La Chine, pour Michaux, est essentiellement l'expérimentation
d'un art de vivre qui tend à l'harmonie. Mot clé,
semble-t-il, d' Un barbare en Chine que le poète
repère dans tous les domaines de l'existence chinoise. C'est
l'harmonie en effet ou son synonyme, la sagesse, qui conduit tout
chinois à être « à l'aise avec la mort
», à ne pas la considérer comme tragique ou
à ne pas la subir comme « souffrance »
exemplarisée en Europe par la crucifiction (« Si le
Christ n'avait pas été crucifié, il n'aurait pas
fait cent disciples en Europe. ») Quand on recherche la
Sagesse et non le Tragique, toutes les perspectives vitales en sont
bouleversées: la mort n'est pas rejetée aux confins, dans
un lieu délimité comme en Occident, non les tombes qui
« n'effraient personne » « invitent ».
La vie ordinaire cohabite avec la vie sacrée comme Henri
Michaux l'a observé quand il décrivait l'attitude des
Chinois au temple et en ne séparant pas la mort de la vie,
en ne l'évitant pas dans le quotidien, on éconduit le
tragique, on le contourne sans s'y complaire: « Quand un
homme meurt dans une province éloignée, on lui
prépare, en attendant qu'on puisse le transporter dans son
pays, une chambre, où les membres de la famille, le fils, la
fille, etc. viennent, de temps à autre, se retrouver là,
méditer un peu, manger, parler, jouer au majong. »
Dans ce souci salutaire ancestral de trouver la Sagesse, le Chinois a
dû apprendre à s'adapter.
Il « s'adapte,
marchande, calcule, échange », « Il
accompagne la vague ». Esquiver au lieu de heurter,
là sans doute se trouve le secret de l'harmonie et de
l'équilibre. Cela demande de longs détours, de vrais
contournements, une souplesse cérébrale, physique,
langagière infinie : « Tout ce qui est tortueux dans la
nature lui est une douce caresse. »
C'est par une formule lapidaire, cocasse au creux de laquelle se niche
un paradoxe saisissant que le poète suggère
peut-être le mieux le génie propre aux Chinois :
« Pour que le Chinois voie clair, il faut d'abord que
les affaires soient compliquées ». C'est d'autant plus
paradoxal que Henri Michaux ne cesse de nous dire , par ailleurs, que
les Chinois sont pragmatiques, visent à l'efficacité et
sont, ne l'oublions pas « des artisans-nés ! » Alors comment atteint-on
l'efficacité en empruntant la sinuosité, le contour, le
détour? On ne l'atteint ainsi que parce qu'on a pris du champ,
du recul, un point de vue stratégique comme le ferait un bon
joueur d'échecs, car l'efficacité n'est rien en
elle-même, ce qui prévaut c'est ce qui permettra
d'atteindre l'harmonie, l'équilibre, c'est-à-dire
l'efficacité durable et non éphémère.
Dans cette optique, l'efficacité n'est pas de « présenter
», mais de « représenter », non pas de
nommer simplement la chose, l'entité, mais de faire
« signifier » et faire signifier c'est utiliser la
métonymie et la contiguïté, c'est
préférer l'algèbre, c'est préférer
les « ensembles » : au théâtre par
exemple, ce qui sera mimé ne sera pas l'action en
elle-même mais ce que suggère et manifeste l'action :
« S'il s'agit d'une fuite, tout sera
représenté sauf la fuite – la sueur, le regard de droite
et de gauche, mais pas la fuite. »
La suprême efficacité c'est que la représentation
remplace la présence , la supplante, la rende négligeable
ou inutile : « C'est une idée courante parmi les
Chinois que la peinture doit tenir la place de la nature, que les
tableaux doivent donner une telle impression de celle-ci que le citadin
n'ait plus à se déranger pour aller à la campagne,
ce qui, en fait, se produit. »
Harmonie et équilibre, pas ou peu de transcendance, l'art de
mimer l'inexistant et le rendre présent, l'esthétique des
« horizons lointains, ce à quoi on ne peut toucher
» « pas d'air entre les objets, mais un éther
pur. Les objets sont tracés, ils semblent des souvenirs. C'est
eux, et pourtant ils sont absents, comme des fantômes
délicats que le désir n'a pas appelés. »
et dans le même temps, comme pour contrebalancer cette
évanescence que l'art, le mime et la poésie
réclament, Michaux remarque la matérialité lourde
des objets et des êtres : harmonie et équilibre encore et
toujours !
Quand Henri Michaux parle de la poésie chinoise, il n'utilise
que des termes élogieux pour la caractériser: « Un
poème chinois est toujours trop long, tant il est surabondant,
véritablement chatouillant et chevelu de comparaisons
» Pourquoi cela ? Parce que chaque mot ouvre sur d'infinies
perspectives, d'infinies connotations qui multiplient les
significations : « ... si bien qu'après trois
vers seulement, il y a une telle affluence de rapprochements et de
raffinements, qu'on est intensément ravi. » La
polysémie, la contiguïté, la délicatesse : un
ravissement intense pour ce poète qui ne cessera plus de se
sentir en symbiose avec les valeurs existentielles et
esthétiques chinoises comme le prouve, entre autres, son
indéfectible amitié avec le peintre Zao Wou-Ki.
Éloge pour la Chine, éloge pour ce peuple joueur qui au
besoin « sait se comporter comme jouet.»
Et presque en conclusion, il faudrait retenir ce que dit Henri Michaux
de Lao-Tseu : « Lao-Tseu vous lance un gros caillou.
Puis il s'en va. Après il vous jette encore un caillou , puis il
repart; tous ces cailloux, quoique très durs, sont des fruits,
mais naturellement le vieux sage bourru ne va pas les peler pour vous. »
Et à présent voilà le « fruit
» en guise de vraie conclusion, le fruit-Michaux, pur
poème en prose sur le saule qui relie de façon lumineuse
la sagesse chinoise à la finesse du poète belge et me
laisse quant à moi dans un intense ravissement :
«
C'est à Pékin que j'ai compris le saule, pas le pleureur,
le saule, à peine incliné, l'arbre chinois par excellence.
Le saule a
quelque chose d'évasif. Son feuillage est impalpable, son
mouvement ressemble à un confluent de courants. Il y en a plus
qu'on n'en voit, qu'il n'en montre. L'arbre le moins ostentatoire. Et
quoique toujours frissonnant (pas le frissonnement bref et inquiet des
bouleaux et des peupliers), il n'a pas l'air en lui-même, ni
attaché, mais toujours voguant et nageant pour se maintenir sur
place dans le vent, comme le poisson dans le courant de la
rivière.
C'est petit
à petit que le saule vous forme, chaque matin vous donnant sa
leçon. Et un repos fait de vibrations vous saisit, si bien que
pour finir, on ne peut plus ouvrir la fenêtre sans avoir envie de
pleurer. »
***
Les Oeuvres complètes de
Michaux Henri...
Un barbare en Chine (Éditions de La
Pléiade)
1. - Regards sur Henri Michaux - La Pléiade
sept.2015
2. - Regards sur Henri Michaux - Écuador
oct.2015
3. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Inde.
(1933-1967, 1989) nov.2015
4. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine,
déc. 2015
5. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine... suite, janv.2016