choix Dominique Zinenberg
Mais cet œil,
laissons-lui cet œil aussi, c’est pour voir, ce grand œil farouche noir et
blanc, humide, c’est pour pleurer, pour qu’il prenne l’habitude, avant de
se rendre à Killarney. Qu’est-ce qu’il en fait, il n’en fait rien, il le
garde ouvert, l’œil reste ouvert, c’est un œil sans paupières, pas besoin
de paupières ici, où il ne se passe rien, ou si peu, il pourrait les rater,
les infréquents spectacles, s’il pouvait ciller, s’il pouvait le fermer, on
le connaît, il ne l’ouvrirait plus. Les larmes en jaillissent presque sans
arrêt, on ne sait pourquoi, on ne sait rien, si c’est de rage, si c’est de
chagrin, c’est comme ça, c’est peut-être la voix qui le fait pleurer, de
rage, ou d’une autre passion quelconque, ou d’avoir à voir, quoiqu’il
semble difficile de lui attribuer une initiative de cette force. Il
s’humanise, le bougre, il va perdre, s’il n’ouvre pas l’œil, s’il en fait
pas attention, et avec quoi ferait-il attention, avec quoi se ferait-il
même une faible idée de la condition où ils sont en train de l’entortiller,
avec leurs oreilles, leurs yeux, leurs pleurs et une espèce de crâne où
tout peut arriver. C’est sa force, sa seule force, de ne rien comprendre,
de ne pouvoir faire attention, de ne pas comprendre ce qu’ils veulent, de
ne pas savoir qu’ils sont là, de ne rien sentir, ah mais attention, il
sent, il souffre, le bruit le fait souffrir, et il sait que c’est une voix,
et il comprend, quelques expressions, quelques intonations, tout ça c’est
mauvais, mauvais, pas tellement, c’est eux qui le disent, ils n’en savent
rien, peut-être qu’il ne souffre de rien, et cet œil, encore de la
fantaisie. Il entend, c’est vrai, c’est encore eux qui le disent, mais il faut
en convenir, il vaut mieux en convenir, Worm entend, c’est tout ce qu’on
peut affirmer, alors qu’il fut un temps où il n’entendait pas, ils disent
que c’est le même, il a donc changé, c’est grave, gravide, jusqu’où ne
peut-il aller, ça ne fait rien, faisons-lui confiance. L’œil aussi, c’est
pour le mettre en fuite, c’est pour qu’il prenne peur, assez pour rompre
ses liens, ils appellent ça des liens, ils veulent le délivrer, ah bonne
mère, qu’est-ce qu’il faut entendre, c’est peut-être des larmes d’hilarité.
Extrait de L’innommable
(Éditions de Minuit, 2014,
collection Minuit double, n°31, p.120).
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Anna Maria Carulina CELLI
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choix
Éliette Vialle
1)
Il y a au fond d’un puits
Un pendule qui bat comme une lente pluie
Oscillant de la lumière à la nuit
De la mélancolie à l’ivresse
Il y a au fond d’un puits
L’enfant qui se détache à la manière du fruit
Et tombe du cordon
Première détresse
Nous sommes tous l’achèvement d’un abandon
Il y a au fond d’un puits
Un vieillard qui nous suit
Son cœur tremble comme une feuille
Tantôt il fait silence
Tantôt il fait grand bruit
Le soir est si doux qu’il se sent percé par une pointe
Mais on n’arrête pas le pas de l’horloge
Il y a au fond d’un puits
Comme un sou d’or qui luit
Le souvenir des promesses
Les reflets de l’amour
Les ombres des amours de jeunesse
Dont on espérait qu’une aile
Bercerait le vide sous nos pieds
Par une simple caresse
Il y a au fond d’un puits
Quelqu'un qui sait qu’il n’a plus rien
Et qui pourtant attend
Et qui pourtant espère
2)
Les mots ont le poids de l'armure
Dont ils cuirassent les pensées
Plus se referment les écailles sur l'inachevé
Comme une main d'ombre
Autour du col d'une fleur
Plus la pensée s'étiole
Nommer il semble est mettre au monde
Que la lumière soit
Et la mort advint
Le mot ne survit que par ses failles
Où l'on voit luire l'esprit
Le mot n'est pas encore la parole
Les sons qui sortent de ma bouche
Se consument au contact de l'air
Quoi que je dise
Quoi que j'écrive
L'usure lime les barreaux de la cage
On dit parler pour ne rien dire
On dit parler dans l'oreille d'un sourd
Avec ton bras de fer
Tu brûles, tords, martèles
La matière dont je revêts mes secrets
Ton oreille est une forge
Dans le feu d'artifices qui embrase ta face
Se lève le marteau
Sonne l'enclume
L'énoncé entre en métamorphose
Tu joues avec mes mots
A la guerre
A l'orgueil
Tu joues pour la victoire
Tu joues pour les trophées
A la vie à la mort
A qui le dernier mot
Le dernier fragment de l'écho ?
