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"L'instant démesuré" de Gertrude Millaire
par
Ali Iken



Uranie des azurs cet instant démesuré ?

"L'instant démesuré" est un recueil à grignoter délicieusement comme  la tire sur neige des québécois ; un petit joyau publié en octobre 1996 aux éditions En Marge à Trois-Rivières au Québec. Ce recueil se compose de trois parties :
 - impossible large d'un rêve à ma voilure -  regroupant dix poèmes
- comme une vague espérante en voyage - douze poèmes et
- Chorégraphie de l'âme au rythme des ailes comme une "coulée d'amour" avec vingt-trois poèmes.

Dans ce qui suit, on n’aura pas à ergoter sur les textes de l'auteure ni à éplucher leur sens mais simplement à frôler quelques aspects de cette riche poésie écrite suite à de grands chagrins comme celui que signale la poète dans l'une de ses réponses à mes questions : "Suite à une grande déception des québécois : le référendum 95 pour notre souveraineté, notre indépendance... a échoué, nous laissant tous dans un grand chagrin...  comme une grande peine d'amour. Oui, on attendait une réponse positive et qui n'est jamais venue." Ce poème en exprime clairement la teneur, unique texte en prose intitulé : Attente

Elle n'est pas venue...
Dès le jour naissant, l'attente s'est installée, une attente suave et douce qui se nourrissait de ma naïveté et de ma fragilité. Toute la journée à m'enrubanner l'âme, le coeur fébrile bondissant au moindre craquement. Peu à peu, tout mon être devenait attente et le jour glissa sur la nuit. Moi, j'attendais toujours, le coeur froissé, mais l'âme espérante, toutes mes fibres en état d'alerte. Mon regard s'est ennuagé et ma lunette s'est embuée. La nuit s'installa noire et sans lune ; elle n'est pas venue.
 
ou encore dans : Je suis d'ailleurs

La lune s'attarde
Les fleurs aussi
Moi de nulle part
Elles d'ailleurs

L'instant démesuré, comme titre, est pris du poème: Aveuglante beauté

Elle voyage toujours dans mon regard
Comme un instant démesuré
Ses traînées filantes
Retombées dans le paysage voisin
Pour faire vibrer les absences
À l'orée des nuits survoltées
Une présence
Un soupçon d'éternité
Sur l'âme
Me surveille
Incendiaire

Un choix délibéré et juste pour marquer la cote abstraite d'une poésie nourrie de notions psycho -philosophiques telles la mémoire, le temps, la présence, l'attente, le corps, l'âme, la raison, l'amour, l'amitié... etc. qui toutes par leur complexité existentielle et trouble forment la charpente qui dissimule sous ses voûtes les bruits des doutes, les sanies des plaies, les larmes d'une absence et les angoisses des non-dits d'un poète vivant intensément son exil interne et qui de sa cellule de moine nous fait jouir de son galop de noble et joviale cavale aux dérobades enthousiastes.

Ces notions sont telles des bures qui lient les bas-fonds de cette poésie. Fuyante et polysémique où les vers n'ont pas besoin de se duveter de machins langagiers pour embellir leur rythme,  leur envol suffit à faire voyager le coeur et l'esprit du lecteur. C'est l'âpreté aussi d'une lutte coriace qui fait de ces poèmes des brindilles lumineuses qui, avec doigté prennent d'assaut le blanc de la page afin de dessiner doucement le fond et les contours de la toile. Ces poèmes même en étant de ton court et coupant,  leur fluidité coulante et leur richesse sémantique restent attachantes.

C'est une poésie sans artifice ni jeu de mots. Une poésie où l'auteur et ses mots se tiennent en bride l'un l'autre, des vers courts polis, bien ciselés sans heurts syntaxiques, sereins et harmonieux pour capter et décrire habilement et de façon magnanime les chagrins, les sensations et les états d'âme du poète. Une poésie de courage, d'amour, de peine et de délire ordonné pour une multiple et perpétuelle attente de rêves impossibles dont rien ne resterait que des vestiges encore vifs à porter dans les tripes des mots.

VIE ENSABLÉE (extrait)


Je te porterai en moi
Toute une vie
Comme folie délirante
Et mes mots emmêlés
S’accorderont au rêve
Sur un air indompté

On retrouve cette même soif inassouvie, cette vaine attente faite de silence, de vide et de fragilité dans d'autres textes tel dans l'avant-train du recueil Fragilité du non-dit où seul le mot telle une épave échouée sur la plage porterait encore l’écho d'un espoir avorté.

