La dernière
rencontre « D’une langue à l’autre »
à la librairie La
Lucarne des écrivains à Paris
(115, rue de l’Ourcq) a réunit, le samedi 24 novembre, des
poètes de
langue étrangère et leurs
traducteurs en français, poètes eux aussi : Flavia
Cosma
et Denis Emorine,
Nina Zivancevic
et Geneviève Huttin, Ara Alexandre Shishmanian
et Dana Shishmanian. Il
s’agissait d’aborder l’éternel sujet de la traduction de
poésie, par le biais
de l’expérience de ces poètes qui ont travaillé en
binôme : du chant
d’origine à sa transposition, il est apparu qu’un
« contenu » nouveau
surgissait dans l’imaginaire du récepteur, comme si le
poème passait ainsi d’un
avatar à l’autre, sans pour autant rien perdre de son
identité. Il est dit que
la poésie est intraduisible ; pas tant que cela… Par
delà la peau de la
langue d’origine qu’elle habite, et de la langue d’emprunt qu’elle
adopte, la
poésie semble se nourrir d’un corps langagier libre de toute
langue, un corps
subtil, capable de se glisser dans la peau de toutes les langues… Quand
la
compréhension, la sensibilité, la
créativité se joignent, dans l’échange subtil
entre poète et poète, le résultat est bien plus
qu’une traduction, c’est une métamorphose
qui renforce, et non pas diminue, l’âme du poème.
Lectures
et
témoignages (dont ci-dessous quelques extraits) ont
prolongé jusque tard dans
la soirée cette belle rencontre, entourée d’un public
attentif et enthousiaste,
et accueillie avec bonheur par le libraire Armel
Louis, écrivain lui-même, qui a su l’animer avec
grâce et intelligence.
Flavia
Cosma
Absence
D’absence
en absence,
J’ai
noyé la couleur de tes
yeux.
Bleu
désir – dans le puits
de l’oubli.
J’ai
dispersé les
chuchotements, les papillons
Dans le
souffle du vent de
février,
Et j’ai
placé tes mains
ensemble,
Sur les
seins de glace.
Et
aujourd’hui, quand je
regarde
Vers les
bouches du chemin,
La neige
coule toujours de
tes paroles,
Comme
une faible lumière à
travers les branches,
Comme un
signe lointain,
Une
timide négation.
Ne
parle pas
Ne dis
rien, ne parle pas,
N’appelle
pas les choses
par leurs vieux noms.
Elles
commencent maintenant
Un autre
voyage
Dans le
tamis à travers
lequel
Les
étoiles pleuvent sur
nous,
Lacérant
nos carapaces,
Déliant
nos habitudes,
Nous
embellissant avec les
ailes des anges
(du
recueil Le miel trouble du matin,
L’Harmattan, 2012 (traduit du roumain par
Denis Emorine, avec la collaboration de l’auteur)
Denis
Emorine
À
Tatiana Samoilova
(…) Moscou
disparaît lorsque le
soir tombe
N’ouvre
pas la fenêtre,
Tatiana,
Tu ne
vois pas qu’ils sont
tous partis
En
emportant ta beauté loin
d’ici ?
Tu ne
prendras plus jamais
ton envol
Laisse
le petit garçon
Pleurer
sur son passé
Le tien
a disparu depuis si
longtemps
Tu as
beau essuyer
Les
vitres embuées de ta
vie
L’horizon
s’efface
Sous la
pression de ta main
(du
recueil Les yeux de l’horizon,
éditions du Cygne, 2012)
Nina
Zivancevic
Dans
l’usine à paroles
Ce ne
sont pas des mots
déjà valables
par leur
tonalité et un
sens caché…
Nos
intonations du jour
étaient celles de vrais Français.
Dans
l’usine à paroles
« ni-na-na-na
li-li-li-la-la-la »,
si
seulement j’avais
déniché ce véritable traducteur
qui
traduise mon ventre,
mes dents
et, bien
sûr, la plus
infime bribe d’audace quotidienne…
Plus
étincelants que les
étoiles, nous sommes plus rapides qu’un radar
tandis
que nous scannons le
flot et le débordement des syllabes
dans
l’usine à paroles de
Charlie Chaplin
(du
recueil L’amour n’est qu’un mot,
L’Harmattan, 2012 (titre initial : Guérison,
traduit
du serbe par Ljiljana Huibner-Fuzellier & Raymond Fuzellier,
voir notre édition de juin 2012)
J’ai
osé regarder dans les yeux de Nardala (et il faisait froid)
« Ne
regarde pas la
serpente dragon, la terrible Nardala, dans les yeux,
il vaut
mieux contourner le
regard, car si tu la fixes,
elle va
arracher ton cœur
et te tuer à l’instant… »
On
appelle ça la Mort dans
les yeux : dans l’hôpital
avec ma
mère, un être
fragile dans son lit de mort
elle est
tellement
fatiguée, tellement absente, tellement frêle…
Je me
souviens du temps où
j’ai dévoré ses histoires pour m’endormir
et quand
j’étais tellement
petite elle a été tellement jeune et forte,
elle a
été Nardala
elle-même, la serpente dragon
que j’ai
également adorée
et détestée…
J’ai
levé les yeux tout
doucement et j’ai fixé les siens,
j’ai
écrit ce poème pour
elle et pour Notre Seigneur Tout Puissant.
