LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

 

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

 

La polyphonie de l’imaginaire chez Ara Alexandre Shishmanian

 

 

Par Dana Shishmanian

(*)

Détail du panneau central du Jardin des délices

de Jérôme Bosch

 




La question du genre littéraire et la polyphonie de l’imaginaire

Ce livre débute, à l’instar d’un traité d’épistémologie, à la manière de Wittgenstein mais aussi de Descartes, par poser un doute structurel – celui de la bidimensionnalité de la pensée :

nous sommes des êtres tridimensionnels avec une logique toujours bidimensionnelle – nous organisons toujours en bidimensionnel notre tridimensionnalité donnée • surfaces – tout au plus en plusieurs directions – écrans – miroirs (le labyrinthe nous le rappelle en permanence) •

si nous arrivions à penser en tridimensionnel – véritablement en tridimensionnel – notre monde deviendrait-il quadridimensionnel ? oui ? oui ?  (…)

j’avance non par déambulation mais par transformation – je m’efforce d’être une chose presque impossible – un homme tridimensionnel avec une pensée tridimensionnelle – éventuellement même quadridimensionnelle •

Le penseur – car c’est une voix de réflexion qui est empruntée au démarrage – réussit à introduire ainsi, par le biais du questionnement, subrepticement mais incontournablement, le « je » de l’expérience poétique, qui, elle, est tri- voire quadridimensionnelle – puisque plongée à 360 degrés dans un imaginaire universel hérité, décomposé, réinventé : « l’imaginaire – en quelque sorte le temps simultanéisé ». Il s’agit donc d’une exploration de l’inconscient collectif où tout est rendu présent ici et maintenant, dans une « simultanéité non concomitante » des âges et des espaces culturels.

Cette plongée débute comme une mise en scène dans le genre science-fiction – le « je » narratif fait référence au livre du « méta-zoologue » Jorge Luis Borges comme à un ouvrage multi-centenaire consultable à l’aide d’organes-instruments psychobiologiques, en se plaçant, ainsi, dans un futur technologique indéterminé. Mais c’est pour nous immerger, en mettant en place cette vertigineuse perspective pseudo-temporelle, dans la vision d’un labyrinthe infini de bibliothèques en toutes langues et de toutes époques qui peuplent cet espace intemporel… la vision d’un « être-texte », en somme, multiforme et universel, où s’abolissent les frontières entre réel et virtuel, imaginaire et lecture-écriture :

les pages électroniques sont en contact direct, ainsi que le psycho-microscope neuronal, avec le miroir bio-informatique • grâce à celui-ci, il me suffit seulement de percevoir pour que tout ce qui est virtuel devienne a priori, aussi, réel • l’être est donc imagination puisque les perceptions sont, au fond, des images •

… et j’entrevois maintenant toujours plus intensément à travers le recto du réel le verso d’effrangement des rêves • toute cette planète peut être feuilletée comme un livre – tout le cosmos n’est qu’à peine une page •

Ainsi le filon du « je » se propage-t-il en se maintenant en sous-jacence tout le long du livre, tout en faisant surface presque à chaque page, parfois en mode éruptif, apparemment déconnecté du contexte, parfois en enchevêtrement inextricable avec les visions portées par le texte « narratif » du poème, en s’y immisçant au point de leur prêter sa voix, dans une polyphonie aux personnages et sujets interchangeables. 

Car on a affaire à un unique, grand poème dramatique. Certes, des segments volontairement découpés et titrés permettent un meilleur suivi appréhensif du discours et, surtout, une mise en relief et en perspective des contenus, pour ramener dans la tridimensionnalité intertextuelle de la lecture les corps imaginaires projetés en tant que figures dans le plan infra-textuel de l’écriture en rendant ainsi perceptible la vision intérieure qui a présidé à leur naissance dans l’esprit du poète. Mais ils articulent tous, en fait, des métamorphoses et transformations d’un unique sujet : l’imaginaire multi-dimensionnel, dont les frontières d’avec le réel sont constamment réversibles.

