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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

 

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(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

MARS – AVRIL 2018

 

Samuel Beckett, choix Dominique Zinenberg

Anna Maria Carulina Celli, choix Éliette Vialle

Maïté Villacampa, choix François Minod

André Hardellet, choix Mireille Diaz-Florian

Andreea Maria Lemnaru, choix Dana Shishmanian

 

 

 

 

 

Samuel BECKETT

choix Dominique Zinenberg

 

 

Mais cet œil, laissons-lui cet œil aussi, c’est pour voir, ce grand œil farouche noir et blanc, humide, c’est pour pleurer, pour qu’il prenne l’habitude, avant de se rendre à Killarney. Qu’est-ce qu’il en fait, il n’en fait rien, il le garde ouvert, l’œil reste ouvert, c’est un œil sans paupières, pas besoin de paupières ici, où il ne se passe rien, ou si peu, il pourrait les rater, les infréquents spectacles, s’il pouvait ciller, s’il pouvait le fermer, on le connaît, il ne l’ouvrirait plus. Les larmes en jaillissent presque sans arrêt, on ne sait pourquoi, on ne sait rien, si c’est de rage, si c’est de chagrin, c’est comme ça, c’est peut-être la voix qui le fait pleurer, de rage, ou d’une autre passion quelconque, ou d’avoir à voir, quoiqu’il semble difficile de lui attribuer une initiative de cette force. Il s’humanise, le bougre, il va perdre, s’il n’ouvre pas l’œil, s’il en fait pas attention, et avec quoi ferait-il attention, avec quoi se ferait-il même une faible idée de la condition où ils sont en train de l’entortiller, avec leurs oreilles, leurs yeux, leurs pleurs et une espèce de crâne où tout peut arriver. C’est sa force, sa seule force, de ne rien comprendre, de ne pouvoir faire attention, de ne pas comprendre ce qu’ils veulent, de ne pas savoir qu’ils sont là, de ne rien sentir, ah mais attention, il sent, il souffre, le bruit le fait souffrir, et il sait que c’est une voix, et il comprend, quelques expressions, quelques intonations, tout ça c’est mauvais, mauvais, pas tellement, c’est eux qui le disent, ils n’en savent rien, peut-être qu’il ne souffre de rien, et cet œil, encore de la fantaisie. Il entend, c’est vrai, c’est encore eux qui le disent, mais il faut en convenir, il vaut mieux en convenir, Worm entend, c’est tout ce qu’on peut affirmer, alors qu’il fut un temps où il n’entendait pas, ils disent que c’est le même, il a donc changé, c’est grave, gravide, jusqu’où ne peut-il aller, ça ne fait rien, faisons-lui confiance. L’œil aussi, c’est pour le mettre en fuite, c’est pour qu’il prenne peur, assez pour rompre ses liens, ils appellent ça des liens, ils veulent le délivrer, ah bonne mère, qu’est-ce qu’il faut entendre, c’est peut-être des larmes d’hilarité.

 

Extrait de L’innommable

(Éditions de Minuit, 2014,

collection Minuit double, n°31, p.120).

 

 

 

Anna Maria Carulina CELLI

choix Éliette Vialle

 

1)

Il y a au fond d’un puits
Un pendule qui bat comme une lente pluie
Oscillant de la lumière à la nuit
De la mélancolie à l’ivresse
Il y a au fond d’un puits
L’enfant qui se détache à la manière du fruit
Et tombe du cordon
Première détresse
Nous sommes tous l’achèvement d’un abandon
Il y a au fond d’un puits
Un vieillard qui nous suit
Son cœur tremble comme une feuille
Tantôt il fait silence
Tantôt il fait grand bruit
Le soir est si doux qu’il se sent percé par une pointe
Mais on n’arrête pas le pas de l’horloge
Il y a au fond d’un puits
Comme un sou d’or qui luit
Le souvenir des promesses
Les reflets de l’amour
Les ombres des amours de jeunesse
Dont on espérait qu’une aile
Bercerait le vide sous nos pieds
Par une simple caresse
Il y a au fond d’un puits
Quelqu'un qui sait qu’il n’a plus rien
Et qui pourtant attend
Et qui pourtant espère


2)