Qui n'a plus rien à dire
N'a plus rien à taire
J'ai aimé notre communion silencieuse
Le silence d'après la déflagration
Est un champ de ruines
J'en suis sûre
Lorsqu'il s'est retourné sur l'amour
Qu'il avait condamné
Orphée s'est tu
3)
Tableau Déborah Stein
J'ai volé la robe d'une morte
Laissée sur l'herbe humide
Au bord de la rivière
Avant de se noyer
Elle s'était dévêtue
Celle qui ne revint pas
Les longs plis de la soie
Sentent encore les mûres noires
Et la rose fanée
Ce que la vie a donné
La vie l'a repris
Jamais une apparence ne m'a si bien vêtue
Que la mue tombée sur l'ivraie
Je la porte seulement pour les fiançailles
Aux nuages qui voyagent devant ma fenêtre
J'ouvre mon cœur de foudre
Aimer est un veuvage
Je porte cette robe pour mes deuils d'une nuit
Les rêves d'étés brûlants sont éphémères
Dans le noir s'égrène la pluie
J'aurais dû passer mon chemin
Le jour où j'ai vu disparaître la bouche d'une fleur
Au fond de la rivière
Mais la terre dont sont faites les rives
Retient en sa pulpe embrumée
Les semelles des âmes errantes
J'ai volé l'aube d'une défunte
Chaque fois que je m'en pare
J'entends des bruissements d'herbe sèche
De faibles plaintes
Le silence de l'eau sous la surface
Qu'allait-elle chercher de l'autre côté du miroir?
J'ai volé les effets d'une morte
Avant de se noyer
Elle a bu la lumière de l'eau vive
Dans le creux de sa main
Une ombre a couvert son dos nu
C'est là que je l'ai frappée avec une pierre
Depuis je porte le fragment de mémoire
Et l'odeur du sang
J'aurais dû passer mon chemin
Ils ont essoré ma chevelure
Ils ont nettoyé ma blessure
Ils ont fermé sur moi un linceul de mariée
Ils ont chuchoté des prières
J'ai entendu leurs larmes
Se mêler au frombu du torrent
Parmi les voix qui tremblaient au-dessus de mon front
Une a dit
Qu'on m'avait brisé le crâne
Poussée dans le courant
Et même dérobé l'apparence
***
Titulaire d’un D.E.A. de philosophie,
professeure de l’École Normale, Anna Maria Carulina Celli a publié des
romains et des recueils de poésie : Si noire rivière, Ménaibuc, 2008 ; Peaux d’ombre,
L’Harmattan, 2015 ; Le pilon dit non, Asphodèle, 2016. Elle
publie aussi dans de nombreuses revues de poésie dont Cabaret, A l’Index,
Comme en poésie, Traction-Brabant, Incertain Regard, Traversées, L’ardent
pays, Le capital des mots.
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choix François Minod
À
l’anti-héros
Malheur au cœur où il n’y a pas le
feu !
(Omar Kayam, Poésie / Gallimard, 1994)
Homme
fatigué de ton nom tu tournes
à t’en vider le sang
dans
tes arènes secrètes.
C’est
la glissade lente
d’une
fatigue ancienne
à son
couchant.
Tu
t’arrêtes devant
tes
costumes naphtalines
tes
livres éteints
tes
albums photographies
tes
cahiers de langue morte
Tu t’arrêtes devant.
Le
temps mange tes yeux.