Vestige d'un reflux
Le mot tangue
Sur une mer trop houleuse
Se repose enfin
Telle une épave
Sur la plage désertée
..
Attente futile
A la croisé du regard

L'Instant démesuré est imbibé de douleur, d'amertume et de déceptions exprimées dans l'intimité des parois de la langue avec dextérité et bienséance. C'est une écriture chaleureuse au confluent du corps, de l'air, de la mer et de leurs humeurs dont elle puise avec tact une belle richesse lexicale qu'elle tréfile avec délicatesse sans pirouettes langagières ou manèges assonantiques.

Durant la nuit
Il a neigé sur mes rêves
Il a neigé aussi sur les rameaux de mon âme
Elle frissonne
..
Pendant que l'amour
S'installe à demeure
Mon corps
Dans ses fièvres
sue

Rares sont les textes où le poète se dépique et se laisse envahir par l'enchantement du moment, le cas du sensuel madrigal en huit vers du titre Parfum illustre cet écart.

Déshabillée
La main promeneuse
Sillonne l'odeur musquée
Du bouillonnement des chairs
À fleur de peau
À fleur de mot
Le corps s'agrippe à l'ivresse
Des vendanges tant désirées

Ou dans Féerie où l'on voit le poète gravir son calvaire et ses froides cannelures pour se jeter au bain de la joie.

l'euphorie s'apprivoise
et je bois à grandes lampées
l'aujourd'hui
ce crac du retour !

Ou le cas de Printemps d'ici,  poème de cinquante vers où la poète raconte joyeusement dans un style truffé de passages fabuleux et ironiques l'arrivée du printemps et les réactions des arbres, des fleurs et des oiseaux. En exemple, cette fin du texte où le "je" incarne le saule.

Je suis saule
..
J'entends rire le vent
J'entends mon rire dans le vent
M'entends-tu rire ?
Entends-tu le vent ?

Ou ce moment de brumeuse fragilité et d'incertitude nourricière: D'AVRIL QUI S'AMUSE

Comme une coulée d'amour
Sur les pentes sucrées
Ce vertige
Que j'attends

Une des amusantes caractéristiques de ce genre de style enveloppé de brouillasse c'est la possibilité de lire un nombre de poèmes de bas en haut sans bémol de sens ou de syntaxe ; tel est  le cas du poème Vague p 10 , de Phare p14 et de L'impossible p16. etc. de parfaits boustrophédons on dirait !  Écoutons la poète écrire sa Vague de bas en haut.

LA VAGUE

En plein coeur
d'une mer déchaînée
une vague fracasse mon coeur
contre sa mouvance

au loin
une tempête charrie mon silence
au-delà du rêve
jusqu'aux mémoires englouties
des amours agités

mirage fantosmique
dans l'ombre de l'absente

LA VAGUE

dans l'ombre de l'absente
mirage fantosmique

des amours agités
jusqu'aux mémoires englouties
au-delà du rêve
une tempête charrie mon silence
au loin

contre sa mouvance
une vague fracasse mon cœur
d'une mer déchaînée
En plein coeur

Et ce rêve avorté en 1995, est toujours bien présent dans l'esprit des québécois comme en témoigne, ce poème-chanson inédit La Comète de Dédé Fortin (2009) enregistré dix ans après sa mort ainsi que le film Dédé à travers les brumes (2009), et qui rejoint l'esprit de ces odes millairiennes aux instants démesurés.

La Comète

... condamné par le doute
immobile et craintif
je suis comme mon peuple
indécis et rêveur
je parle à qui le veut
de mon pays fictif
le coeur plein de vertige
et rongé par la peur...
http://ulyslafleur.iquebec.com/dede.html


Voici quelques  liens :
Lancement du recueil
recueil à lire à La Bibliothèque Nationale du Canada
Présentation d'Isabelle Servant
Dédé à travers les brumes :
"Le natif du Saguenay revisite alors son passé: son arrivée à Montréal en 1984, ses études en cinéma avec son ami Éric Henry...  l'amertume de la défaite du référendum de 1995, etc. Malgré le vif succès remporté par «Dehors Novembre», Dédé sombre dans la dépression. Le 8 mai 2000, il s'enlève la vie dans son appartement de Montréal." Synopsis par Médiafilm


 
       L'Instant Démesuré pour Francopolis
décembre 2009
par Ali Iken


Créé le 1 mars 2002

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