisme. 

Nerval, lorsqu’il n’emprunte pas la plume d’un autre, intègre des éléments précis de la tradition isiaque à sa création littéraire, et les distingue des divagations tendancieuses. L’absence de référence à Plutarque ou aux théories sur Notre-Dame confirme cette faculté de discernement. Son attirance pour les argumentations et les principes intellectuels de son temps le conduit à renouveler la question, en laissant de côté les rameaux morts de la légende d’Isis : cette série d’interprétations erronées, parfois les plus communément admises, et qui constituent aussi la multiple parole définissant le mythe d’Isis. Lorsque Nerval les emprunte ou les cite, c’est soit par impuissance à parler d’Isis, soit pour ironiser sur l’inexactitude et la stérilité de préjugés négatifs qu’il n’est pas toujours en mesure de rectifier explicitement. 

Mentionner, pour les dépasser, les grands assemblages théoriques de ses contemporains, permet au narrateur d’établir une "durabilité" par-delà une "ponctualité" (10). Le passage d’un point du temps à un autre, d’Alexandrie à la Révolution française, pose la question fondamentale de l’historicité, du rapport entre mythe et histoire. Le début de "Cagliostro" fixe le temps du "culte païen" et autorise à sortir de l’historicité biblique, la religion du Père étant rendue à sa ponctualité. Ce n’est pas en se bornant à une inversion du féminin et du masculin que le narrateur énonce la continuité du culte des Mères. Le rapport de proximité et de rivalité entre ces deux religions ne lui semble pertinent qu’à l’intérieur d’une représentation historique. D’où l’intérêt porté à ces époques transitoires et fondatrices, comme celles d’Alexandrie et de la Révolution française, qui montrent comment ces deux religions se sont constitué une place propre, la seconde ayant pour caractéristique d’occuper la place de celle qu’elle a supprimée.  (…)

Les textes de Nerval sur Isis et les Déesses du monde païen se fondent sur ces notions concernant les divinités féminines. La vision du charnier de femmes et du "corps d’une femme gigantesque" à la fin d’Aurélia, montre qu’en interaction avec ces pensées-là, Nerval élabore son rejet du christianisme et révèle la figure d’Isis :

Je crus alors me trouver au milieu d’un vaste charnier où l’histoire universelle était écrite en traits de sang. […] C’était l’histoire de tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s’y dessiner une représentation tragique. "Voilà, me disais-je, ce qu’a produit la puissance déférée aux hommes. Ils ont peu à peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté, si bien que les races perdent de plus en plus en force et en perfection..."

(Aurélia, III,743-744, II,VI)

Ces "images bizarres" incluent celle de la "femme cosmique" coupée en morceaux. Cette image sans caractères isiaques peut se confondre avec Isis par syncrétisme avec les déesses cosmiques (voir infra, le syncrétisme Vénus-Isis, à la fin du sonnet "Horus"). Par construction symétrique, cette représentation tragique du culte de la Déesse, victime de la violence des hommes, est annoncée à la fin de la Première partie d’Aurélia, par la vision "souvenir" d’"une femme abandonnée […] se débattant contre la mort" (Aurélia, III,714. I,VIII). Condamnée par "Les dieux, ses frères", cette femme primordiale porte l’étoile de Vénus. Le procédé du souvenir mythique, recomposé par “intuition”, transcrit un processus d’anéantissement d’une divinité maternelle, par "la puissance déférée aux hommes". L’image de “la Mère éternelle” s’élève au-dessus du carnage : 

Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vague intuition du passé ; je frémissais en reproduisant les traits hideux de ces races maudites. Partout mourait, pleurait ou languissait l’image souffrante de la Mère éternelle. A travers les vagues civilisations de l’Asie et de l’Afrique, on voyait se renouveler toujours une scène sanglante d’orgie et de carnage que les mêmes esprits reproduisaient sous des formes nouvelles. […] Combien d’années encore le monde aura-t-il à souffrir, car il faut que la vengeance de ces éternels ennemis se renouvelle sous d’autres cieux ! Ce sont les tronçons divisés du serpent qui entoure la terre… Séparés par le fer, ils se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes. 

(Aurélia, III,715. I,VIII, fin du chapitre)

Le mythème du "dieu souffrant" est un invariant des religions matriarcales. Nerval l’étend à la Déesse elle-même. Sa réappropriation des symboles de la Déesse – l’Etoile et le Serpent, associés au Temps cyclique et à la nécromancie –, traduit la pérennité de cet espace de croyance. Cette configuration est très éloignée du réductionnisme scientifique. Elle désigne un fond de pensée magique pour inventer des perspectives vertigineuses dont les points de fuite sont le "dire" d’Isis – par le discours ou les théophanies de la Déesse –, et le constat de la mort provisoire du paganisme. 