…tout ce qui est réel est aussi fort virtuel •

le « réel » n’est qu’une étrange magie incomplète qui pour captiver, s’est capturée elle-même – et pour enfermer les miroirs dans l’image s’est renfermée elle-même dans l’imaginaire •

Et qu’est-ce cet imaginaire sinon l’humain, le trop/trop peu humain…

Tout ce que l’homme imagine, tout ce que l’homme expérimente, ce n’est que lui-même.

Toutes les chimères bestiales, angéliques ou apocalyptiques – ou “apoecalyptiques” comme dit parfois le poète – qui hantent l’imaginaire des humains, sont l’homme… « la chimère première – l’homme lui-même », avec toutes les contradictions et abominations qui le composent et qui ont parsemé son histoire :

peut-être l’homme n’est-il, au fond, que le pari de toutes les espèces •

l’homme et la bête sont des vases communicants en circulation perpétuelle • l’énigme des chimères est toujours l’homme – incrusté en fauve ou en sa propre solitude • et si l’homme est loup pour l’homme c’est parce que l’homme veut à tout prix être démiurge pour l’homme, en vérité • l’homme veut être dieu pour l’homme – même si cela veut dire devenir surtout le dieu des cimetières • surtout dieu des prisons et des camps – des génocides et des assassinats • dieu de la cage et dieu de la vanité blindée – du pain et des jeux et du crime organisé • le dieu du sadisme collectif et du masochisme de masse • loup pour l’homme – dieu pour l’homme – drogue pour l’homme – voici l’homme • ainsi le lisait lilith – ainsi le vomissait lilith – ainsi le réveillait-elle – du sommeil du délire au sommeil du sophisme – et ainsi s’endormait lui-même en sophisme et délire – fils du mensonge, de la trahison, de la tromperie – à l’alibi de miracle et de mythe •

Mais en même temps toutes ces « chimères » autant imaginaires que réelles et vice-versa, constitutives de l’homme et de son histoire, tendent vers l’Homme, dont le but ultime, aussi méconnu, non avoué ou nié qu’il soit, n’est ni de confirmer ni de détruire le monde, mais d’en sortir, pour devenir ce qu’il ne sait – encore – être, car justement, hors de tout devenir.

Ce but, le poète le voit, l’incarne, en fait sa foi : 

l’homme est l’espace et l’espace est l’homme • l’homme est le verseau de l’espace et l’espace est le verseau de l’homme • et la direction unique de l’espace est le temps – et le sens unique du temps est l’espace • en vérité, l’homme est infini et se boit dans des coupes infinies • l’homme boit l’infini avec les lèvres de l’infini même – part sur une infinité de voies et marche sur une seule – à l’arrivée nulle part •

et l’homme – celui que nous ne savons être – lui, l’œuf souffrant des questions – nous embrasse seulement avec tendresse de fenêtre – avec profond amour de miroir – avec des bras multiples, de labyrinthe • en lui nous nous remplissons de nostalgie et d’origine – et avec l’image, la forme aussi fleurit en nous – la fleur de forme immaculée qui nous ouvre et s’ouvre •

Ainsi les « non-êtres imaginaires » qui peuplent les pages de ce livre sont-ils autant de gages de salut, à savoir d’éveil, autant de rôles en fait dans une initiation continue de l’homme lui-même – et la référence à Arthur Koestler s’impose – en tant qu’alternative entre « zéro » totalitaire et « infini » de liberté. La figure la plus emblématique dans ce sens et celle du peritio, chimère dont le poète fait le fil conducteur, invisible, du devenir humain dans le monde, et par là, hors du monde, dans une sorte de révélation œdipienne :

et je n’ai pas osé regarder ma propre ombre de peur de ne dénicher en elle la tête de cerf et les artésiennes des ailes géantes • et me retournant à nouveau vers le guide je l’ai interrogé avec les syllabes des regards – sans formuler l’informulable – car je savais – je sentais avec toute mon anxiété et tous mes pores qu’un mystère insondable était lié à l’homme qui, par la connaissance, deviendrait peritio – lui, qui n’était, parmi les peuples de chimères de la pensée, que tout au plus une larve de peritio – ou de ce peritio unique qui par l’oubli – s’annihilant soi-même – deviendrait homme •

et je criais avec les mutismes désespérés du regard – « maintenant je sais comment – mais je ne comprends pas pourquoi » • et en entendant avec le cerveau ma question – la chimère de la paix sourit tristement – pareil, oh ! pareil au sphinx deviné par Œdipe… •