Les mots ont le poids de l'armure
Dont ils cuirassent les pensées
Plus se referment les écailles sur l'inachevé
Comme une main d'ombre
Autour du col d'une fleur
Plus la pensée s'étiole
Nommer il semble est mettre au monde
Que la lumière soit
Et la mort advint
Le mot ne survit que par ses failles
Où l'on voit luire l'esprit
Le mot n'est pas encore la parole
Les sons qui sortent de ma bouche
Se consument au contact de l'air
Quoi que je dise
Quoi que j'écrive
L'usure lime les barreaux de la cage
On dit parler pour ne rien dire
On dit parler dans l'oreille d'un sourd
Avec ton bras de fer
Tu brûles, tords, martèles
La matière dont je revêts mes secrets
Ton oreille est une forge
Dans le feu d'artifices qui embrase ta face
Se lève le marteau
Sonne l'enclume
L'énoncé entre en métamorphose
Tu joues avec mes mots
A la guerre
A l'orgueil
Tu joues pour la victoire
Tu joues pour les trophées
A la vie à la mort
A qui le dernier mot
Le dernier fragment de l'écho ?
Qui n'a plus rien à dire
N'a plus rien à taire
J'ai aimé notre communion silencieuse
Le silence d'après la déflagration
Est un champ de ruines
J'en suis sûre
Lorsqu'il s'est retourné sur l'amour
Qu'il avait condamné
Orphée s'est tu


3)
Tableau Déborah Stein

J'ai volé la robe d'une morte
Laissée sur l'herbe humide
Au bord de la rivière
Avant de se noyer
Elle s'était dévêtue
Celle qui ne revint pas
Les longs plis de la soie
Sentent encore les mûres noires
Et la rose fanée
Ce que la vie a donné
La vie l'a repris
Jamais une apparence ne m'a si bien vêtue
Que la mue tombée sur l'ivraie
Je la porte seulement pour les fiançailles
Aux nuages qui voyagent devant ma fenêtre
J'ouvre mon cœur de foudre
Aimer est un veuvage
Je porte cette robe pour mes deuils d'une nuit
Les rêves d'étés brûlants sont éphémères
Dans le noir s'égrène la pluie
J'aurais dû passer mon chemin
Le jour où j'ai vu disparaître la bouche d'une fleur
Au fond de la rivière
Mais la terre dont sont faites les rives
Retient en sa pulpe embrumée
Les semelles des âmes errantes
J'ai volé l'aube d'une défunte
Chaque fois que je m'en pare
J'entends des bruissements d'herbe sèche
De faibles plaintes
Le silence de l'eau sous la surface
Qu'allait-elle chercher de l'autre côté du miroir?
J'ai volé les effets d'une morte
Avant de se noyer
Elle a bu la lumière de l'eau vive
Dans le creux de sa main
Une ombre a couvert son dos nu
C'est là que je l'ai frappée avec une pierre
Depuis je porte le fragment de mémoire
Et l'odeur du sang
J'aurais dû passer mon chemin
Ils ont essoré ma chevelure
Ils ont nettoyé ma blessure
Ils ont fermé sur moi un linceul de mariée
Ils ont chuchoté des prières
J'ai entendu leurs larmes
Se mêler au frombu du torrent
Parmi les voix qui tremblaient au-dessus de mon front
Une a dit
Qu'on m'avait brisé le crâne
Poussée dans le courant
Et même dérobé l'apparence

***

Titulaire d’un D.E.A. de philosophie, professeure de l’École Normale, Anna Maria Carulina Celli a publié des romains et des recueils de poésie : Si noire rivière, Ménaibuc, 2008 ; Peaux d’ombre, L’Harmattan, 2015 ; Le pilon dit non, Asphodèle, 2016. Elle publie aussi dans de nombreuses revues de poésie dont Cabaret, A l’Index, Comme en poésie, Traction-Brabant, Incertain Regard, Traversées, L’ardent pays, Le capital des mots.

 

 

Maïté VILLACAMPA

choix François Minod

 

À l’anti-héros

Malheur au cœur où il n’y a pas le feu !

 (Omar Kayam,  Poésie / Gallimard, 1994)

 

 

Homme fatigué de ton nom tu tournes

à t’en vider le sang

dans tes arènes secrètes.

 

                                                                                

C’est la glissade lente

d’une fatigue ancienne

à son couchant.

