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D'une langue à l'autre...
et textes
incidemment, sciemment
ou comme prétexte. Traduction.

 

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Archives : D'une langue à L'autre

 


     Actu : MARS-AVRIL 2018 - D'une langue à l'autre...

 

Ara Alexandre Shishmanian

Lilith

 

 

lilith : serpent d’abord – femme d’abord – ou plutôt nuit • démon ou fruit – tentation ou doute • la première, toujours – et pourtant même pas la dernière •

les débuts sont toujours sacrifiés – scarifiés – comme toute ténèbre indispensable, et par là même, dispensable • peut-être qu’au commencement, lilith n’était qu’un silence à la chevelure sombre de longue solitude • un à-peine-être, inondé de mutismes, au vagin vaste d’attentes • une obscurité, une obscénité sévère, presque glacée, brûlante d’incandescence frigide – comme tout ce que du primordial s'étonne •

sans elle, personne n’aurait pu être – et donc elle aussi, dans un sens, n’est que personne • mais avec elle, trop aurait pu subsister – et trop longtemps avec elle, la fin serait demeurée un trop immédiat commencement • et les chimères auraient porté trop de liberté et moult chaos dans la pauvreté soumise des formes •

on dit que lilith serait celle qui refuse – néant-moins, dans la nuit stérile de l’identité pure, qu’aurait-elle pu refuser • ou peut-être lilith n’est justement que cela: impossibilité originaire du refus – et donc aussi de l’acceptation • le refus de dire oui à l’altérité – à la corruption et à la mort – au virus du devenir et de la métamorphose • autour d’elle, les ténèbres clignotaient d’ombres et les ombres ruisselaient de questions – ainsi lilith n’était peut-être d’emblée que celle qui ruisselait de questions mais certes non de réponses  • celle donc en qui la richesse infinie de la question rejetait la pauvreté indéfinie de la réponse • et la réponse était oui, ou peut-être non – le non qui a précédé le oui et lui a succédé – si oui était déjà adam •

et encore, en contant et racontant toujours – d’aucuns disent que lilith était peut-être brune – peut-être même la très belle noire du cantique des cantiques – la reine de sheba, shoulamit – ou peut-être judith • d’autres, qu’elle était brume obscure – la fille de ténèbres de la ténèbre… mais peut-être serait-il plus vrai de penser qu’elle était seule – un non solitaire et sans paire • pas même le démiurge n’était lorsque lilith – que les gnostiques appelaient sagesse (sophia) et ahamoth, barbelo, ennoia, enthumesis et aussi sigè, le silence premier – se promenait dans le gouffre encore nommé paradis, et cueillait les fruits – que personne n’avait encore nommés – de  la connaissance du bien et du mal • car le bien était obscurité – et le mal, obscurité jumelle • et le bien se prélassait dans le mal – et le mal indistinct, dans le bien • et il n’y avait pas encore de rideaux – rouges, ou bleus, ou blancs – pour séparer et distinguer cet état que david lynch allait nommer “twin peaks” •  

la solitude promenait sa solitude en solitude cueillant sa solitude librement – tout comme le vide se promenait dans le vide – en se cueillant librement soi-même • et alors même que le vide se fut rempli de paroles et de commandements – et la solitude, de masques et de lois – elle restait perplexe dans son refus • en des syllabes et des noms imprononçables, si facilement prononcés par ses lèvres trempés dans le mésonge • et quand adam avec son air de oui – celui du créateur, créé par elle, du dé et du hasard et du défi – est apparu, elle a dit non non pour refuser, mais parce qu’elle-même n’était que non • elle a dit son être et s’est unie à son non-être dans un désir qui n’était que croissance de soi vers soi – et dire de soi par non-soi • et elle a aimé et engendré et resplendi cette croissance de vérité telle une engeance d’envols à la splendeur et la beauté mélusine – et sirène et lucifer • amoureuse de la nuit du dedans – illimité – infini – traversant avec des ailes de compréhension la nuit du dehors…

