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Actu : DÉCEMBRE 2012


La poésie – intraduisible ?...


par Dana Shishmanian

La dernière rencontre « D’une langue à l’autre »
à la librairie La Lucarne des écrivains à Paris (115, rue de l’Ourcq) a réunit, le samedi 24 novembre, des poètes
de langue étrangère et leurs traducteurs en français, poètes eux aussi : Flavia Cosma et Denis Emorine, Nina Zivancevic et Geneviève Huttin,  Ara Alexandre Shishmanian et Dana Shishmanian. Il s’agissait d’aborder l’éternel sujet de la traduction de poésie, par le biais de l’expérience de ces poètes qui ont travaillé en binôme : du chant d’origine à sa transposition, il est apparu qu’un « contenu » nouveau surgissait dans l’imaginaire du récepteur, comme si le poème passait ainsi d’un avatar à l’autre, sans pour autant rien perdre de son identité. Il est dit que la poésie est intraduisible ; pas tant que cela… Par delà la peau de la langue d’origine qu’elle habite, et de la langue d’emprunt qu’elle adopte, la poésie semble se nourrir d’un corps langagier libre de toute langue, un corps subtil, capable de se glisser dans la peau de toutes les langues… Quand la compréhension, la sensibilité, la créativité se joignent, dans l’échange subtil entre poète et poète, le résultat est bien plus qu’une traduction, c’est une métamorphose qui renforce, et non pas diminue, l’âme du poème.

Lectures et témoignages (dont ci-dessous quelques extraits) ont prolongé jusque tard dans la soirée cette belle rencontre, entourée d’un public attentif et enthousiaste, et accueillie avec bonheur par le libraire Armel Louis, écrivain lui-même, qui a su l’animer avec grâce et intelligence.


Flavia Cosma

Absence

D’absence en absence,

J’ai noyé la couleur de tes yeux.

Bleu désir – dans le puits de l’oubli.

J’ai dispersé les chuchotements, les papillons

Dans le souffle du vent de février,

Et j’ai placé tes mains ensemble,

Sur les seins de glace.

 

Et aujourd’hui, quand je regarde

Vers les bouches du chemin,

La neige coule toujours de tes paroles,

Comme une faible lumière à travers les branches,

Comme un signe lointain,

Une timide négation.

 

Ne parle pas

Ne dis rien, ne parle pas,

N’appelle pas les choses par leurs vieux noms.

Elles commencent maintenant

Un autre voyage

Dans le tamis à travers lequel

Les étoiles pleuvent sur nous,

Lacérant nos carapaces,

Déliant nos habitudes,

Nous embellissant avec les ailes des anges

(du recueil Le miel trouble du matin, L’Harmattan, 2012 (traduit du roumain par Denis Emorine, avec la collaboration de l’auteur)

 

Denis Emorine

À Tatiana Samoilova

(…) Moscou disparaît lorsque le soir tombe

N’ouvre pas la fenêtre, Tatiana,

Tu ne vois pas qu’ils sont tous partis

En emportant ta beauté loin d’ici ?

Tu ne prendras plus jamais ton envol

Laisse le petit garçon

Pleurer sur son passé

Le tien a disparu depuis si longtemps

Tu as beau essuyer

Les vitres embuées de ta vie

L’horizon s’efface

Sous la pression de ta main

(du recueil Les yeux de l’horizon, éditions du Cygne, 2012)

 

Nina Zivancevic

Dans l’usine à paroles

Ce ne sont pas des mots déjà valables

par leur tonalité et un sens caché…

Nos intonations du jour étaient celles de vrais Français.

Dans l’usine à paroles

« ni-na-na-na

li-li-li-la-la-la »,

si seulement j’avais déniché ce véritable traducteur

qui traduise mon ventre, mes dents

et, bien sûr, la plus infime bribe d’audace quotidienne…

Plus étincelants que les étoiles, nous sommes plus rapides qu’un radar

tandis que nous scannons le flot et le débordement des syllabes

dans l’usine à paroles de Charlie Chaplin

(du recueil L’amour n’est qu’un mot, L’Harmattan, 2012 (titre initial : Guérison, traduit du serbe par Ljiljana Huibner-Fuzellier & Raymond Fuzellier, voir notre édition de juin 2012)

 

J’ai osé regarder dans les yeux de Nardala (et il faisait froid)