 

 

Tu t’arrêtes devant

tes costumes naphtalines

tes livres éteints

tes albums photographies

tes cahiers de langue morte

 

 

Tu t’arrêtes devant.

Le temps mange tes yeux.

 

 

J’éloigne une lassitude blanche

J’éloigne l’oubli de toi.

 

 

 

Au poème inconnu

 

 

Quand mes mains se tendent

vers mon nom

il m’échappe.

 

 

Quand tu te présentes

poème  

j’ouvre mes bras

 

 

Etais-tu déjà là ?  

Ensuite sonnera l’heure.

De quelle saveur es-tu ?

 

 

VITALE !

Pour en finir avec

la mornitude

la turpitude.

 

 

Pour en finir avec la flèche dans le flanc

Rouge du dragon.

 

 

Pour en finir avec

la nuit de la Faute.

 

 

 

 

À l’Après

 

 

Quand les eaux montent

rien ne retient plus rien.

Même la mort ne se contient plus.

 

 

La vie lâche ses digues

les chiens s’acharnent sur la chair nue.

 

 

Mais ce n’est pas le sang.

Seulement des mots à vif.

Ou bien l’après entre les lignes.

Ou bien la survie d’un souffle.

 

 

Se taire est la patience des racines.                     

Et si le mot se risque

Sans dire d’où il vient

Ce sera risqué de le suivre.

 

 

La pensée doit devancer la crue.

Tout ça va si vite !

Et les avenirs sont lents à rejoindre la main

 

 

Extraits de Comment verser le miel,

Librairie-Galerie Racine, Paris 2017

 

Née en 1944 à Ivry-sur-Seine, Maïté [Vienne] Villacampa est titulaire d’une maîtrise d’Histoire de l’Art contemporain. Elle vit dans les Hauts-de-Seine où elle anime un atelier d’écriture depuis 2006. Elle a publié en 1995 La Figure de l’ange au cinéma (coll. 7e Art, éd. du Cerf) et collaboré à plusieurs numéros de la revue Cinémaction. En poésie, on retient Au pas de l’œil (Passage d’encres, 2005), Signes du large (Le Nouvel Athanor, 2005), Si j’habite l’éclair. Préface de Zéno Bianu (Librairie-Galerie Racine, 2014), Vers les commencements. Montage (L’Harmattan, 2015), Comment verser le miel (Librairie-Galerie Racine, 2017), La Surface du jour, éd. Outrebleu, 2018). Elle collabore régulièrement aux Cahiers du Sens depuis 2004, en y donnant à lire articles, courtes nouvelles et poèmes.

Maïté VILLACAMPA a reçu en outre le 2e prix du Prix de poésie féminine Simone Landry en mars 2008.

 

 

 

André HARDELLET

choix Mireille Diaz-Florian

 

Les chasseurs (extrait)

 

Horizon : L’éloignement par rapport à l’horizon fournit la mesure parfaite, le mètre infaillible pour évaluer le désir.

Il serait vain de croire qu’en atteignant la ligne qu’il occupait nous découvririons la moindre trace de son séjour. Il a tout ramassé : les meules, les perdrix, les glaneuses, les châteaux d’Epinal, les ardoises, la belle qui dormait. Et nous avançons toujours, pèlerins têtus, poètes.

 

Fées (A René Fallet)- En général, les fées n’atteignent qu’une très petite taille ; une noisette ou une fraise des bois leur constitue un appréciable casse-croûte. Elles s’entretiennent la santé et le charme en buvant la rosée déposée sur les fleurs. Certains matins, il s’en trouve des douzaines auprès d’une seule rose en pleurs que ces menues langues amènent à l’orgasme. Après quoi, repues, elles s’égaillent dans la campagne. Si vous n’en rencontrez pas, c’est que votre œil reste trop sceptique pour les distinguer parmi l’herbe ; elles réservent leur apparition à qui ne leur refuse pas l’existence ;

Elles vivent nues et sont très belles ; si elles ne possèdent pas tous les pouvoirs que leur prêtent les contes, elles n’en accomplissent pas moins de jolies performances magiques.