Qu’il la
libère.
(du
recueil Sous le signe de Cyber-Cybèle,
L’Harmattan 2009 (traduit de l’anglais et
du serbe par Geneviève Huttin et l’auteur)
Geneviève
Huttin
Je
rêvais que ma sœur me disait, en se promenant
avec moi à Bar-le-Duc, tandis que je nommais le Transi :
« Non, on ne dit pas le Transi, ici, les
gens l’appellent l’Intrus. » Comment un
brûlé peut-il devenir son contraire, car
transi veut dire froid ? Le rêve continuait : le
squelette se
dressait sur son séant, sur son lit, s’asseyait, puis se levait
et tendait un
bras vers moi, son bras décharné.
Il me demandait quelque chose. Le Transi du rêve
est mon père qui n’a pas
fini de me demander, ou de me donner quelque chose. (…) Oui,
il-n’est-plus-là,
le rituel le disait en trois langues, le mosellan, le latin, le
français, et
dans des chants que tu devrais te contenter d’écouter, de
pouvoir chanter,
durcissait ton diaphragme, puis le cortège s’était rendu
au petit cimetière, là
étaient maintes fois répétés les
mêmes noms, tombes aux noms gravés en gothique
qui avaient la grâce des fleurs et des épines, et la
pluralité des vivants se
faisait sentir comme une communauté dans les morts.
(du
volume Cavalier
qui penche,
éd. Le préau des collines, 2009)
Ara
Alexandre Shishmanian
allume
le mur
allume
le mur avec tant
d’obscurité et approche ta lampe de tes lèvres comme un
ailleurs collé à ce qui
l’atteint – tout proche
le noir dort dans le noir ainsi qu’une barque
glissant sur une noyade lisse
obscure
huile qui m’a
laissé seul sur le sommet de la patinoire d'où je tombe
je me complète avec encore un pas comme
si je
m’ajoutais une chute de plus
et
peut-être autant de
pinces pour tous ces draps qui me séparent du cauchemar
comme
si j’écoutais avec
un tympan collé toujours à d’autres lèvres
le
chuchotement du néant
la
nuit me promène parmi
toutes mes somnolences comme dans un musée des caillots d’ombre
toutes
mes pores s’accrochent au noir telles des bouches traversées
d’une brise de
parole
je
porte au front une
perceuse comme une obsession en quête
nulle
part – bizarre mode
de t’entêter dans le partout
feuille
flottant sur sa
propre fragilité improbable
(poème
publié dans la revue Sortilèges,
Hélices 2011, traduction du roumain
par Dana
Shishmanian)
aucune
solution
(…)
traditionnellement
l’autre était la solution – l’attente – l’espérance – le
calcul intervalle
le
coup de
feu, oui, ça c’était une solution
je
suis le
poète-révolver – le poète-néant – le
poète sans solution
indissoluble
insoluble c’est la seule solution
les
balles
sont la solution
les
balles
gueulent – aveuglent
les
balles
sont des syllabes oratoires
les
balles
sont les pierres que Démosthène crache de sa bouche – les
messages blanchis de
syllabes
le
mirage
est une solution
je
me vois
avec mes yeux enfoncés dans le visage de l’autre
je
me vois
avec les yeux du miroir – autrement aveugle
je
me vois
avec tous les éclats qui m’ont trompé
je
sors du
mirage pour rentrer en moi-même
non-moi
en
moi
moi
je suis
une solution – moi plein de non-moi, je suis une solution
vu
que je
suis une question
mais
pour
qui – pour quoi – à quoi bon
personne
peut-être est une solution – ou rien
(inédit,
traduit du roumain par Dana
Shishmanian)
La
poésie – intraduisible ?...
présentée par Dana Shishmanian
décembre 2012