« Ne regarde pas la serpente dragon, la terrible Nardala, dans les yeux,

il vaut mieux contourner le regard, car si tu la fixes,

elle va arracher ton cœur et te tuer à l’instant… »

 

On appelle ça la Mort dans les yeux : dans l’hôpital

avec ma mère, un être fragile dans son lit de mort

elle est tellement fatiguée, tellement absente, tellement frêle…

Je me souviens du temps où j’ai dévoré ses histoires pour m’endormir

et quand j’étais tellement petite elle a été tellement jeune et forte,

elle a été Nardala elle-même, la serpente dragon

que j’ai également adorée et détestée…

 

J’ai levé les yeux tout doucement et j’ai fixé les siens,

j’ai écrit ce poème pour elle et pour Notre Seigneur Tout Puissant.

Qu’il la libère.  

(du recueil Sous le signe de Cyber-Cybèle, L’Harmattan 2009 (traduit de l’anglais et du serbe par Geneviève Huttin et l’auteur)

 

Geneviève Huttin

Je rêvais que ma sœur me disait, en se promenant avec moi à Bar-le-Duc, tandis que je nommais le Transi : « Non, on ne dit pas le Transi, ici, les gens l’appellent l’Intrus. » Comment un brûlé peut-il devenir son contraire, car transi veut dire froid ? Le rêve continuait : le squelette se dressait sur son séant, sur son lit, s’asseyait, puis se levait et tendait un bras vers moi, son bras décharné.
Il me demandait quelque chose. Le Transi du rêve est mon père qui n’a pas fini de me demander, ou de me donner quelque chose. (…) Oui, il-n’est-plus-là, le rituel le disait en trois langues, le mosellan, le latin, le français, et dans des chants que tu devrais te contenter d’écouter, de  pouvoir chanter, durcissait ton diaphragme, puis le cortège s’était rendu au petit cimetière, là étaient maintes fois répétés les mêmes noms, tombes aux noms gravés en gothique qui avaient la grâce des fleurs et des épines, et la pluralité des vivants se faisait sentir comme une communauté dans les morts.

(du volume Cavalier qui penche, éd. Le préau des collines, 2009)

 

Ara Alexandre Shishmanian

allume le mur

allume le mur avec tant d’obscurité et approche ta lampe de tes lèvres comme un ailleurs collé à ce qui l’atteint – tout proche

 le noir dort dans le noir ainsi qu’une barque glissant sur une noyade lisse

obscure huile qui m’a laissé seul sur le sommet de la patinoire d'où je tombe

 je me complète avec encore un pas comme si je m’ajoutais une chute de plus

et peut-être autant de pinces pour tous ces draps qui me séparent du cauchemar

comme si j’écoutais avec un tympan collé toujours à d’autres lèvres

le chuchotement du néant

la nuit me promène parmi toutes mes somnolences comme dans un musée des caillots d’ombre

toutes mes pores s’accrochent au noir telles des bouches traversées d’une brise de parole

je porte au front une perceuse comme une obsession en quête

nulle part – bizarre mode de t’entêter dans le partout

feuille flottant sur sa propre fragilité improbable

(poème publié dans la revue Sortilèges, Hélices 2011, traduction du roumain
par Dana Shishmanian)

 

aucune solution

(…)

traditionnellement l’autre était la solution – l’attente – l’espérance – le calcul intervalle

le coup de feu, oui, ça c’était une solution

je suis le poète-révolver – le poète-néant – le poète sans solution

indissoluble insoluble c’est la seule solution

les balles sont la solution

les balles gueulent – aveuglent

les balles sont des syllabes oratoires

les balles sont les pierres que Démosthène crache de sa bouche – les messages blanchis de syllabes

le mirage est une solution

je me vois avec mes yeux enfoncés dans le visage de l’autre

je me vois avec les yeux du miroir – autrement aveugle

je me vois avec tous les éclats qui m’ont trompé

je sors du mirage pour rentrer en moi-même

non-moi en moi

moi je suis une solution – moi plein de non-moi, je suis une solution

vu que je suis une question

mais pour qui – pour quoi – à quoi bon

personne peut-être est une solution – ou rien

(inédit, traduit du roumain par Dana Shishmanian)



La poésie – intraduisible ?...
présentée par Dana Shishmanian
décembre 2012


Créé le 1 mars 2002

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