L’érotisme champêtre - les textes n’en parlent qu’à mots couverts- occupe presque tout leur temps ; mini-sorcières, elles excellent dans le léger. Cachées derrière des taupinières ou des touffes de coquelicots, elles guettent le promeneur qui leur plaît- et se manifestent tout à coup devant lui sous une taille appropriée à la poursuite de l’entretien. Chez l’élu, qui n’y comprend goutte, la surprise le cède vite au ravissement ; l’accord est total, immédiat, foudroyant. Ils disparaissent dans le vert, jusqu’à ce plus secret où nul ne peut les importuner. On compte également parmi elles quelques lesbiennes. Dans le câlin, leur technique est sans rivale, et leurs fantaisies ignorent nos limites.

La nostalgie de ce ces délices serait trop cruelle pour l’élu d’un jour revenu sur les chemins de notre monde, aussi avant de le quitter, la fée l’enveloppe- t- elle du don d’oubli. Il redevient tel qu’auparavant, vaquant sans regret à ses besognes coutumières ; c’est à peine si, parfois, dans ses rêves, affleure un peu de rose évanoui.

De temps en temps, décemment vêtues, et dans un format adéquat, elles visitent les grandes villes pour se tenir au courant de l’actualité. Rien ne les distingue alors des jeunes filles qui fleurissent les rues à la belle saison - rien sinon une subtile touche d’enchantement.

Vous en avez peut-être emballé une, sans le savoir, car le don d’oubli s’exerce dans les secteurs urbains aussi bien que ruraux.

 

Extrait de Les Chasseurs, chapitre Registre

(Imaginaire, Gallimard, 2000)

 

Né à Vincennes en 1911, André Hardellet écrit dès 1939. Il fait la rencontre « décisive » de Pierre Mac Orlan qui lui fait publier ses premiers textes dans la revue La bouteille à la mer. Il publie plusieurs recueils : La Cité Montgol, Le Luisant et la Sorgue, Le Seuil du Jardin auquel André Breton rendra hommage. Julien Gracq appréciera Les Chasseurs. Il publie en 1969 Lourdes, lentes…, qui le mène devant les tribunaux pour « outrage aux bonnes mœurs ». En 1974, il écrit la préface de Paris, ses poètes, ses chansons et La promenade Imaginaire qui paraîtra de manière posthume. Auteur de chansons, il est connu pour  Bal chez Temporel.

 

 

Andreea-Maria LEMNARU

choix Dana Shishmanian

 

Omphalos

La belle de Babylone veille

Dans le temple de son âme

Elle dort les yeux ouverts

Sous l’autel de feu

 

Une nuit pour périr

Une nuit pour renaître

Sous forme d’ynge

Ou d’opale

Corps de pierre

Jamais profané

Corps de ciel immortel

 

Tiamat murmure dans les foulards

Ses rivières strient les faces ridées

Sur les bancs gelés des trottoirs

Les fantômes peuvent encore parler

 

 

Folie

Il faut me dresser

Je suis trop sauvage

Il faut me dresser

Ou me détruire

Je ne cherche pas à faire disparaître mon âme,

Je me repais de beauté

Et fuis la laideur

Je ne rêve pas de vos paradis en plastique

Et mes enfers ressemblent

À vos laboratoires

Sur les murs de ces enfers

Pendent vos portraits aseptisés

Retranchés derrière des lunettes

Troubles comme une cage vide

Sauvage, moi qui sors pieds nus

Une nuit d’hiver

En transe sur la glace des trottoirs

Il faut me faire un procès

Dont je suis par avance coupable

Faites venir l’ambulance

Emmenez-moi au purgatoire

Je veux faire halte

Dans l’antichambre de la mort

Exorciser le déchirement

Et hurler en paix

La passion – cette maladie

Digne des camisoles chimiques

Mettez-moi en quarantaine

Parmi les rats affamés

Disséquez mes obsessions

Et souvenez-vous

Qu’il faut comprendre

Tout comprendre et régner

 

*** 

 

D’une stryge affamée

Naît la reine cannibale

La reine qui se nourrit

D’elle-même

 

Extrait du recueil Nom de Sang,

éditions du Cygne (collection Le chant du cygne), 2018

 

Sur cette jeune poète, voir dans ce même numéro la note de lecture de Dominique Zinenberg (et, pour son premier recueil, ma chronique de février 2015).

 




Coup de cœur

choix Dominique Zinenberg

choix Éliette Vialle

choix François Minod

choix Mireille Diaz-Florian

choix Dana Shishmanian

 

Francopolis mars-avril 2018