lilith, transgresseuse aveuglante d’obscurité de tous les commandements – de toutes les formes et formules • anxiété étrangère – froideur de tous les effrois déterminés • elle qui éveille de tous les sommeils – de toutes les magies et salomonies du hasard – et irradie le grand profond, non des paupières mais de l’esprit – narcose infinie de la disparition • les messagers de la loi lui ont envoyé des flèches de menace pareilles à des rayons égarés par d’infinis miroirs – noyés en des bassins d’obscurité – alors que plus obscurément aveuglant encore, au-dessus des champs de sa progéniture moissonnée, se hissait son sourire •

et les grecs l’ont appelée de nombreux noms imparfaits et contradictoires : niobé, mais aussi léto, arachné, mais encore rhéa, et gaïa, lamia, mais parfois aussi héra – oh ! io – et io-casta – oui, et aussi déméter, perséphone, hécate, et même dionysos •

oh, elle attend devant le rideau d’or du noir – elle, la fille étrangère du néant – telle une larme d’aucun œil, coulant sur aucune joue • oui, une larme qui coulerait dans le vide – sans nom – sans visage – sans être • étrangère à elle-même – assoiffée du non-soi au cœur du soi – de son sombre repos – et cri de répit • l’essence de son non-être ne peut être que pure connaissance • fantôme de vérité qui hante les cimetières de l’illusion • dégoûtée des déguisements du jour – pareil à novalis – lilith cherche les oasis du nocturne – l’idumée édomite – et les déserts parcourus des regards énigmatiques, narcotiques, phosphorescents de personne • nourrie du lait étrange des ténèbres, comme blessée d’une fraîcheur par où l’on s’extrait de la souillure • harpie qui s’échappe de la prison des cadavres en déchiquetant leurs barreaux • goule empruntant le sentier du sang – langue en laquelle sont enregistrés tous les cris • horreur cannibale des corps parjures – enchaînés dans leur profond mensonge – mais aussi incarnation de tous les affres et défoulements vénériens • elle, la mélusine labyrinthique des crépuscules qui veille, dans la nuit abyssale des eschatologies, toutes les ruines du cosmos • la mer rouge de toutes les ténèbres furieuses – entourées de larmes comme de clefs – et le soleil rouge – rouge tel un œil malade de conjonctivite •

ils avaient tué, comme dans un étrange ethnocide d’angélique et d’humain, les peuples resplendissants de ses fils et de ses filles – elle, cosmique niobé – mais ils lui ont demandé de ne pas occire de nourrissons • le soleil était déjà plein de sang et la mer rouge était plus rouge que son nom – comme si elle renfermait un abattoir dans ses entrailles marines • et elle, lilith, ils l’ont jetée hors d’elle-même – ils l’ont chassée de chaque lieu et l’ont appelée « celle qui refuse » • ils l’ont assassinée dans les milliers et les dizaines de milliers de ses enfants • mais ils ont versé le ciel sur elle – cruelle dalle de pierre – et lui ont demandé de ne pas occire de nourrissons – là, là seulement où, elle étant chassée, exorcisé était son nom • car ils lui ont demandé de fuir son propre nom – eux, les anges, oui, les démons féroces du ciel – et ils l’ont traquée dans le chaos avec son propre nom, tels des chiens • et ils lui ont collé son propre nom sur la poitrine telle une étoile jaune – ou une lettre écarlate • ils lui ont anéanti les centaines de milliers et les millions et ils l’ont appelée inféconde – et ils l’ont appelée infanticide – et l’ont appelée lilith – et l’ont traquée avec son nom, comme une meute de loups • et ils ont craint son nom, pareils à une meute de loups • et ils l’ont noyée dans la mer rouge, dans le sang de la mer rouge – dans le sang de ses fils – et dans le sang de ses filles et de ses épis • et l’ont couverte de noir – et l’ont couverte de rouge – d’un voile rouge et noir – tel un champ infini de l’enfer qu’ils lui ont collé au nom – avec lequel ils l’ont chassée du monde dans le monde – avec lequel ils l’ont contrainte à traverser les déserts – et à mourir de l’anatolie jusqu’en syrie – beaucoup en irak, et à gaza, et surtout en syrie • morceau par morceau – fils par fils – fille violée par fille violée…

