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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poèmes - Coup de Coeur du Comité

JUIN 2015

Andreea Maria Lemnaru
Jean-Marc La Frenière
Maurice Carême
Nicolas Rozie
 Rainer
Maria Rilke
Jeanne Benameur
Marie Huot



Lemnaru Andreea


Andreea Maria Lemnaru, choix  Dana Shishmanian

Textes inédits

Aimeront
Tout ce qui a été marqué a été souillé
Les pierres dans les champs et la lisière des bois
- étaient libres avant de porter le joug du nom -
Les navires de marchandises qui scindent vers l'Orient
Repus d'hécatombes – les mers endeuillées de leurs fils grondent
Mais tout ce qui a été souillé doit être purifié à l'Eau de Vie
pour conjurer les sept plaies
Lors des profondeurs du Styx jailliront les morts
Et la Pangée ressurgira des flots pour mettre au monde
le premier homme

 
Le supplice
L'odyssée cosmique s'achève
Ulysse haletant revêt son masque de pierre
Afin que tous le connaissent
Que de labyrinthes gisent
Dans l'antre des titans
La tête ceinte de vigne rouge
Bouche cousue et poings liés
Un pacte a été scellé
Qui signe saigne
Qui saigne sème
Les graines du château aux tours enracinées
C'est l'alchimiste l'antéchrist couronné
Roi des rites hérétiques et des vierges suicidées
Hors de tout l'or des damnés
l'or des dames aux (vingt-deux) clefs
Hors de tout
Sanctifié – ensanglanté d'encens
Illo tempore

(à noter, textes soumis et non retenus par le Comité de lecture, récupérés par Dana)

La Frenière Jean-Marc

Jean- Marc La Frenière, poète québécois, choix Gertrude Millaire
 QUE SERONS-NOUS

Je ne suis pas venu au monde pour bâtir des murs mais réjouir la source, semer des fleurs, faire chanter les mots. La graine dans la terre alimente l’espoir. La pomme dans la bouche devient une autre chair.

Aucune pluie n’efface la colère des rides. Que faire quand la douleur du monde vient s’asseoir à ma table ? Baisser les yeux ou lui tourner la tête?

Je suis allé, je suis venu et je n’ai pas trouvé la route. On n’écrit pas sans risque. Quelques mots pour éclairer le monde, tant d’autres pour l’éteindre. Quelques lignes pour aimer, tant d’autres pour haïr. On ne compte pas les jours sans en perdre le compte. Il ne suffit pas seulement d’être con pour écrire, faire du squeege sur les nuages, la brouette sur un fil. Il faut surtout aimer la vie. Dans le cuivre des jours, je taille des trompettes. J’en épluche le son. Ne vous fiez pas à ma couleur de peau. Je suis un Peau-Rouge, un Noir, peut-être un sang mêlé à toutes les racines, de l’écorce à la pierre. Je ne suis surtout pas un Blanc aux larmes de banquiers. Nous sommes tous des Sauvages. Il y en a trop qui s’arrêtent de rêver quand ils s’éveillent. Ils s’obligent à travailler sans savoir pourquoi. Ils caressent leur char mais embrassent leur femme du bout d’un téléphone par peur des microbes ou des lèvres en cœur. Ils se vendent pour acheter ce qui cache leur manque. Malgré tous les flics avec leurs gueules de bois dont on fait les matraques, j’essaie chaque matin de me lever complet, le rêve dans une main écrasant la monnaie et quelques mots dans l’autre pour creuser jusqu’à l’âme.

Je ne sais où me mènent mes chaussures de vent dépourvues de lacet. Je marche à pas de plume au rendez-vous des errants. Je veux répandre des oiseaux dans les ruelles sales, des fleurs sous la peau, des vagues sous le chapeau, des mots faits de lumière sur les carreaux du monde. L’oiseau qui ne chante pas demain porte la voix d’un ange. Je traverse les jours à l’envers des semaines. Les dimanches succèdent aux lundis. Tous les samedis sont blancs dans la marge des livres. Ce n’est pas son habit qui tient l’homme debout ni ses souliers qui marchent. Les mots ne pleurent plus mais saignent pour de vrai. Les bombes pleuvent entre Ismaël et Israël. Si je parle des arbres, des fleurs, des oiseaux, c’est pour supporter l’homme assujetti au fric, les femmes soumises aux flics, les enfants meurtris par la trique des prêtres. Devant les goulags de Staline, j’ai changé Karl pour Groucho et les idées pour la musique. Si le passé me rend obèse, c’est par les phrases que j’ai tues et les gestes ratés. Je les porte en moi comme un pain de famine alourdissant le cœur. J’ai le couteau de Lichtenberg enfoncé dans les mots. Il ne fait pas saigner mais coupe la parole.