Dans l’œuvre de Nerval, les occurrences du schéma de la religion de la Déesse sont en relation avec cette représentation conflictuelle de l’univers religieux. L’originalité de Nerval, dans le débat religieux de l’époque, c’est qu’au-delà des déconstructions et des reconstructions des religions, il considère un système de répression qui stigmatise l’oubli du paganisme. Il pose ce système de répression comme obstacle au devenir et recrée un passé mythique. En utilisant des mythes païens, il fait le procès de certains mythes chrétiens, et en intègre d’autres à sa création poétique. Par opposition au désir d’harmonie manifesté par les références aux Déesses, Nerval fait jouer les ressorts polémiques de cette dualité entre deux univers religieux. 

 Le quatrième sonnet des Chimères, "Antéros" (1854), est disposé entre un sonnet donnant la parole à Isis – "Horus" – et un sonnet évoquant le temple d’Isis de Pompéi, emblème de la pérennité du paganisme – "Delfica" (premières versions en 1841). "Antéros" montre comment s’établit la conscience tragique d’un univers païen nié par le système du "dieu vainqueur" :

Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur

Et sur un col flexible une tête indomptée  

C’est que je suis issu de la race d’Antée

Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.

Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur […].

Les Chimères. "Anteros", vers 1-5 (éd. Pléiade, t. III, p. 647). 

La conscience d’une chaîne de blocages conduit à poser l’angoissant problème de la révolte et de la vengeance contre une religion triomphante, mais dont l’influence s’affaiblit au XVIIIe siècle, au moment où la religiosité païenne resurgit. A la suite de bouleversements historiques venus sanctionner le déclin du christianisme, un discours de révolte contre le Dieu de la Bible et le monothéisme devient possible. Nerval le constate, en 1851 :

Et, si la civilisation commence à rayonner en Europe depuis le XVe siècle, c’est que la foi au monothéisme s’y est à peu près perdue.  

Les Illuminés, "Quintus Aucler" (éd. Pléiade, t. II, p.1154).

Ce constat est établi à propose de "La fête de l’Etre suprême". Il ne nie pas l’existence de Dieu. La position de Nerval consiste à affirmer l’éternité des "dieux cachés" du paganisme, en reprenant le thème biblique d’un combat entre deux religions qui se sont succédé chronologiquement : une religion de la Mère et une religion du Père. Ainsi, dans le poème "Antéros" :

Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,

Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon (11).

Les chimères, "Anteros" (éd. Pléiade, t. III, p. 647, vers 13-14).

Dans "Delfica", en se plaçant du côté des vaincus, le poète désigne clairement la présence éternelle du paganisme, "endormi" "sous l’arc de Constantin", le premier Empereur à promulguer des lois en faveur des chrétiens, en 311-313, puis converti au christianisme. Cet arc célèbre la victoire chrétienne, tandis que, dans le même poème, "le TEMPLE" d’Isis exprime la pérennité du paganisme :

Reconnais-tu le Temple au péristyle immense […]. 

Les chimères, "Delphica" (éd. Pléiade, t. III, p. 647)

Le sonnet "Antéros" se présente comme une réponse à une provocation : "Tu demandes pourquoi […]". Il actualise la structure dialectique présentée dans le premier chapitre de "Cagliostro" : celle d’un échange entre des représentations religieuses antinomiques. Le message de "vengeance" contre le christianisme s’intercale entre le discours "vengeur" d’Isis, dans "Horus", et l’évocation des cendres qui recouvrent le temple de Pompéi, dans "Delfica".

La forme dialoguée établit la présence d’un allocutaire, que l’anaphore empêche de préciser. On se souvient que dans "Cagliostro", rien ne caractérise l’attitude de l’énonciateur par rapport au contenu iconoclaste, polémique, de son propre discours. Dans la poésie, qui ne heurte aucune certitude, Nerval acquiert le droit de manifester sa négation du dogme chrétien. Cette négation se fonde sur le constat des "dieux cachés", de ces "princes rebelles" qui ont "été relégués dans les astres" depuis le "règne absolu du Christ" (éd. Pléiade, t. II, p. 112). Cette représentation du Christ en relation avec celle des "princes rebelles" illustre le stade de la passation de pouvoir entre la religion de la Mère et celles du Père. 