***

oui, lilith… des souffles… des souffles… plein du goût du regard est ce souffle – plein d’yeux est mon visage • ah ! sur lilith, combien d’autres choses ont pu être dites – des mots comme un vomi incandescent du passé • comme si le passé, en se bourrant d’originaire, se serait vomi lui-même avec chaos et furie • ainsi, deux lilith se sont coagulées des syllabes : mère et fille / grand-mère et petite-fille / bien-aimée et sœur – ah! les sueurs de la sœur tel un suaire peinent mon corps • filles et/ou épouses de grands démons, d’archi-démons démiurges – car démon fut en vérité le démiurge et prince de ce monde •

mais le dédoublement de lilith – oui, lilith la dédoublée, pareille à la double, jadis, aphrodite ou la double hélène, fantôme ravi par paris, et pourtant, plus chaste que la vierge en égypte – ne veut pas dire en fait que trop pleine était lilith de lilith – un trop profond et trop riche sens portait lilith vers lilith, pour être contenu dans une seule histoire – et dans un seul mythe • car trop pauvre et trop étroit est le mythe, quand chargé de trop vraie douleur – comme le monde qui surfe en permanence sur la syncope et le court-circuit – et alors, à nouveau, pareille à une cellule, elle doit se scinder encore et encore – pour attirer dans la dispersion son insupportable horreur •

lilith, oui, l’étrange lilith qui a engendré tout ce qui la précède – qui a prononcé tout ce qui l’articule – en comprenant l’incompréhensible et en mécomprenant le compréhensible • sagesse et folie – infamie et martyre • la plus femme d’entre les femmes et la plus mère d’entre les mères • la plus vierge d’entre les vierges et la plus putain d’entre les archi-putains • la super-prostituée frigide de toutes les incandescences • infinie est son engeance et infinis ses désastres tels des avortements cosmiques • poupée noire skiant à travers tous les abîmes, ayant en elle le néant tel un jeu – elle, la scène sur laquelle s’épuisent de regards toutes les marionnettes • turandot – la metteuse en scène de tous les spectacles de la mort – et lulu, le fantasme sexuel, le serpent exterminateur au cœur  de toutes les orgies – de tous les crimes érotiques – héroïques – de la nuit • 

lilith, lilith • lilith la monoschizophrène • le multiple abyssal des disparitions de toutes les apparitions • lilith, morbide lilith, quels ont été tes mariages ? j’en connais trois et trois prédit ton délire • trois incestes – trois coïts – et trois hyménées • car tu étais plus insondable que le commencement, le milieu et la fin • plus profonde que le démiurge lui-même – cette nébuleuse à multiples noms – à multiples prénoms • plus abyssale que l’homme et que le masque rouge aux ailes de feu noir, sammael ou satan • oui, pâle était le commencement engendré et embrassé par toi – le commencement dont tu t’es déprise vers l’étant – alors que néante tu l’étais avant lui • et émietté sous tes lèvres et multiplié par éparpillement était le milieu léthargique de ta venue • l’homme de transmutation et de non-être – cet endymion éternel qui se rêve éveillé • mais le superbe – celui que tu as peut-être le plus aimé, en le haïssant – car le plus, tu as aimé l’éteignement, tel un arbre aux masques en guise de feuilles s’envolant à travers éternité d’automne • comme il t’apparaissait fané, dans le cabotinage de son travesti – et il t’apparaissait seulement – quand tu expédiais en sa direction l’ascenseur obscur de tes appels – la corolle livide du parachute d’orgasmes avec laquelle le livide – décomposé en échelons d’abîme – te touchait dans le tréfonds de vulve du hurlement • de si loin – tel un nom – venait depuis tes lèvres le commencement – mais, de qui était-il • car il existe une ambivalence plus profonde et une équivoque plus abyssale que celles de l’origine… 

