ARA
ALEXANDRE SHISHMANIAN
Insomnie
Le papillon de l’insomnie est né cette nuit des miroirs
il est né de la fenêtre – du labyrinthe
il était grand comme un moineau il parlait
en volant de ses ailes comme de grosses lèvres noires
« un autre » c’était tout ce qu’il disait – ou
« jamais » – ou « personne »
ou d’autres syllabes définitives – soyeuses comme son propre
mutisme
cela faisait longtemps qu’il me veillait des miroirs – ombre volante –
et des miroirs il m’est apparu
en me démontrant que le miroir est une fenêtre
camouflée
il était comme porté par des obscurités lumineuses
comme s’il était conçu des arbres d’un vert
funéraire
comme si le sombre avait commencé à voler
– des rumeurs passant par les murs
ainsi qu’à travers l’air –
tel un flocon égaré de la neige mystérieuse des
disparitions
C’était peut-être une énigme ignorée de
toutes les dimensions
un scintillement fébrile d’une extinction gigantesque
les lèvres des ailes palpitaient
multipliant l’air de messages lus par personne
je veux dire,
lus uniquement par personne
La femme antre-noir
se tenait seule sur la rive et portait dans ses bras
tels des nouveaux nés – bizarres encres de l’envol –
des papillons beaucoup plus grands
des papillons de la fin non seulement de l’interruption
elle les envoûtait avec sa vulve endormante en leur contant
des mirages de naissances qu’ils traverseraient en volant
en rêvant de naissances, de disparitions
Je tâchais de m’échapper de la prison des visions
aux couloirs sans fin comme une couronne de devin
mais la liberté de l’illusion m’était interdite
j’étais devenu, comme le verseau Prométhée,
une divinité du seuil,
bien que beaucoup plus indifférent ou plus résigné
que lui
serait-ce bien ce que le papillon souhaitait me voler
– ou rien – ou néant
peut-être était-ce moi-même en fait
qui tentais de m’envoler par la fenêtre
et j’y serais parvenu
si les murs – spores des pores frémissants –
ne m’avaient laissé passer
plus à l’insu que l’air
|
Le
sel du soir
Je flotte
tel un noyé parmi des regards étrangers
tel un oiseau du froid à travers des enneigements inconnus
si l’ombre est un manque
rêvant des choses sous lesquelles elle s’écoule – quel
soleil
remplit mon cerveau de souvenirs – mes ombres intérieures –
quelle main perd en sombrant ses syllabes
sous les fantômes des étoiles
et quelle bouche perd fanée son regard
dans un geste ?
Le sourire me regarde caché dans l’herbe
comme le serpent biblique – mais hélas,
je ne sais deviner sa tentation
inconnu reste pour moi son dessein subtil
peut-être le serpent est-il le sourire noir que Dieu a perdu
en se promenant,
le dessein sombre du dieu de l’obscurité
entouré d’anges châtrés
Me couchant, je mis mon diamant vivant en hiver d’herbe
devant le serpent noir – et l’ai enseveli
dans le sel du soir
le diamant de la connaissance extatique et de la vie
je l’ai mis en corps obscur – moi, l’arbre d’ombre de l’oubli –
et caché dans l’amnésie j’ai commencé à
flotter
tel un noyé parmi des regards étrangers
objet incompréhensible qui ne se rappelle de soi
que l’altérité
|
Le sang moins
Toute
société moderne est un esclavagisme travesti.