Le Babel des bibles… ou la (ré)invention des sources et des sens de lecture

Inspiré du Livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges, des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket d’Edgar Allan Poe, des deux Alice de Lewis Carroll tout comme de La chasse au Snark du même,  ou encore de la nouvelle inachevée Le souci du père de famille de Franz Kafka, et de bien d’autres sources littéraires, réelles ou carrément inventées, charriant par ailleurs des mythes et visions prophétiques bibliques (en particulier le livre d’Ézéchiel, mais aussi l’Apocalypse qui en est le miroir), ainsi que gnostiques, grecs, germaniques, védiques, le volume se construit dans l’esprit d’un nouveau syncrétisme alexandrin et baroque ; mais aussi, et surtout, d’un mysticisme postromantique sublimé, imprégné d’un souffle orphique qui aurait traversé tous les hallucinés de chimères et d’énigmes, tels Blake, Hölderlin, Novalis, Nerval, Eminescu, Trakl, Rilke, Rimbaud, Mallarmé. Avec toujours un brin d’ironie mordante voire de sarcasme qui pimente la contemplation de ce panorama des vanités qu’on pourrait aussi déchiffrer dans ce volume.

Au cœur de ce grand poème polyphonique, les monstres, dragons, démons, anges et chimères, interchangent et s’échangent des discours à tous les niveaux et dans toutes les directions : pandores et clones, moïres-migraines, aleph – la bête parfaite, les bêtes musicales, l’unicorne, les nornes, les sirènes, les sybilles et les fées, le fauve-dieu, le fauve-robot, des animaux métaphysiques, l’agneau-chat, la velue de la ferté-bernard, Enkidu, l’ange à quatre visages dont l’un d’homme, les salamandres (« il est dans le feu un seuil du rêve et du réel – de l’espace et du temps – que même l’imaginaire ne peut franchir aisément ») et autres chimères légendaires, mythologiques, historiques (les Hitler, Staline, et autres faiseurs de massacres de masse n’y manquent pas), ou littéraires et cultes, ou simplement inventées comme ce « pilote noir » qui hante le volume presque d’un bout à l’autre…

Il ne s’agit pourtant nullement d’un labyrinthe aléatoire mais d’un univers en transformation qui porte subliminal un sens obstiné et continu, un message de liberté absolue de la conscience humaine. Celle qui, à l’instar de Lilith, cette pré-Ève issue de la Ténèbre d’avant la création, dit NON aux illusions du monde et dresse la flamme de l’esprit. C’est pourquoi Job seul, le plaignant, le juste par excellence, le persécuté de Dieu et le mis à prix par le Démon, a droit à l’amour de Lilith, la rebelle transgressive de tous les interdits et conventions démiurgiques :

une seule fois – un homme – un homme malgré tout, mais étranger à tous – a aimé lilith – job l’iduméen – elle, l’iduméenne • le plus juste parmi les justes – non, le seul juste parmi tant d’injustes – également haï de sammael et de yahvé – également haï des hommes – et des démons – et des dieux, oui, des élohims • le seul révolté pour la justice et non pour le pouvoir – par amour et non par vengeance • le seul juste – du commencement – du milieu – et de la fin • et par conséquent – le seul commencement – le seul milieu – et le seul terme au devenir de la vérité •

oui, seul job – le juste, le simple job – tellement pauvre en tromperie et en illusion – tellement pauvre en nœuds, miroirs et labyrinthes – c’est lui seul qu’eut aimé lilith – et c’est lui seul qu’en tant qu’épouse elle eut servi et comme femme c’est lui seul qu’elle eut reçu en vérité • et seulement à lui, celle qui disait toujours non a dit enfin oui – bien que les enfants de l’acceptation lui aient été détruits comme autrefois les rejetons éclatants de la répulsion • et ainsi, à nouveau elle a dit non, lilith • et après qu’elle ait trouvé l’homme, elle est à nouveau repartie en quête – elle, qui n’a jamais été autre chose •