elle, qui gît éparpillée en autant d’impossibilités pareilles à des syllabes impossibles à lier en des mots • et quand le nom imprononçable est néanmoins prononcé – respiré, plutôt – comme à travers des lèvres multiples – quand l’indéfini invente enfin la concomitance et la simultanéité – et quand les caillots cueillent désespérément leur dispersion en un fantasme unique – alors le visage se déprend – se déprend tel un flocon immense englouti par la géhenne • jumeau de la géhenne il semble gémir – et vomit les possibles en des étoupes indistinctes – inextricables – que toi, lilith, tu défais – tu démêles, files et tisses – et déchires – et déposes en toiles luisantes qui disparaissent et apparaissent – et disent – et prédisent que tu es destin, moire ou norne – mémoire sombre et morne de ce qui sera – et commencement de commencement – de milieu et de fin • et tu t’enfuis sur ces toiles comme sur des chemins d’effilement – et tu refuses – bien qu’au fond, tu demeures – et tu embrasses d’extermination les anges exterminateurs – et tu avortes au destin les messagers avortés du destin • car toute naissance étant aussi dé-naissance – n’était qu’avortement et inceste au commencement – et parthénogenèse – et coït létal avec tes embryons qui en s’éjaculant et en se générant, te généraient toi, leur génitrice • et dispersés dans le sommeil du devenir et de l’histoire – ou de la préhistoire – de dieux informes changés en homme léthargique – en changeant leur chaos en autohypnose – et l’omniscience germinale en ignorance narcotique • oui, en projetant leur transcendance en des chutes spectaculaires comme un déclin subit de l’intelligible •

ainsi lilith a connu adam, l’avorton de l’esprit, et en l’éveillant, autrement elle l’a engendré • car dans le sommeil dogmatique du fini elle a réveillé l’infini – et la soif de connaissance et de liberté dans l’aveuglement et la soumission • et mystérieusement en lui changeant le sexe, les grecs – qui doivent toujours changer quelque chose – l’ont appelée prométhée • mais alors que le milieu s’engendrait du commencement – s’est engendrée également la fin • et les dieux informes qui avaient glissé en homme léthargique aux rêves ralentis – par une inexplicable accélération du sommeil – miroir de l’amorphe – ont inventé le cauchemar comme éveil • et à la place de l’ignorance et de la connaissance, la fureur – qui conquiert tout, qui dévore tout • et les démons – les flammes noires de ce feu où le commencement et le milieu devaient se consommer • et avec eux devait finir elle aussi, lilith, qui n’était que la science du commencement – du milieu – et de la fin – ainsi que leur quête incessante • et si elle s’est aimée avec le démiurge, ou yaltabaoth ou quel que soit son nom, elle ne l’a pas aimé vraiment car elle a lu en lui la soif aveugle du pouvoir – et le non-être qui se veut être à tout prix – et la jalousie insatiable de l’anxiété qui hurle je! – et la violence qui se veut autorité et n’est qu’abus – l’esseulement qui se veut censure et se perd en folie – la tyrannie obnubilante et nébuleuse, pleine d’incertitude, qui se prétend vérité • et si elle s’est aimée avec l’homme, lilith ne l’a pas aimé non plus, adam ou autre, quel que soit son nom – car dans la dépression de sa soumission elle a lu l’empreinte de la paranoïa de l’autre – et dans les fruits de la tentation et de la colère, et de la connaissance du bien et du mal – elle a reconnu non la liberté mais uniquement la soif de l’organisation d’un vide admis • et dans l’ignorance de l’homme elle a lu non un manque mais un repli – tout comme la soumission moult célébrée n’était pas portée par le respect mais cachait juste une complicité • et dans la censure – et dans l’obnubilation acceptée – oui, la « nécessité comprise » – lilith a déniché le vice de l’imitation – car si le démiurge a créé le mal une fois – l’homme l’a commis un million et un milliard de fois • et si l’homme est loup pour l’homme c’est parce que l’homme veut à tout prix être démiurge pour l’homme, en vérité • l’homme veut être dieu pour l’homme – même si cela veut dire devenir surtout le dieu des cimetières • surtout dieu des prisons et des camps – des génocides et des assassinats • dieu de la cage et dieu de la vanité blindée – du pain et des jeux et du crime organisé • dieu du sadisme collectif et du masochisme de masse • loup pour l’homme – dieu pour l’homme – drogue pour l’homme – voici l’homme • ainsi le lisait lilith – ainsi le vomissait-elle – ainsi le réveillait-elle – du sommeil du délire, au sommeil du sophisme – ainsi, en s’endormant lui-même en sophisme et délire – fils du mensonge, de la trahison, de la tromperie – à l’alibi de miracle et de mythe •