J’éloigne une lassitude blanche
J’éloigne l’oubli de toi.
Au poème inconnu
Quand
mes mains se tendent
vers
mon nom
il
m’échappe.
Quand
tu te présentes
poème
j’ouvre
mes bras
Etais-tu
déjà là ?
Ensuite
sonnera l’heure.
De
quelle saveur es-tu ?
VITALE !
Pour
en finir avec
la
mornitude
la
turpitude.
Pour
en finir avec la flèche dans le flanc
Rouge
du dragon.
Pour
en finir avec
la
nuit de la Faute.
À l’Après
Quand
les eaux montent
rien
ne retient plus rien.
Même
la mort ne se contient plus.
La vie
lâche ses digues
les
chiens s’acharnent sur la chair nue.
Mais
ce n’est pas le sang.
Seulement
des mots à vif.
Ou
bien l’après entre les lignes.
Ou
bien la survie d’un souffle.
Se
taire est la patience des racines.
Et si
le mot se risque
Sans
dire d’où il vient
Ce
sera risqué de le suivre.
La
pensée doit devancer la crue.
Tout
ça va si vite !
Et les
avenirs sont lents à rejoindre la main
Extraits
de Comment verser le miel,
Librairie-Galerie
Racine, Paris 2017
Née en 1944 à Ivry-sur-Seine, Maïté
[Vienne] Villacampa est titulaire d’une maîtrise d’Histoire de l’Art
contemporain. Elle vit dans les Hauts-de-Seine où elle anime un
atelier d’écriture depuis 2006. Elle a publié
en 1995 La Figure de l’ange au cinéma
(coll. 7e Art, éd. du Cerf) et collaboré à plusieurs numéros de
la revue Cinémaction. En poésie,
on retient Au pas de l’œil
(Passage d’encres, 2005), Signes du
large (Le Nouvel Athanor, 2005), Si
j’habite l’éclair. Préface de Zéno Bianu (Librairie-Galerie Racine,
2014), Vers les commencements.
Montage (L’Harmattan, 2015), Comment
verser le miel (Librairie-Galerie Racine, 2017), La Surface du jour, éd. Outrebleu, 2018). Elle collabore
régulièrement aux Cahiers du Sens
depuis 2004, en y donnant à lire articles, courtes nouvelles et poèmes.
Maïté VILLACAMPA a reçu en outre le 2e
prix du Prix de poésie féminine Simone Landry en mars 2008.
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choix Mireille Diaz-Florian
Les chasseurs (extrait)
Horizon : L’éloignement par
rapport à l’horizon fournit la mesure parfaite, le mètre infaillible pour évaluer le désir.
Il serait
vain de croire qu’en atteignant la ligne qu’il occupait nous découvririons
la moindre trace de son séjour. Il a tout ramassé : les meules, les
perdrix, les glaneuses, les châteaux d’Epinal, les ardoises, la belle qui
dormait. Et nous avançons toujours, pèlerins têtus, poètes.
Fées (A René Fallet)- En général,
les fées n’atteignent qu’une très petite taille ; une noisette ou une
fraise des bois leur constitue un appréciable casse-croûte. Elles
s’entretiennent la santé et le charme en buvant la rosée déposée sur les
fleurs. Certains matins, il s’en trouve des douzaines auprès d’une seule
rose en pleurs que ces menues langues amènent à l’orgasme. Après quoi,
repues, elles s’égaillent dans la campagne. Si vous n’en rencontrez pas,
c’est que votre œil reste trop sceptique pour les distinguer parmi
l’herbe ; elles réservent leur apparition à qui ne leur refuse pas
l’existence ;
Elles
vivent nues et sont très belles ; si elles ne possèdent pas tous les
pouvoirs que leur prêtent les contes, elles n’en accomplissent pas moins de
jolies performances magiques.
L’érotisme
champêtre - les textes n’en parlent qu’à mots couverts- occupe presque tout
leur temps ; mini-sorcières, elles excellent dans le léger. Cachées
derrière des taupinières ou des touffes de coquelicots, elles guettent le
promeneur qui leur plaît- et se manifestent tout à coup devant lui sous une
taille appropriée à la poursuite de l’entretien. Chez l’élu, qui n’y
comprend goutte, la surprise le cède vite au ravissement ; l’accord
est total, immédiat, foudroyant. Ils disparaissent dans le vert, jusqu’à ce
plus secret où nul ne peut les importuner. On compte également parmi elles
quelques lesbiennes. Dans le câlin, leur technique est sans rivale, et
leurs fantaisies ignorent nos limites.
