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LECTURES -CHRONIQUES


    Regards  sur Henri Michaux (5)

5.    S  La Suite du commentaires sur " Un barbare en Chine"
in  Un barbare en Asie, Oeuvres complètes, La Pléiade
  .

                                          (1933-1967, 1989, les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

  La Chine, pour Michaux, est essentiellement l'expérimentation d'un art de vivre qui tend à l'harmonie. Mot clé, semble-t-il, d' Un barbare en Chine  que le poète repère dans tous les domaines de l'existence chinoise. C'est l'harmonie en effet ou son synonyme, la sagesse, qui conduit tout chinois à être « à l'aise avec la mort », à ne pas la considérer comme tragique ou à ne pas la subir comme « souffrance » exemplarisée en Europe par la crucifiction (« Si le Christ n'avait pas été crucifié, il n'aurait pas fait cent disciples en Europe. ») Quand on recherche la Sagesse et non le Tragique, toutes les perspectives vitales en sont bouleversées: la mort n'est pas rejetée aux confins, dans un lieu délimité comme en Occident, non les tombes qui « n'effraient personne » « invitent ». La vie ordinaire cohabite avec la vie sacrée comme  Henri Michaux l'a observé quand il décrivait l'attitude des Chinois au temple et en ne séparant  pas la mort de la vie, en ne l'évitant pas dans le quotidien, on éconduit le tragique, on le contourne sans s'y complaire: « Quand un homme meurt dans une province éloignée, on lui prépare, en attendant qu'on puisse le transporter dans son  pays, une chambre, où les membres de la famille, le fils, la fille, etc. viennent, de temps à autre, se retrouver là, méditer un peu, manger, parler, jouer au majong. »

  Dans ce souci salutaire ancestral de trouver la Sagesse, le Chinois a dû apprendre à s'adapter.
Il « s'adapte, marchande, calcule, échange », « Il accompagne la vague ». Esquiver au lieu de heurter, là sans doute se trouve le secret de l'harmonie et de l'équilibre. Cela demande de longs détours, de vrais contournements, une souplesse cérébrale, physique, langagière infinie : « Tout ce qui est tortueux dans la nature lui est une douce caresse. »

  C'est par une formule lapidaire, cocasse au creux de laquelle se niche un paradoxe saisissant que le poète suggère peut-être le mieux le génie propre aux Chinois : «  Pour que le Chinois voie clair, il faut d'abord que les affaires soient compliquées ». C'est d'autant plus paradoxal que Henri Michaux ne cesse de nous dire , par ailleurs, que les Chinois sont pragmatiques, visent à l'efficacité et sont, ne l'oublions pas « des artisans-nés ! » Alors comment atteint-on l'efficacité en empruntant la sinuosité, le contour, le détour? On ne l'atteint ainsi que parce qu'on a pris du champ, du recul, un point de vue stratégique comme le ferait un bon joueur d'échecs, car l'efficacité n'est rien en elle-même, ce qui prévaut c'est ce qui permettra d'atteindre l'harmonie, l'équilibre, c'est-à-dire l'efficacité durable et non éphémère.

  Dans cette optique, l'efficacité n'est pas de « présenter », mais de « représenter », non pas de nommer simplement la chose, l'entité, mais de  faire « signifier » et faire signifier c'est utiliser la métonymie et la contiguïté, c'est préférer l'algèbre, c'est préférer les « ensembles » : au théâtre par exemple, ce qui sera mimé ne sera pas l'action en elle-même mais ce que suggère et manifeste l'action : «  S'il s'agit d'une fuite, tout sera représenté sauf la fuite – la sueur, le regard de droite et de gauche, mais pas la fuite. »

  La suprême efficacité c'est que la représentation remplace la présence , la supplante, la rende négligeable ou inutile : «  C'est une idée courante parmi les Chinois que la peinture doit tenir la place de la nature, que les tableaux doivent donner une telle impression de celle-ci que le citadin n'ait plus à se déranger pour aller à la campagne, ce qui, en fait, se produit. »

  Harmonie et équilibre, pas ou peu de transcendance, l'art de mimer l'inexistant et le rendre présent, l'esthétique des « horizons lointains, ce à quoi on ne peut toucher » « pas d'air entre les objets, mais un éther pur. Les objets sont tracés, ils semblent des souvenirs. C'est eux, et pourtant ils sont absents, comme des fantômes délicats que le désir n'a pas appelés. » et dans le même temps, comme pour contrebalancer cette évanescence que l'art, le mime et la poésie réclament, Michaux remarque la matérialité lourde des objets et des êtres : harmonie et équilibre encore et toujours !

  Quand Henri Michaux parle de la poésie chinoise, il n'utilise que des termes élogieux pour la caractériser: « Un poème chinois est toujours trop long, tant il est surabondant, véritablement chatouillant et chevelu de comparaisons » Pourquoi cela ? Parce que chaque mot ouvre sur d'infinies perspectives, d'infinies connotations qui multiplient les significations : «  ... si bien qu'après trois vers seulement, il y a une telle affluence de rapprochements et de raffinements, qu'on est intensément ravi. »  La polysémie, la contiguïté, la délicatesse : un ravissement intense pour ce poète qui ne cessera plus de se sentir en symbiose avec les valeurs existentielles et esthétiques chinoises comme le prouve, entre autres, son indéfectible amitié avec le peintre Zao Wou-Ki.

  Éloge pour la Chine, éloge pour ce peuple joueur qui au besoin « sait se comporter comme jouet.»

  Et presque en conclusion, il faudrait retenir ce que dit Henri Michaux de Lao-Tseu : «  Lao-Tseu vous lance un gros caillou. Puis il s'en va. Après il vous jette encore un caillou , puis il repart; tous ces cailloux, quoique très durs, sont des fruits, mais naturellement le vieux sage bourru ne va pas les peler pour vous. »

  Et à présent voilà le « fruit » en guise de vraie conclusion, le fruit-Michaux, pur poème en prose sur le saule qui relie de façon lumineuse la sagesse chinoise à la finesse du poète belge et me laisse quant à moi dans un intense ravissement :

«  C'est à Pékin que j'ai compris le saule, pas le pleureur, le saule, à peine incliné, l'arbre chinois par excellence.

  Le saule a quelque chose d'évasif. Son feuillage est impalpable, son mouvement ressemble à un confluent de courants. Il y en a plus qu'on n'en voit, qu'il n'en montre. L'arbre le moins ostentatoire. Et quoique toujours frissonnant (pas le frissonnement bref et inquiet des bouleaux et des peupliers), il n'a pas l'air en lui-même, ni attaché, mais toujours voguant et nageant pour se maintenir sur place dans le vent, comme le poisson dans le courant de la rivière.

  C'est petit à petit que le saule vous forme, chaque matin vous donnant sa leçon. Et un repos fait de vibrations vous saisit, si bien que pour finir, on ne peut plus ouvrir la fenêtre sans avoir envie de pleurer. »

***

Les Oeuvres complètes de Michaux Henri...
Un barbare en Chine (Éditions de La Pléiade)
1. - Regards sur Henri Michaux -  La Pléiade sept.2015
2. - Regards sur Henri Michaux -  Écuador oct.2015
3. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Inde. (1933-1967, 1989) nov.2015
4. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine, déc. 2015
5. - Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine... suite, janv.2016
         


Regards sur Henri Michaux (5)
Un Barbare en Chine...suite  (1933-1967, 1989,
les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

janvier 2016


Créé le 1 mars 2002

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