et si elle s’est aimée avec le démon, elle ne l’a pas pleinement aimé non plus, celui-là, satan, sammael ou autre – quel que soit son nom • car elle a lu en lui la volonté d’être non un démiurge partiel ou un démiurge-copie, comme l’homme – mais un démiurge inversé – non le vice de l’imitation mais le vice de l’inversion et de la perversion • et à la place du mal unique – la soif du mal multiple – non un mal de l’acte mais de l’être ou du phénomène • et à la place du commencement nébuleux de fin – la soif de la fin comme un autre commencement • l’autorité tyrannique remplacée par l’anarchie – l’anxiété indéterminée de l’obnubilation intensifiée en terreur – la jalousie étendue en dictature et l’exclusivisme, en totalitarisme • oui, le soi divin s’inverse dans le non-soi du démon – celui qui exclut en se comprenant se déforme en celui qui domine parce qu’il ne comprend rien • le superbe remplace le commandement d’être dedans par l’ordre d’être en dessous • et la fin qui devrait conclure persiste – en re-déroulant le devenir non pour le commencement mais contre le commencement • ainsi la fin démonique au lieu d’accomplir et d’éteindre – écrase et attaque – en s’éloignant du lit du néant non comme être mais en tant qu’anti-être seulement • … non, bien qu’en lui elle eût trouvé sa vengeance, lilith n’a pas aimé satan en vérité mais par sauvage mensonge •

***

une seule fois – un homme – un homme malgré tout, mais étranger à tous – a aimé lilith – job l’iduméen – elle, l’iduméenne • le plus juste parmi les justes – non, le seul juste parmi tant d’injustes – également haï de sammael et de yahvé – également haï des hommes – et des démons – et des dieux, oui, des élohims • le seul révolté pour la justice et non pour le pouvoir – par amour et non par vengeance • le seul juste – du commencement – du milieu – et de la fin • et par conséquent – le seul commencement – le seul milieu – et le seul terme au devenir de la vérité • oui, seul job – le juste, le simple job – tellement pauvre en tromperie et en illusion – tellement pauvre en nœuds, miroirs et labyrinthes – c’est lui seul qu’eût aimé lilith – et c’est lui seul qu’en tant qu’épouse elle eût servi et comme femme c’est lui seul qu’elle eût reçu en vérité • et seulement à lui, celle qui disait toujours non a dit enfin oui – bien que les enfants de l’acceptation lui aient été détruits comme autrefois les rejetons éclatants de la répulsion • et ainsi, à nouveau elle a dit non, lilith • et après qu’elle ait trouvé l’homme, elle est à nouveau repartie en quête – elle, qui n’a jamais été autre chose • et à nouveau le métal de la révolte dans les âmes des humains elle l’a versé, lilith – tel un éveil étrange et hypnotique de certains d’entre eux • et une veille de la nuit en noir sélénaire • et dans les cavernes nocturnes comme dans un cinématographe de la souffrance s’est projetée lilith – et elle a projeté dedans et dehors ses fantasmes et l’anxiété qu’elle s’inspirait en solitude • et incarcérée dans la redondance de l’éternel retour, elle, la recherche du temps perdu, triomphante en des grottes de grotesque – fantôme de douleur – médée est devenue lilith, elle, la lune noire – et brunhilde – et penthésilée • car l’amour, tel un sabre elle l’a avalé, lilith – ou la haine – et l’orgasme, en transformation elle l’a cherché, elle, la quête – en naissance et en mort • et crucifiée dans les extrêmes de la vie et de l’extinction – de la même souffrance a crié lilith – en mourant et en naissant en même temps • en communiant au même monstrueux instant de l’agonie – et de l’orgasme – et de la parturition • et le vagin est devenu le signe de lilith – porté sur le front tel un sceau de l’éros libre – tout comme le signe du meurtre et de la révolte il le porte sur son front, caïn, tel un renoncement oppressant au divin • ou comme, pareillement, l’unicorne porte au front son phallus – non comme un sexe mais comme un signe de l’esprit • et antigone est devenue lilith – la vierge héroïque qui a été mère d’œdipe plus que jocaste,  bien que sa fille – mère immaculée de la mémoire de ses frères – et innocence d’œdipe et de tous les perdus par les anathèmes intéressés des systèmes du destin • et révolution intransigeante du ressouvenir – balayant par sacrifice les amnésies politiques • et si les féministes ont cherché lilith dans l’adultère et dans l’avortement – drapeaux d’altérité de l’utopie rouge – elle-même ne s’est pas retrouvée dans la fata morgana du libertinage mais dans la transgression pure de la transcendance – et dans l’ouverture du regard libre en abîme •    

