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Coup de coeur : Archives 2010-2013

  Une escale à la rubrique "Coup de coeur"
poème qui nous a particulièrement touché par sa qualité, son originalité, sa valeur.



 
( un tableau de Bruno Aimetti)


À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes, d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.


Poèmes - Coup de Coeur du Comité

MAI 2015

PAUL CELAN
CHRISTIAN BOBIN
DOMINIQUE  SAMPIERO
MARYDOUCELLE
CATRINE GODIN
ISABELLE BRECHET BRANDY




CELAN PAUL


Paul Celan, choix Dominique Zinenberg

PSAUME

Personne ne nous repétrira de terre et de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.

Loué sois-tu, Personne.
Pour l'amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.

Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur:
la rose de rien, de
personne.

Avec
le style clair d'âme,
l'étamine désert-des-cieux,
la couronne rouge
du mot de pourpre que nous chantions
au-dessus, au-dessus de
l'épine.


 2.

CE N'EST PLUS

cette
pesanteur parfois
plongée dans l'heure
avec toi. C'en est
une autre.

C'est le poids retenant le vide
qui avec
toi irait.
Il n'a, comme toi, pas de nom. Peut-être
êtes-vous la même chose. Peut-être
me donneras-tu aussi un jour ce
nom.

 *
Ces deux poèmes de Paul Celan in La rose de personne traduit de l'allemand par Martine Broda.


 BOBIN CHRISTIAN

Christian Bobin, choix Mireille Diaz-Florian
L'homme qui marche

Le Temps qu’il fait

Il marche. Sans arrêt il marche. Il va ici puis là. Il passe sa vie sur quelque soixante kilomètres de long, trente de large. Et il marche. Sana arrêt. On dirait que le repos lui est interdit.

Ce qu’on sait de lui, on le tient d’un livre. Avec l’oreille un peu plus fine, nous pourrions nous passer de ce livre et recevoir de ses nouvelles en écoutant le chant des particules de sable, soulevées par ses pieds nus. Rien ne se remet de son passage et son passage n’en finit pas. (…)

Il va tête nue. La mort, le vent, l’injure, il reçoit tout de face, sans jamais ralentir son pas. A croire que ce qui le tourmente n’est rien en regard de ce qu’il espère. A croire que la mort n’est guère plus qu’un vent de sable. A croire que vivre est comme il marche - sans fin.

L’humain est ce qui va ainsi, tête nue, dans la recherche jamais interrompue de ce qui est plus grand que soi. Et le premier venu est plus grand que nous : c’est une des choses que dit cet homme. C’est l’unique chose qu’il cherche à faire entrer dans nos têtes lourdes. Le premier venu est plus grand que nous : il faut détacher chaque mot de cette phrase et le mâcher, le remâcher. La vérité, ça se mange. Voir l’autre dans sa noblesse de solitude, dans la beauté perdue de ses jours. Le regarder dans le mouvement de venir, dans la confiance à cette venue. C’est ce qu’il s’épuise à nous dire, l’homme qui marche : ne me regardez pas, moi, Regardez le premier venu et ça suffira, et ça devrait suffire.

Il va droit à la porte de l’humain. Il attend que cette porte s’ouvre. La porte de l’humain, c’est le visage. Voir face à face, seul à seul, un à un. Dans les camps de concentration, les nazis interdisaient aux déportés de les regarder dans les yeux sous peine de mort immédiate. Celui dont je n’accueille plus le visage - et pour l’accueillir, il faut que je lave mon propre visage de toute matière de puissance - celui-là, je le vide de son humanité et je m’en vide moi-même.

( Texte qui m'est allé au coeur grâce à la voix du comédien Charles Gonzales dans une lecture au musée Rodin, texte qui a vibré sous mes doigts lorsque je l'ai saisi pour vous l'envoyer, avec l'image sonore de Christian Bobin lors de sa prise de parole ce soir-là, au musée Rodin. Mots de la voix aussi justes que les mots ajustés sur le papier, puis programmés pour vous les adresser.)