La
nostalgie de ce ces délices serait trop cruelle pour l’élu d’un jour revenu
sur les chemins de notre monde, aussi avant de le quitter, la fée
l’enveloppe- t- elle du don d’oubli. Il redevient tel qu’auparavant,
vaquant sans regret à ses besognes coutumières ; c’est à peine si,
parfois, dans ses rêves, affleure un peu de rose évanoui.
De temps en
temps, décemment vêtues, et dans un format adéquat, elles visitent les
grandes villes pour se tenir au courant de l’actualité. Rien ne les
distingue alors des jeunes filles qui fleurissent les rues à la belle
saison - rien sinon une subtile touche d’enchantement.
Vous en
avez peut-être emballé une, sans
le savoir, car le don d’oubli s’exerce dans les secteurs urbains aussi bien
que ruraux.
Extrait
de Les Chasseurs, chapitre
Registre
(Imaginaire, Gallimard, 2000)
Né à Vincennes en 1911, André Hardellet écrit dès 1939.
Il fait la rencontre « décisive » de Pierre Mac Orlan qui lui
fait publier ses premiers textes dans la revue La bouteille à la mer. Il publie plusieurs recueils : La Cité Montgol, Le Luisant et la Sorgue,
Le Seuil du Jardin auquel André Breton rendra hommage. Julien Gracq
appréciera Les Chasseurs. Il publie en 1969 Lourdes, lentes…, qui le mène devant les tribunaux pour
« outrage aux bonnes mœurs ». En 1974, il écrit la préface de Paris, ses poètes, ses chansons et La promenade Imaginaire qui paraîtra
de manière posthume. Auteur de
chansons, il est connu pour Bal chez Temporel.
|
choix Dana Shishmanian
Omphalos
La belle de Babylone veille
Dans le temple de son âme
Elle dort les yeux ouverts
Sous l’autel de feu
Une nuit pour périr
Une nuit pour renaître
Sous forme d’ynge
Ou d’opale
Corps de pierre
Jamais profané
Corps de ciel immortel
Tiamat murmure dans les foulards
Ses rivières strient les faces
ridées
Sur les bancs gelés des trottoirs
Les fantômes peuvent encore parler
Folie
Il faut me dresser
Je suis trop sauvage
Il faut me dresser
Ou me détruire
Je ne cherche pas à faire
disparaître mon âme,
Je me repais de beauté
Et fuis la laideur
Je ne rêve pas de vos paradis en
plastique
Et mes enfers ressemblent
À vos laboratoires
Sur les murs de ces enfers
Pendent vos portraits aseptisés
Retranchés derrière des lunettes
Troubles comme une cage vide
Sauvage, moi qui sors pieds nus
Une nuit d’hiver
En transe sur la glace des
trottoirs
Il faut me faire un procès
Dont je suis par avance coupable
Faites venir l’ambulance
Emmenez-moi au purgatoire
Je veux faire halte
Dans l’antichambre de la mort
Exorciser le déchirement
Et hurler en paix
La passion – cette maladie
Digne des camisoles chimiques
Mettez-moi en quarantaine
Parmi les rats affamés
Disséquez mes obsessions
Et souvenez-vous
Qu’il faut comprendre
Tout comprendre et régner
***
D’une stryge affamée
Naît la reine cannibale
La reine qui se nourrit
D’elle-même
Extrait
du recueil Nom de Sang,
éditions
du Cygne (collection Le chant du cygne), 2018
Sur cette jeune
poète, voir dans ce même numéro la note de lecture de Dominique Zinenberg
(et, pour son premier recueil, ma chronique de février
2015).
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Coup
de cœur
choix
Dominique Zinenberg
choix
Éliette Vialle
choix
François Minod
choix
Mireille Diaz-Florian
choix
Dana Shishmanian
Francopolis mars-avril 2018
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