Que serons-nous sans contes, sans légende, sans autre voix que celles des portables ? Que serons-nous sans arbres, sans larmes, sans amour ? Que serons-nous sans mots sinon ceux du commerce? Que serons-nous sans nous quand les monstres d’acier auront tout démoli ? S’il n’y a plus d’espoir, j’écrirai pour en faire. Le passage est étroit dans le regard des hommes. Le visage du monde tient mal dans un cadre. Même si la terre nous mord, il faut tendre la main à la moindre goutte de pluie. J’habite encore le sommeil de l’enfance. J’entends le cœur du temps faire craquer les murs. On ne sait pas trop bien ce que dit la mémoire. Le vent seul rend compte du passage des anges. Je reverrai toujours, le saule, le ruisseau, la balançoire, la peluche et le chat. Dans les jeux de ruelle, j’étais toujours l’indien, mais quand j’étais cowboy, j’échangeais mon colt pour un arc et des flèches et j’enterrais la hache de guerre. À défaut de sous blancs, je traîne dans mes poches des cailloux de ruisseaux. On n’allume pas de feu en frottant de la monnaie. Ma petite ligne de vie me sert de crayon, ma ligne de cœur de grammaire. Mes mots retroussent les iambes du poème, les jambes du décor, les jupes de la vie. Je mêle des papillons aux flocons de la neige. Je mets du vin de glace dans les flacons d’hiver, mes deux pieds dans les flaques, mes yeux sur l’horizon, mes deux bras dans l’azur.

extrait Que serons-nous, tiré de son site


CARÊME MAURICE

Maurice Carême, poète belge, choix Michel Ostertag

L'ARTISTE

Il voulut peindre une rivière ;
Elle coula hors du tableau.

Il peignit une pie grièche ;
Elle s’envola aussitôt.
Il dessina une dorade ;
D’un bond, elle brisa le cadre.
Il peignit ensuite une étoile ;
Elle mit le feu à la toile.
Alors, il peignit une porte
Au milieu même du tableau.
Elle s’ouvrit sur d’autres portes,
Et il entra dans le château.

**
LA PEINE

On vendit le chien, et la chaîne,
Et la vache, et le vieux buffet,
Mais on ne vendit pas la peine
Des paysans que l’on chassait.
Elle resta là, accroupie
Au seuil de la maison déserte,
A regarder voler les pies
Au-dessus de l’étable ouverte.
Puis, prenant peu à peu conscience
De sa forme et de son pouvoir,
Elle tira d’un vieux miroir
Qui avait connu leur présence,
Le reflet des meubles anciens,
Et du balancier, et du feu,
Et de la nappe à carreaux bleus
Où riait encore un gros pain.


Et depuis, on la voit parfois,
Quand la lune est dolente et lasse,
Chercher à mettre des embrasses
Aux petits rideaux d’autrefois.

*****
Je voudrais rendre hommage au poète belge de langue française Maurice Carême. Il est né en 1899 à Wavre en Belgique dans une famille modeste (père peintre en bâtiment et mère épicière). Il devient instituteur en 1918.
L’œuvre de Maurice Carême comprend plus de quatre-vingts recueils de poèmes, contes, romans, nouvelles, essais, traductions.
En 1972, il est nommé Prince en poésie à Paris. Pendant les six années qui lui restent à vivre, il part écrire durant l’été en France. Il meurt en 1978 à Anderlecht.


Par un aspect de son œuvre, il est très apprécié pour son amour des enfants, un registre essentiel de son œuvre (un quart de son œuvre environ). Mais il est aussi un poète de la grandeur et de la misère de l’homme. Récompensée par de nombreux prix littéraires, illustrée par de grands artistes, son œuvre joint à la simplicité de la forme l’expression d’une joie de vivre qui n’exclut pas une certaine gravité.

C’est pour toutes ces qualités que j’apprécie cet auteur.

un peu plus sur ce poète, visiter son site

  
  ROZIER NICOLAS

Nicolas Rozier, choix Éliette Vialle
Tu n’es pas un homme
mais une quille
accouchée
d’un poème d’attaque
Cette pulvérisation
d’amour et de mort
cette maquette de foudre noire
cette madrée expulsée de l’air pur
d’une lumière vendue
refilée sous le manteau d’un trafic
n’a pas de racine
mais une sorte de pompe d’héroïne
à cureter les décombres, le feu,
le sang, le fer et la nuit

Écorchement à la mort
odyssée démente d’un cercueil
à porte battante

Tes dents sonneront sur la margelle
je ne crois plus aux visages
cette maladie
de la réalité
mais au coeur mort
plus facial que toutes
les ombres bombardées
de pleine lune

Cette franchise claquée
par les pâleurs guerrières
d’une princesse matinale
trépigne et descend
sans jamais chuter
et tomber

La maquette morbide
tient bon

C’était presque le bon temps
des squelettes décharnés
de peine et de rage

L’homme de fer fabriqué aux coups
recrache maintenant sa ferraille de pistons
broyée sous les rails
Tout était là, invinciblement :
des ponts pour sauter
des fleuves pour couler
des toits pour chuter
et l’écran fibreux
du néant dans mon cœur
depuis l’infini
cœur mort
planté pour voler
et non pour battre
lancé avec les yeux dans le vide
comme une paireun duo
dont personne ne sortira
sans y laisser ce cri de vide
cette carburation
des yeux blancs de flamme
face à la mer
bien en face
et cuits à la lumièreL’enterré brûle vivant
tout le sacrifie
et rien ne l’entame.
 