Dans "Antéros", le Christ despotique remplace le dieu de l’Ancien Testament, car il est question de la spoliation du pouvoir des Mères par les Pères. Le Christ n’est plus un principe cosmique, un dieu solaire associé à la Déesse, mais un tyran qui ne peut plus être en correspondance avec l’ordre céleste. Son intolérance est celle du "dieu vainqueur". Ce thème détermine le désordre, en d’autres termes, le principe ayant réduit en cendres la statue d’Isis, dans "Cagliostro", et recouvert de cendres le Temple d’Isis, dans "Delfica". Dans cette pensée polémique intervient le "mauvais Gérard", l’énonciateur qui laisse retentir sa haine contre le christianisme en prenant la défense des "divinités rebelles", en reprenant le style et les grands thèmes des traditions ésotériques. 

A aucun moment le narrateur ne porte un jugement sur le bien-fondé de son énoncé, incitant à considérer qu’il accepte cette caractérisation de lui-même. L’intégration de ce discours polémique est confirmée dans "Delfica", où l’affirmation du retour des "dieux" païens, après l’évocation du temple d’Isis, conduit à la sérénité. Ch. Mauron (12) considère qu’"Il ne fait guère de doute que Nerval s’identifie à Antéros, comme à Horus" (p. 75) et que le "triangle Jéhova-Mère Amalécyte-Antéros se superpose à celui de Kneph-Isis-Horus et aux triangles de la nouvelle : père ou mari (militaire, volcan) – Octavie ou brodeuse (Isis, sainte Rosalie) – héros (Nerval)" (p. 367). Cette façon de dire les "processus inconscients" ne tient pas compte du contexte culturel des personnages mythiques.

Le sentiment de révolte s’appuie sur une mythologie qu’il est impossible de détailler ici, une mythologie désignant le divin. L’énonciateur exprime des idées païennes et cherche à vivre sur le plan du récit ce que cette religion refoulée est capable d’accomplir de nouveau. "Dieu" est privé d’être au profit "des dieux" et du Principe d’une unité subjective accessible à tous, incarnée par Isis. La représentation isiaque de ce Principe d’unité que les monothéismes nomment "Dieu", ouvre la perspective d’une révélation par le fait que cette représentation constitue l’altérité des monothéismes. Les fonctions cosmiques des divinités païennes favorisent l’échange et la pensée de l’altérité, inscrits au sein de ce Principe d’unité. L’intérêt essentiel de la figure d’Isis considérée en tant que Divinité suprême se fonde dans la capacité de l’écriture poétique à inscrire au centre d’un système, puis d’un rituel, la figure du poète initié.

Dans la pensée judéo-chrétienne, la contradiction entre la représentation d’un dieu unique et la place du sujet à l’intérieur de cette représentation pose problème. On ne peut se sentir au centre et nier sa propre altérité. Pourtant, la religion chrétienne est fondée sur au moins deux représentations du Principe d’unité – Dieu et le Christ – que Nerval traite de façon différenciée. Dans "Antéros", l’article de notoriété du syntagme "le dieu vainqueur" sert à actualiser le dieu de l’Ancien Testament. "Le dieu", et non pas "Dieu", sous-entend un système religieux où coexistent plusieurs divinités. Ce type de formulation traduit l’ambiguïté que Gérard éprouve vis-à-vis du christianisme, ambiguïté révélée par l’opposition entre le dieu de la Tradition et le dieu de la Nouvelle Alliance. L’article défini se fait l’expression privilégiée du message ambigu et nous installe, sans qu’on puisse dénouer l’ambiguïté, dans une opposition au sein de la religion chrétienne. 

Inversement, "le TEMPLE" de "Delfica" demeure l’unique lieu consacré aux différents dieux du paganisme. Cette opposition entre deux dieux a constitué un des fondements de la critique romantique face au déclin du catholicisme entériné par la Révolution. Le recours à l’univers mythologique vient peupler cette opposition entre le dieu de l’Ancien Testament et celui qui va jusqu’au Golgotha.

 Nerval accentue ce clivage entre les dieux du christianisme en valorisant la représentation païenne de "la Mère universelle", par laquelle il tente de comprendre le christianisme. La figure christique n’est plus intégrée dans le système du "dieu vainqueur" mais dans des représentations païennes qui dénient le caractère abusivement patriarcal du judéo-christianisme. La caractérisation masculine du dieu unique est essentielle dans la polémique que Nerval établit entre catholicisme et "culte des Mères". 