On dirait que pour lire juste, il faut lire à l’envers de ce que les maîtres de lecture vous apprennent, eux, qui se prétendent les promoteurs du sens de la création.

Ce livre puise aux fondamentaux de l’expérience poétique, dans une confrontation intime et profonde du poète avec ses chimères-migraines : car « que suis-je sinon le maître absent d’un disciple impossible – dans une initiation sans but – moi, le minotaure… »

Une expérience, dans son essence même, chamanique, qui vous décompose et vous fait renaître à la négation de tout, à l’absolu de la forme humaine dans son idéalité pure :

je m’écorche du tigre en moi – du léopard et du guépard en moi – du lion en moi et de l’hyène en moi – du jaguar de la jugulaire en moi et du chacal en moi – de l’unicorne en moi et du tyrannosaurus rex en moi – du dragon en moi avec ses ailes crucifiées – et de la salamandre en moi – de l’ouroboros et du phénix en moi – des plumes, fourrure et écailles – de la peau magique et de toutes les méandres minutées du minotaure – de tout ce labyrinthe aux cent têtes cousues l’une à l’autre – tel un fleuve d’îles qui déroule hypnotiquement ses molécules – épiderme illisible et tellement subtile de mon inconscient •

en l’homme nous sommes homme foudroyé par l’homme • non face à face avec la face – mais la face même face à face avec le néant • personne nous est miroir et migraine – et nous sommes absolument personne et personne nous est absolument néant • et nous sommes le regard de personne traversant l’infini de personne • et personne contemple le tout comme une simple nitescence – une simple sous-jacence éloignée – dissoute – aussi dissoute qu’éloignée •

Et ce parcours initiatique personnel et ultime dévoile alors sa portée humaine universelle. En effet, son « sens sans finalité », qu’évoque et incarne si bien odradekcet être/objet sans utilité inventé par Kafka, tel l’homme sans qualités de Musil (décidément les écrivains qui ont connu l’Empire centreuropéen ont le mieux cerné le niveau zéro, neutral, de toute aventure humaine) – est l’éveil, la cessation du sommeil de la conscience peuplé inévitablement de monstres – tout comme de dieux, bien évidemment… L’éveil qui surgit au-delà de tout masque, de tout rôle : « car même le dieu – lui, l’acteur universel – cache dans les échelons de son devenir divin un rôle indispensable de monstre » :

et alors je me dis que la seule solution – le seul but de mon sens sans finalité – serait de devenir ou de comprendre que je suis odradek – et de m’attendre ainsi – avec les filaments pendants sur la marche fictive d’un escalier inexistant – infini car inexistant – en guettant comme en sommeil mes générations et en attendant – comme toute migraine – que je me réveille enfin – comme toute migraine… 

Certes, le poète a bien acquis au terme de son parcours dantesque les clés de la connaissance, ce n’est pas pour autant qu’il atteint son but, la délivrance ; le livre finit ainsi :

oh ! je suis plein de clefs et pourtant irrémédiablement enfermé dans le monde…

Mais la voie n’en est-elle peut-être pas une, justement, peut-être qu’en fait, la sortie est toujours donnée avant d’aller vers ; en tout cas, le poème, lui, en est plein : il n’est QUE cela, contenance de tout, sortie hors de tout. Oui, elle est en lui, la liberté dont on est assoiffé ; elle en est la substance même, on l’y respire, on la mâche telle la manne.