(PS. Mireille vient de rejoindre l'équipe de Francopolis et elle est notre invitée au Salon de lecture ce mois-ci )


SAMPIERO DOMINIQUE

Dominique Sampiero, choix  Dana Shishmanian

Ne crains plus ce vide de ma réponse, clair comme un regard. Je suis là où tu ne sais pas être encore mais j’y suis avec toi. Je me tiens dans ce vide où tout est là, silencieux et scintillant. Tes yeux, tes mains, ta bouche ont traversé. Sais-tu que vivre en ce lieu n’est rien d’autre qu’un long sourire à l’abandon tendre. Je partage avec toi cette sensation de gouffre, cet espace entre toi et moi dans lequel tient le monde et s’en effrayer est une dernière tentative pour résister. Repousser l’immensité de vivre à des limites définies comme raisonnables. En ce lieu-là du silence, aimer et vivre se touchent. Se taire est une porte vers cette terre fertile, un long murmure où chaque heure féconde la suivante et celle d’avant.

*
Viens, tu es chez toi ici. C’est partout et nulle part. Mais dès que tu fais un pas, tu t’éloignes, dès que tu penses, tu meurs. Je parie de cette mort qui éteint l’éblouissement pour en faire ta conscience. Regarde en face chaque caillou, chaque arbre, chaque pierre de ta maison comme tes propres enfants. Tous les chemins qui s’éloignent puis reviennent vers toi sont des amis qui te connaissent mieux que toi. Regarde aussi les sources, l’invisible de tes phrases est déjà dans leur murmure. Puis ferme les yeux et emporte ton pays derrière ton front, là où personne jamais ne pourra le piller ou le franchir. C’est dans les tombes, sous les fronts des morts et longtemps après l’apocalypse, que le monde un jour reprendra vie.

*
L’éblouissement, c’est tout ce qui reste après. Longtemps après. Quand quelqu’un nous ferme les yeux. Et ne ferme rien en fait. Que le blanc des yeux qui fait peur. Alors nous habitons l’éblouissement pour toujours. Pour ce que les vivants appellent « toujours ». C’est là qu’il faut aller si l’on veut parler aux morts. Et aux vivants aussi. Peut-être que la vie commence par un éblouissement. Peut-être qu’elle s’achève par un éblouissement. Naître et mourir cherchent du papier pour s’éblouir à nouveau.

Ces trois textes exceptionnels sont extraits du volume Avant la chair.
Le Passeur éditeur, 2015, Francopolis Annonce-mars

  
  MARYDOUCELLE

Marydoucelle , choix Éliette Vialle
Il est souvent des ombres comme des amours mortes
Le soleil est passé mais tarde à se coucher
Dessinant au fusain sur les murs et les portes
Le souvenir perdu d'une autre destinée
Sur l'écran incertain du flou qui se profile
Parchemin déroulé dans des teintes sépia
Figés au fond de soi en visages immobiles
Des rêves oubliés depuis longtemps déjà
Au dernier des rayons restera la parole
Lorsqu'il effacera cette douce pénombre

DS



GODIN  CATRINE
 
  Catrine Godin , poète québécoise, choix Gertie Millaire

Ombre et la forêt

I
Au pied d’un arbre, amassé contre les écorces, le lit des épines sous les jeunes feuillages chante doucement cet air de pin et d’oiseaux, le pelage des renards. Juste à côté la lumière trempe ses doigts, filtre et infuse, lente, les aspérités où l’ombre s’était assise. Elle déroule des ors liquides, des draperies de baldaquin sur les têtes duveteuses des violons nouveaux. On dirait qu’ils penchent et se tendent simultanément. Sous leurs chemises floconneuses et rousses, leurs traits arrondis de verts s’allongent en poignets souples parmi des vestiges de concerts brunis, un vieux registre grisâtre et le filigrane des veines transparentes des anciennes mains de l’orme, mains passées sous la bouche de l’hiver.

II
Je n’approche pas la lumière, pas plus que je n’approche quoi que ce soit. Je l’épie pendant qu’elle glisse et coule en ruisseaux sonores, tandis qu’elle peint les cheveux fous d’un lichen pâle, un îlot dense de mousse piquetée de tiges rouges où s’insinue, ondoiement vert à peine plus sombre, une ramure de pervenche, ses yeux clairs. La lumière révèle le diaphane d’un élytre d’insecte gracile, un miroitement d’écaille. Bleu-noir, il semble une lettre d’un alphabet antique, échappée sauvage de je ne sais quel encrier. L’insecte danse, fait des signes enroulés de pétale qu’il enfuit prestement derrière le long fuseau vertical et rêche d’un corps, immobile.