Le "thème obsédant", écrirait Charles Mauron, de la figure nervalienne du Christ, est constitutif de la religion de la Déesse : il représente le sacrifice d’un dieu ayant lieu dans l’éternité des temps. Ce sacrifice incessamment répété a le privilège de reconduire aux morts initiatiques des rites païens. En témoignent ces vers du "Christ aux Oliviers" :

Il reprit : "Tout est mort ! J’ai parcouru les mondes ;

Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés […]".

2è sonnet, vers 1-2. Poésies. 1841-1846 (éd. Pléiade, t. I, p.737).

Ce poème composé de cinq sonnets est consigné dans un manuscrit ayant appartenu à Jules Marsan (t. I, pp. 1782-1783, et p. 736, note 1). Sa première publication dans L’Artiste du 31 mars 1844, est celle reproduite dans la nouvelle édition de la Pléiade (t. I, pp. 736-738). Avec "Daphné Vers dorés", il figure à la suite du "Troisième Château", dans la publication des Petits Châteaux de Bohême, chez Didier, en 1853, sous le titre de "Mysticisme".  L’errance du Christ revêt un caractère cosmogonique. Après la descente dans la nuit cosmique, "le Chaos pré-cosmologique" comme dirait Eliade (13), une parcelle de l’identité humaine en rapport avec les astres se trouve confrontée à l’"Immobile Destin" (3è sonnet, vers 1), en un temps où Dieu est mort, et que figure l’hortensia, une plante de création récente qui est l’emblème du XVIIIe siècle dans Les Chimères :

Le dieu manque à l’autel dont je suis la victime…

Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! " Mais ils dormaient toujours !

1er sonnet, vers 13-14.

Dans "Isis", le Christ est un "adepte" de la Déesse et le "dernier de ses fils célestes" (F.F., "Isis", t. III, p. 620), reprenant l’ancienne conception religieuse selon laquelle la divinité féminine était l’être suprême, accompagnée "d’un jeune dieu de la végétation : ainsi Ishtar et Baal, Cybèle et Attis – devenus, dans le monde grec, Aphrodite et Adonis". Par l’intermédiaire de Dupuis, Nerval connaissait ce schéma cultuel répandu dans l’Ancien Orient et qui ne peut être considéré comme une simple "fantaisie imaginative", selon l’expression de Charles Mauron (op. cit. p. 76). Aucun texte nervalien ne fournit d’explication du type "cycle saisonnier", "récolte" ou opposition "féminin/masculin", pour la figure d’Isis. N’étant pas réduite à des conséquences pratiques, elle s’intègre à la poésie en donnant l’impression d’être en présence d’une incarnation de la vie spirituelle, une sorte de mandala.  (…)

Pour nourrir sa vision de poète, Nerval retient du culte de la Déesse le schéma d’une divinité suprême de nature féminine et solaire, détrônée par le christianisme. A partir de cette représentation du divin, il met en accusation le Dieu de la Bible. De ce point de vue, la figure d’Isis constitue, tout au long de l’ère chrétienne, le principe d’une révélation dépassant les limites des monothéismes, et elle répète la cosmogonie. Le retour à une Nuit cosmique assimilée à la mort est la scène du poème "Le Christ aux Oliviers". Ce retour à l’état premier de la matière est suivi d’une renaissance mystique qui délivre du Temps et conduit à l’immortalité.

Le système de de blocage des monothéismes s’articule autour du thème des divinités cachées, interdites. Ce thème établit l’ambiguïté d’une croyance par laquelle l’initié-révolté franchit les limites de la condition humaine. Enfin, le thème du dieu mort – et non agonisant pour renaître – exprime l’hypothèse véhiculée par les romantiques : et si le monde était désert ? Le christianisme est traversé d’un doute infini, la fécondité historique de son discours de croyance ayant cessé d’être. Deux siècles après, nous pensons être comme une bille projetée dans un labyrinthe.

 

Notes

Les références aux textes de Nerval renvoient à la nouvelle édition des Œuvres complètes, dans la Bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard (3 vol., Paris, 1984, 1989 et 1993), établie par Claude Pichois et Michel Brix.

(1) La Quête d’Isis. Essai sur la légende d’un mythe, Flammarion, Paris, 1967, p. 57.

(2) Les Armoiries de la Ville de Paris, sceaux, emblèmes, couleurs, devises, livrées et cérémonies publiques (Imprimerie nationale, 1874-75), p. 39.