Enfourne la bûche
l’amour entouré
par toutes les craintes
de mourir
la lettre jamais partie
et sa fusée perforant

Agrippe-la à ta rampe
mets son nez à l’envers,
elle partira encore
comme un clou
dans l’oeil
des magies noires NR - Vivre à la hache - XXXIX



RILKE RAINER MARIA
 
  Rainer Maria Rilke, choix Dominique Zinenberg
 
VISAGES

Je songe par exemple que jamais encore je n'avais pris conscience du nombre de visages qu'il y a . Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages , car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s'use naturellement, se salit, éclate, se ride, s'élargit comme des gants qu'on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes; ils n'en changent pas , ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire? Sans doute, puisqu'ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu'ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront. Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas? Un visage est un visage.

D'autres gens changent de visage avec une rapidité inquiétante. Ils essaient l'un après l'autre, et les usent. Il leur semble qu'ils doivent en avoir pour toujours, mais ils ont à peine atteint la quarantaine que voici déjà le dernier. Cette découverte comporte, bien entendu, son tragique. Ils ne sont pas habitués à ménager des visages; le dernier est usé après huit jours, troué par endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui.

Mais la femme, la femme; elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. C'était à l'angle de la rue Notre-Dame-des -Champs. Dès que je la vis , je me mis à marcher doucement. Quand de pauvres gens réfléchissent, on ne doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils par trouver ce qu'ils cherchent.

La rue était vide; son vide s'ennuyait, retirait mon pas de sous mes pieds et claquait avec lui, de l'autre côté de la rue, comme avec un sabot. La femme s'effraya , s'arracha d'elle-même. Trop vite, trop violemment, de sorte que son visage resta dans ses deux mains.

Je pouvais l'y voir, y voir sa forme creuse. Cela me coûta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui était dépouillé. Je frémissais de voir ainsi un visage du dedans, mais j'avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans visage.

(extrait des Cahiers de Malte Laurids Brigge (1904-1910), traduction de M. Betz)


HUOT  MARIE


Marie Huot, choix  Mireille Diaz-Florian

Je suis l’habitante

J‘alimente le feu du milieu de mon corps
De papiers froissés de chansons anciennes
De ce corps éclairé je suis l’habitante

De cette vie tenue là près d’un feu
Je suis l’habitante

Tel un poucet très patient
Je me suis réfugiée


Autrefois j’ai trempé mes seins
(le bout de mers seins)
Dans l’eau d’un lac paisible
Mes nuits étaient peuplées
Et chaque bête qui traversait mon rêve
Portait une prophétie

Autrefois
J’avais promis de ne rien dire
De tout ce qu’il m’était donné de voir
Et ainsi passaient les hivers silencieux
J’étais une enfant-facile
J’allais au-devant de ceux qui habitaient là
Et qui tous une fois au moins
Avaient croisé la route d’un sanglier

Marie Huot, Récits librement inspirés de ma vie d’oiseau
Le Temps qu’il fait




BBENAMEUR  JEANNE


Jeanne Benameur,  choix  François Minod

 Notre nom est une île (extraits)

Debout
Tout est à lire
Nous sommes dos au mur

La peau contre la terre
que sentons-nous battre
du sang ou du silence

l’espace est si mince
entre l’os et le mot

Pourtant la vie est là.
Dans la vibration de la chaleur
elle palpite
se mêle à la poussière des rues, des déserts, des ports.

Sous la semelle des passants elle est à déchiffrer.

Pourrions-nous juste rester allongés sur les trottoirs
Les routes
à écouter l’histoire de ceux qui marchent ?


Mais rien pour ployer la nuque
Pas de repos sous nos paupières
L’immensité a pris le ciel
Nos yeux ne gardent que l’horizon
 

C’est un peu l’horizon quand on a le cœur vaste

On voudrait parcourir
On arpente

Oh serons-nous toujours
tenus
aux frontières de nos corps ?

cognant
cognant encore

 

Jeanne Benameur in Notre nom est une île, Editions Bruno Doucey, 2011

Coup de coeur
 
Mireille Diaz-Florian, Gertrude Millaire,
  Éliette Vialle, Dominique Zinenberg,
Dana Shishmanian, Michel Ostertag et François Minod
  
Francopolis juin 2015

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