D’une langue à l’autre ou l’art de la transformation

la langue – quel masque ! – nous nous taisons différemment dans des langues différentes – non ! nous souffrons • tout est différent en des langues différentes – pareil à un exil en éventail • nous lisons, bien sûr – mais pas seulement – nous feuilletons différemment en des langues différentes – nous respirons différemment • en plusieurs langues •

Avec le souci de refondre, dans les moules de la langue d’accueil, les contenus intacts et complets de ces poèmes tels qu’écrits dans leur langue native, la traduction a suivi le plus fidèlement possible les symboles obsessionnels, les inventions verbales, les jeux sémantico-allitératifs, les entorses et ellipses syntaxiques de l’original, en les transposant tant que cela se peut en français – tout en en inventant d’autres, inspirés aux traducteurs par le génie de la langue d’accueil elle-même – comme pour faire passer le poème d’un avatar à l’autre, sans pour autant rien perdre de son identité.

Voilà un aperçu de ces traits de langue qui sont avant comme après tout, des traits de style.

L’écriture de ce livre suppose que tous les noms de la langue sont au même niveau, en tant que mots du poète : les minuscules seules sont donc couramment utilisées, avec l’exception notable des noms propres faisant partie d’une référence bibliographique, provenant pour la plupart du Livre des êtres imaginaires de Borges mais aussi d’autres sources (réelles ou fictives…).

Le texte utilise quelques archaïsmes qui n’ont plus cours dans la langue, ou des mots actuels mais écrits volontairement avec une orthographe ancienne, reflétant un état antérieur de leur formation (sec. XIIIe – XVIIe). Ainsi : néantmoins (lexicalisation du syntagme « néant moins »), rubin = rubis, l’esplen pour « la rate » (cf. grec splên,-os, lat. splen,-is et angl. spleen).

À cela s’ajoutent des formes grammaticales ou lexicales peu courantes, bien que parfaitement conformes aux règles et usages du français : abusivement rejetées par le correcteur orthographique comme par certains dictionnaires, on les retrouve attestées dans des textes littéraires ou scientifiques. Ainsi par exemple : ténèbre, nitescente, pacifiante, nécromante, obnubilante ; simultanéiser ; intestinalement, comitialement ; arétinesque, poesque ; sémiose, disparence, sous-jacence ; méta-cosmique, méta-théisme.

Le texte comporte aussi un certain nombre de créations verbales, qui tout en répondant aux mêmes règles et usages de la langue que les formes précédemment citées, ne sont pourtant pas attestées ailleurs et témoignent de la créativité du poète. Ainsi des mots formés par dérivation lexicale comme par exemple : mésonge, mécréature, mélune, més-aile, més-ange (comme dans méconnaissance, mésalliance) ; je m’enchimère (comme s’enténébrer, s’embrumer) ; encentrer, encentrement (à l’instar d’excentrer, excentrement) ; déquenouiller (de quenouille), dé-tresse (de détresser, orthographié de manière à le distinguer de détresse tout en l’évoquant par jeu de mots) ; s’avéner (du nom aven) ; illumière (triple jeu sémantique lumière / illuminer / suffixe négatif « in » cf. illettré) ; salamonie (de Salomon) ; skiatique (du grec skia, ombre, cf. skiascopie en ophtalmologie) ; succubiques, incubiques (de succube, incube) ;  épiméthéique, augiastiques, morganique, géryonique (des noms propres Épiméthée, Augias, Morgane, Géryon).

Enfin, une catégorie à part de créations verbales est constituée des vocables construits comme des mots composés, voire télescopés à partir d’autres mots, ou enfin comme de purs jeux de mots qui misent sur des homophonies allitératives et des associations sémantiques. De telles créations sont l’apanage du poète, qui revendique cette puissance d’invention dans la lignée des auteurs comme Lewis Carroll : ainsi limasquales / squalimaces, double « chimère », en miroir, composée de limace + squale / squale + limace, selon le modèle illustre : « snark » dans The Hunting of the Snark, fait de snake, serpent, et de shark, requin. En voilà quelques autres : apoecalyptique (clin d’œil à Poe, inspirateur du poème en question), électrocutané (jeu de mots par télescopage électrocuté / cutané), exécracaille (télescopage des mots exécrable et racaille), orgasmagonique (combinatoire des mots orgasme et agonique), vortex(t)e (jeu entre les mots vortex / texte), aionion (un nombre incalculable, concept créé à partir du grec « aion » âge, ère, éternité), mono-schizophrène, poly-schizophrène, thanatos-land, salomée-land, médée-land…