*** 

 

Extrait du cycle inédit Les êtres imaginaires, traduction par Dana Shishmanian

(cycle inspiré du volume Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges).

 

Illustrations : bas-reliefs du grand salon du château de Pierrefonds,

sculptés par François-Antoine Zoegger sur les esquisses d’Eugène Viollet-le-Duc.

 

 

Lilith est une figure mythologique particulière qui se place au croisement des chemins entre la tradition apocryphe biblique (où elle joue le rôle d’un principe féminin antérieur à toute créature humaine, une pré-Ève rebelle qui transgresse l’interdit divin en prenant la forme du serpent, car elle est issue de la Ténèbre d’avant le monde, autant dire, de la négation voire du néant), et les résidus manifestes d’une Grande Déesse primitive et primordiale dont toutes les mythologies ont hérité les paradoxes (notamment les oxymorons vierge/putain, mère/fille, sœur/épouse, infime/infini, une/multiple, qu’on retrouve en particulier dans la figuration paradigmatique de la Parole, au Rig-Véda par exemple). La Gnose, ce grand mouvement de syncrétismes et reconfigurations qui a charrié les mélanges de toutes les religions entre l’avant-ère chrétienne imprégnée d’alexandrinisme et les aubes du Moyen-Âge, en se cristallisant partiellement autour du christianisme primitif, est particulièrement favorable aux renversements de perspectives que la figure de Lilith porte nativement en son sein et permet de faire éclore.

Ce poème de grand souffle postromantique est un véritable mythe gnostique inventé de toutes pièces, en partant d’une entrée du « dictionnaire » des êtres imaginaires du maître alexandrin par excellence, ce père Borges de toutes les chimères, et construit avec des matériaux composites provenant de religions et mythologies, pour en extraire en fait un message de liberté absolue de la conscience humaine, celle qui dit NON à toute illusion démiurgique et dresse la flamme de l’esprit : c’est pourquoi Job seul, le plaignant, le juste par excellence, a droit à sa compassion. 

***

Historien des religions, diplômé de l’Université de Bucarest, Ara Alexandre Shishmanian a dû s’exiler en France en 1983, suite à des persécutions politiques. Il a publié des études sur l’Inde védique et la Gnose, dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis, ainsi qu’un volume collectif d’études, Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses (Paris, éditions Les Amis de I. P. Couliano, 2006), représentant les Actes du colloque international d’histoire des religions « Psychanodia » (Paris, INALCO, 1993). Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes publiés en Roumanie depuis 1997.

Des poèmes en traduction française, anglaise et allemande sont parus dans des revues et anthologies et sur des sites de poésie. Il a publié deux recueils dans la collection Accent tonique de L’Harmattan : Fenêtre avec esseulement (2014) et Le sang de la ville (2016), dans la traduction de Dana Shishmanian.

Présence à Francopolis : salon de lecture de mai 2013, rubrique d’une langue à l’autre de juin 2015 et octobre 2017.

 

 

Ara Alexandre Shishmanian

Traduit du roumain par Dana Shishmanian

 

Francopolis, mars-avril 2018

 

 

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