III
Non loin, des sentiers courent. Ils courent et s’entrecroisent, chemins de pleine vie, petites roulées des perdreaux, brillants sillages suivant la coquille à rayures jaunes de l’escargot des bois, cliquetis de tamias turbulents, urines âcres des biches. Les sentiers ondulent sous de hautes voûtes sans clé, cathédrales ouvertes jusqu’aux nues, et inspirent les brises élancées dont les grandes orgues écoulent des exhalaisons chargées du parfum crû des tiges, les essences capiteuses de résineux mêlées à ces embruns subtils de terreau, humide et noir. Les sentiers courent leurs veines entre les arbres, dans le ventre des pierres, les sentiers courent des branches dans le ciel, des racines plongées dans la terre. Autant de rivières sur le monde.
Soudain, il m’apparaît que toutes ces choses tiennent l’une de l’autre, l’une dans l’autre, que toutes ne participent que d’un seul et même dessin, comme en seul un corps. Un même corps que le mien, blotti dans l’ombre. Et comme je suis de ces sentiers, je les respire.

IV
Un vertige de beauté ferme mes yeux. Tout est si bruissant. Comme ces bruissements enflent et s’entremêlent, le froissement des brises et des souffles prend des ampleurs de musiques, d’océan sonore. Leurs respirations en vagues murmurées s’emportent jusqu’au sang des tempes, aux battements du cœur, et multiplient les battements de vies intenses, yeux et odorats vifs, petits corps des plumes, des fourrures. J’écoute leurs enjambées, les sauts, la course entre les arbres. Le trépidant des minuscules rivières rouges et vivantes que l’instinct seul propulse. Puis ce sang des arbres, haut, ses transparences. Un vertige de beauté m’ouvre les yeux.

V
Vive, au pied d’un arbre, le corps rassemblé tout contre l’écorce, un lit d’épines et les jeunes feuillages chantent doucement un air de pin et d’oiseaux, la rousseur des renards. La forêt entière se calme et embaume. Maintenant drue, la lumière m’approche aussi jaune qu’un puma, aussi lente que fauve. Elle m’approche. Je la laisse toucher mon épaule, je la laisse appuyer sa chaleur doucement aigüe. Réfugiée dans la main de l’ombre et paisible sous la dent du soleil, de l’immobilité apparente je perçois le mouvement vivant des choses. Rien n’a plus d’importance que ce lieu qui me garde.
tiré de son site web.
(https://trajectoiresverslincertain.wordpress.com/ombre-et-la-foret/)

Catrine Godinest née à Québec en 1965. Établie à Montréal depuis 1989, elle poursuit son travail en arts visuels et en littérature dont elle présente les démarches exploratoires sur son blogue Trajectoires vers l'incertain. Elle a collaboré à la revue française Les tas de mots... et plus

Publications:
- Les chairs étranges, suivi de Bleu Soudain,éd. Du Noroît
- Les ailes closes, éd.Du Noroît


BRANDY  BRECHET ISABELLE


Isabelle Brechet Brandy, choix François Minod
 

Regarde-moi
Je suis terre de voyage
Pacifique lointain
Territoire de corps à cœur
Femme de chair...

Du sang acier coule dans mes veines
Parle-moi
Ta voix dans le silence
Comme neige en juillet
La lune se brise et se dérobe
Se teinte de ses intonations
Mélange de couleurs
Un temps de giboulée
Une flaque pale
Après la pluie
Aime-moi
Comme un arbre altier
Ou comme un coquelicot
Une éphémère
Une orchidée
Mes racines savent saluer le vent
Sans gamme ni tempo
Sans octave et sans dérivation
La vie brise en éclats
Ceux qui se sont trompés
D'étoile.

Coup de coeur
 
Mireille Diaz-Florian, Gertrude Millaire,
  Éliette Vialle, Dominique Zinenberg,
Dana Shishmanian et François Minod
  
Francopolis mai 2015

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