(3) Voir les remarques de Pierre Chuvin, Chronique des dernier païens (Paris, 1990), sur "Isis à Catane". L’auteur considère que "le Navigium Isidis (en latin) ou Ploiaphesia (en grec), fêtée dans tout l’Empire" fait partie des fêtes "récupérées par l’Eglise". "Son thème mythique est le lancement du bateau sur lequel Isis revient en Egypte, ramenant de Byblos le corps de son époux Osiris" (op. cit., p. 270). Voir J. G. Griffiths, op. cit., p. 111.

(4) Voir aussi Lucien de Samosate, La déesse syrienne, Ed. de la Maisnie, 1980, pp. 47-48.

(5) Pour les nombreuses ramifications de ces analogies étymologiques, voir Jurgis Baltrusaïtis, "Les Isis de Gilles Corrozet, premier historien de Paris", troisième chapitre de son livre La Quête d’Isis, p. 57-78. L’auteur étudie aussi plusieurs témoignages sur la ville de Melun, anciennement nommée "Yseos" (p. 61), et sur la ville d’Issy, dont parle également Bonneville (pp. 49-50).

(6) "N’en déplaise à Paris, Issoudun est une des plus vieilles villes de France […]. Ainsi, d’après les recherches de cet antiquaire, Issoudun, comme toutes les villes de France dont la terminaison ancienne ou moderne comporte le DUN (dunum), offrirait dans son nom le certificat d’une existence autochtone. Le mot Dun, l’apanage de toute éminence consacrée par le culte druidique, annoncerait l’établissement militaire et religieux des Celtes. Les Romains auraient bâti sous le Dun des Gaulois un temple à Isis. De là, selon Charmeau, le nom de la ville : Is-sous-dun ! Is serait l’abréviation d’Isis". Balzac, La Rabouilleuse, Ed. du Centenaire, 1950, T. III, p. 132. 

(7) Dissertation sur les Parisii ou Parisiens et sur le culte d’Isis chez les Gaulois, F. Didot père et fils, 1828. A propos de cet ouvrage, Baltrusaïtis précise : "Un très grand nombre d’éléments qui ont contribué à l’éclosion de la légende égyptienne en France sont réunis dans ce fatras d’exactitudes et de fables." (pp. cit., p. 57).

(8) Apud F. de Guilhermy-E. Viollet-le-Duc, Description de Notre-Dame de Paris, Paris, 1856, p. 61 ; cité par Baltrusaïtis, op. cit., p. 25.

(9) Quinipily, lieu-dit près de la ville de Baud (voir Isis ambacienne. Exister à l’orée du temple, Paris, 2019, et ma photographie de la statue monumentale de la Déesse Mère, p. 51 sq.).

(10)      Voir A.-J. Greimas et J. Courtès, SEMIOTIQUE. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Tome 1, Hachette Université (1979). L’opposition "ponctualité vs durabilité" permet d’envisager les effets de sens inscrits dans l’opposition "mort vs vie".

(11)      Dans l’Ancien Testament, les Amalécites, vaincus par Saül et David, tentèrent d’empêcher les Hébreux venus d’Egypte d’atteindre la Terre Promise. Le vers 8 de "Delfica" évoque aussi cette fameuse histoire de la victoire de Cadmus sur le dragon — ou serpent — de Mars (voir Ovide, Métamorphoses, III, 26-137, op. cit., p. 89 à 92, et Euripide, Les Phéniciennes, Paris, 1966, t. 3, v. 638sq.). La déesse Pallas ordonne à Cadmus d’"enfouir les dents de serpent, d’où doit naître un peuple futur" (Ovide, op. cit., p. 92). 

(12)      Des métaphores obsédantes au mythe personnel, éd. Corti, Paris, 1963.

(13)      Le sacré et le profane, Paris, 1965, p. 133.

  

   ©Camille Aubaude

 

 

(*) Nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation de l’autrice, un ample extrait de l’étude sur Nerval et la tradition isiaque incluse dans Plainte pour l’embrasement de Notre Dame de Paris le 15 avril 2019, vers 19 heures, publiée par La Maison des Pages éditions, Paris 2019  (voir dans ce même numéro, à la rubrique Francosemailles, le poème dédié à Notre-Dame, extrait de la même publication).

Cette étude vient prolonger et enrichir le livre de Camille Aubaude, Nerval et le mythe d'Isis, Editions Kimé, Paris, 1997 (273 p., avec un avant-propos de Claude Pichois).

D’autre part, la thématique de l’étude est illustrée par un récent recueil de poèmes de Camille Aubaude intitulé Isis ambacienne. Exister à l’orée du temple, Paris, 2019.

 

 

 

 

Essai de 

Camille Aubaude

 

Francopolis, novembre-décembre 2019