Finalement, si « tout est différent en des langues différentes – pareil à un exil en éventail », la poésie semble néant-moins se nourrir d’un corps langagier propre et unique, libre de toute langue, un corps subtil, capable de se glisser dans la peau de toutes les langues… Nous croyons en cela, et c’est ce qui fait que, contrairement à un préjugé qui hélas se confirme par trop souvent, quand l’inspiration et le sens poétique manquent aux traducteurs, la poésie EST traduisible : car elle EST par-delà les langues, tout en les traversant toutes.

Le lecteur est encouragé à relire à voix haute pour mieux repérer les articulations du phrasé, et percevoir la fascinante beauté des cadences et fugues de cette vaste partition musicale, toute en leitmotivs et contre-points symphoniques. Car oui, il faut surtout parler de musique, de toutes ses formes, abondamment pratiquées dans ce volume, surtout les thèmes à variation ; ainsi, nous conseillons de lire en parallèle journal de bord apoecalyptique et la chimère apoecalyptique, le pilote noir et albedo-nigredo, animaux angéliques et l’ange quantique, carbunculus et tsalal

Mais aussi de lire ou relire… Borges ! Le lecteur se sentira moins perdu et appréciera mieux les grands écarts ironiques et fantasques que prend le poète des non-êtres imaginaires par rapport au maître argentin… Et refermera peut-être ce livre pour en emporter un peu de sa séduction onirique, aux parfums d’Aurélia nervalienne :

mais voici – le délire du sommeil isole mon cerveau – et dans les ténèbres mon cerveau noir illumine tel un phare mélancolique de veille • diamant vivant – libéré de la paupière rhinocéreuse du cortex •

aux veines de plus en plus pleines de sommeil nous nous inclinons peu à peu vers nous-mêmes • peints telles des images de taciturne et apathique • nous semblons entrer en glissant dans la densité destinale du rêve – avec sa veille neuronale et maligne •

nous nous endormons dans la neigée de malaria des métamorphoses – souvenir lointain d’un autre éveil – le blanc nous inondant de rêves la texture • et nous nous taisons en blanc – en nous effilant en écran de fumée • et nous ouvrons les yeux vers le trouble d’un océan couvert d’une fourrure blanche et soyeuse – comme si la mort elle-même se présentait à nous somptueuse en sa chlamyde, en souriant – et nous pénétrait par les yeux en même temps que l’océan sur lequel nous flottons – revêtus de notre effilure de signes •

 

Dana Shishmanian

 

(*)

Cet essai est un développement de ma préface au volume Les non-êtres imaginaires d’Ara Alexandre Shishmanian, récemment paru chez L’Harmattan (traduit du roumain par Dana et Ara Alexandre Shishmanian).

Les textes réunis dans ce volume représentent la quasi-totalité du volume Migrene / Migaines VI–δ, paru en Roumanie en 2017 (aux éditions Ramuri). La traduction est parfois assez libre, lorsque l’auteur lui-même, qui a contribué, de manière massive et décisive, à l’exploit consistant à rendre ces poèmes en français, a cru bon de s’écarter du texte original, soit en fonction du génie différent des langues (le roumain et le français, en l’occurrence), soit sous l’impulsion d’un moment d’inspiration.

Trois de ces poèmes en ma traduction sont précédemment parus dans des revues en ligne : Lilith (dans Francopolis, mars-avril 2018), Odradek et Peritios (dans Recours au poème, 6 novembre 2019).

D.S.

 

 

 

Essai de 

Dana Shishmanian

 

Francopolis, mars-avril 2020