Les virgules d’or donnent des cours à l’école de
l’ambiguïté
la seule où l’on puisse apprendre la vérité
– bien que par correspondance –
les prestidigitateurs du désastre hypnotisent les attentions
les crocodiles de lave irradient les attentes
le noir renferme son anxiété dans la mélancolie
le signe moins nous porte au-dessus de l’éternel
oh ! le signe obscur nous emplit
de la certitude évanescente du déclin
En écrivant
nous versons le sang de l’ombre
nous versons le sang somnambule du fil négatif
en écrivant nous passons en deçà du miroir du
zéro
– en-deçà du négatif photographique –
nous embrassons les fantômes subtiles des nombres
les ailes du signe moins dessinent un vol négatif
où s’étendent en résorption les anges de l’infini
Nous passons ? – non ! je passe
mes paumes se couvrent de plumes électriques
et les frissons parcourent mon corps
tels des courants marins
j’ai arraché le tigre de mon cœur
et je l’ai retrouvé océanique et bleu
j’ai vomi ma peau
et j’en suis ressorti plus nu que les anges
j’ai pris mon cerveau dans mes mains comme une prière
et du cerveau a commencé à s’écouler
un sang de lettres
je me suis collé au néant et j’y suis entré
sans me perdre
et je l’ai trouvé plein de sourire
comme une coupe enstatique
et je me suis retrouvé plein et vide
de moi et de lui
|
Noyade
Noie-toi dans
le miroir mille fois – noie-toi
jusqu’à ce que le miroir se change en vol de l’image
noie-toi dans le miroir surtout sans miroir – le vide
va alors approfondir ton vol dans la nuit
noie-toi dans le labyrinthe jusqu’à ce que le labyrinthe
se transforme en racine de toutes sèves
noie-toi dans le labyrinthe surtout sans labyrinthe – le vide
te sortira alors de la racine infinie des pensées
noie-toi dans la solitude mille fois – noie-toi
dans la solitude jusqu’à ce qu’une silhouette de verre
traverse la diagonale de toutes les solitudes
noie-toi dans la solitude surtout sans solitude –
la transparence de l’absolu te laissera d’autant plus seul
sur la rive aux lèvres argentées
où le néant seulement peut encore
compter ses pas
|
Sans
Un morceau de lâcheté noire – rien – aucune solution
personne, personne est une solution
le morceau de lâcheté noire est une solution
anonyme, peut-être, est une solution
non seulement absent – méconnu
solitaire personne insoluble
oui, au fond l’insoluble est une solution
je me vois au-delà – au-delà de la
fenêtre – au-delà du labyrinthe
et des couloirs de métaphores
je me vois monter dans la Jaguar, dans la Cadillac, dans la
Rolls-Royce –
dans James Joyce
je nage en vitesse dans la rivière aberrante de la route
je ne sais pas nager – je ne sais pas conduire une voiture
je me vois mourir – je suis à pied – mon
cortège funéraire est motorisé
je suis seul dans le cortège – seul dans le
corbillard
je me lève du cercueil pour me donner la main – pour
me perdre
aucune solution – personne serait peut-être une
solution –
personne serait peut-être à faire
ou rien
méconnu de personne – méconnu de rien
méconnu serait peut-être une solution
temporaire
une révolution serait peut-être une solution –
temporaire
la destruction
une utopie de plus – une réalité de moins
je me promène sur la bordure du miroir – sur la bordure de
la fenêtre –
sur la bordure du labyrinthe
ou sur leur ordure
aucune solution
traditionnellement l’autre était la solution – l’attente –
l’espérance –
le calcul intervalle
le coup de feu, oui, ça c’était une solution
Je suis le poète-révolver – le poète-néant
– le poète sans solution
indissoluble insoluble c’est la seule solution
les balles sont la solution
les balles gueulent – aveuglent
les balles sont des syllabes oratoires
les balles sont les pierres que Démosthène crache de sa
bouche –
les messages blanchis de syllabes
le mirage est une solution
je me vois avec mes yeux enfoncés dans le visage de l’autre
je me vois avec les yeux du miroir – autrement aveugle
je me vois avec tous les éclats qui m’ont trompé
je sors du mirage pour rentrer en moi-même
non-moi en moi
moi je suis une solution
moi plein de non-moi, je suis une solution
vu que je suis une question
mais pour qui – pour quoi – à quoi bon
personne peut-être est une solution – ou rien
Extraits d’un recueil en cours de
préparation
(poèmes traduits du
roumain par Dana Shishmanian)
|

|
Ara Alexandre
Shishmanian, est historien
des religions, auteur de plusieurs études sur l’Inde
védique et la Gnose,
parues dans des publications de spécialité en Belgique,
France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia »
organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en
mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade, volume
paru en 2006 sous le titre Ascension et hypostases initiatiques de
l’âme, et Les cahiers Psychanodia I, 2011).
- Il est
également l’auteur de 13 volumes de poèmes parus
en Roumanie depuis 1997, et vivement salués par la critique.
- Une
sélection de
ses poèmes roumains les plus récents est en cours de
traduction en français (dont une première publication
dans la Gazette de la lucarne, n° 55, du 15 janvier 2013).
*Publication Francopolis : D'une langue à l'autre
*Ascension et Hypostases initiatiques de
l'âme, Tome I, édité par Dana Shishmanian et Ara Alexandre
Shishmanian. (Les Amis de Couliano ) |
Textes : Ara Alexandre Shishmanian,
&
Traduction du
roumain : Dana Shishmanian
|
|