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Ou les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage.

 

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 GUEULE DE MOTS – ARCHIVES

 

 

GUEULE DE MOTS



Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...

Cette rubrique reprend un second souffle en 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture...etc.

 

 

http://www.francopolis.net/rubriques/sakurai06.gifNovembre - décembre 2018

 

Libre parole à

Agnès Adda

Entretien réalisé par Dominique Zinenberg à propos de la poésie et du dernier recueil d’Agnès : Atelier en apesanteur, l’Harmattan 2017 (*).

 

Qui navigua jamais à portée de vue ? (p.93)

 

DZ : Chère Agnès. Je me permets d’entrer immédiatement dans le vif du sujet. La poésie tient du mystère et de l’évidence n’est-ce pas ? Et je me demandais comment elle avait pris naissance en toi aussi bien en tant que lectrice de poésie qu’en tant que poète. Quels poètes ont été pour toi (et le restent peut-être encore) déterminants et enchanteurs ? N’écris-tu que de la poésie ?

 

AA : Ces trois questions se ramènent peut-être à celles-ci : Qu’est-ce que la poésie ? Qu’est-ce que j’écris (ou cherche à écrire) ? Je tente de répondre : communiquer une émotion, à la fois singulière et universelle. La recherche consiste à creuser l’émotion, l’approfondir, la cerner et à en rendre compte avec une extrême justesse (idéalement !). L’écriture, la langue sont elles-mêmes des guides, des passeurs, lors de ces deux opérations.

 

La question de la forme est donc essentielle ; je pars à sa recherche. J’ai aimé, j’aime les auteurs qui ont œuvré dans ce sens – auteurs très divers, mais dont l’univers mental, la sensibilité, bien sûr, me sont accessibles (je m’exprime et je lis en français essentiellement, je vis dans une grande ville au XXIème siècle…)

 

Je citerai quelques noms et quelques courants : Ronsard (recherche d’une langue, de formes : manière et rigueur) ; le symbolisme, Verlaine en particulier, son art de la suggestion « sans rien en lui qui pèse ou qui pose » ; le pré-surréalisme : Apollinaire et Reverdy (pour ce dernier j’ai travaillé sur ses premiers recueils). Le modernisme de Reverdy, ses goûts plastiques, son sens de l’ellipse, sa volonté de recréation m’ont, jeune, fascinée : il ne s’évade jamais de la réalité (Les Ardoises du toit, La Lucarne ovale) mais bannit toute copie du réel. Le surréalisme : Breton et Eluard sont encore des maîtres dont il faut poursuivre la voie : l’imagination vaut la réalité (ou prétendue telle), elle est aussi « vraie ». Yves Bonnefoy chez qui le rêve et la mémoire possèdent une épaisseur, ou plutôt une légèreté sensible. Georges Schéhadé, pour sa simplicité.

 

J’ai abordé d’autres expressions que l’écriture strictement poétique. D’une part la nouvelle : je me demandais comment rendre compte d’une temporalité (la nouvelle fut pour moi un laboratoire de recherche). D’autre part l’évocation sensible et comparative d’œuvres picturales. Je n’ai pas donné suite à ce travail, mais il n’est pas exclu que j’y revienne.

 

DZ : Atelier en apesanteur met en lumière ton goût pour d’autres modes d’expression : le théâtre, l’opéra, la peinture, la danse. Pratiques-tu un ou plusieurs de ces arts ? Ton inspiration poétique dépend-elle beaucoup de coups de cœur esthétiques, de spectacles auxquels tu assistes etc. ?

 

AA : Je pratique la danse en amateur et sans prétention. Parmi les spectacles que je préfère et dont je suis l’actualité, il y a les ballets, modernes en particulier.

La peinture fait partie de ma vie, mais je ne la pratique plus actuellement, n’ayant évidemment aucune disposition pour cet art. J’ai souvent travaillé, je travaille avec les arts plastiques, des œuvres consacrées ou non, anciennes, modernes ou contemporaines ; elles sont une source d’inspiration, le moule de nombre d’émotions – le ventre où prennent naissance bien des textes.

Fabienne Yvetot, qui a réalisé la couverture de ce dernier recueil paru à L’Harmattan, est à l’initiative de nombreux livres d’artistes et portfolios réalisés en commun dans un mouvement d’aller-retour entre écriture et plastique.

 

DZ : Que contient le mot « atelier » pour toi ? Sa polysémie me paraît riche de possibilités. A quelles perspectives le choix de ce mot dans le titre ouvre-t-il ?

 

AA : Un atelier d’artiste et de recherche … Ma chambre d’enfant puis de jeune fille donnait sur un atelier qui se déployait sous une grande verrière ; elle était suspendue entre le ciel et le sol d’un atelier où ma mère, qui ne pratiquait à proprement parler aucun art, ou bien le silence, officiait.

 

DZ : Il y a eu donc très jeune une relation intime entre atelier et apesanteur ! Venons-en justement à cette idée d’apesanteur : faut-il être en apesanteur pour écrire des poèmes ? Cet état est-il une forme de voyage ? La présence précise à une émotion, une sensation ? Une attention redoublée aux mots, à leur sonorité, à leur préciosité, à leur délicatesse ?

 

AA : Quand on écrit, on est à l’affût d’un dire. On l’extirpe et on le modèle. L’excitation, la concentration, le guet participent en effet à l’état du poète, du voyageur. Un inconnu profond, viscéral, surgit, à formuler. La délicatesse des mots – leur fragilité comme leur préciosité – devra se mettre au service de cette brutale étrangeté qui caractérise toute véritable émotion humaine.

 

DZ : Les paysages et de façon plus générale la nature fait aussi partie de tes thématiques poétiques. T’inspirent-ils au même titre que les arts ? Ont-ils pour toi autant d’importance émotionnelle que les arts ?

 

AA : Un paysage urbain ou naturel, une scène, une coïncidence, une sensation, une production humaine sont susceptibles de nous interpeller également : leur charge émotive, sans être identique, est équivalente.

 

DZ : Dans ton dernier recueil, le « je » est souvent remplacé par un « nous ». Que représente cette première personne du pluriel ? D’ailleurs, en dehors de cette présence du nous, le sujet de l’énonciation reste discret, sinon absent. Peux-tu expliquer pourquoi ?

 

Je pourrais répondre « Tout homme porte la forme entière de l’humaine condition », ce ne serait pas une boutade car je suis une femme, un être humain !

 

Le jeu des pronoms correspond aussi à une recherche esthétique qui repose sur la variation des points de vue.

 

Comment rendre compte des multiples facettes d’une émotion ? Comment aussi et surtout ne pas faner la surprise de son surgissement ? Comment enfin éviter le ton doctoral et pompeux, contourner cet écueil du poète, le « romantisme » ?

 

DZ : Il me semble que tu réussis fort bien à déjouer tous les écueils dont tu viens de parler. Ta poésie est aux antipodes de tels travers, rassure-toi !

Atelier en apesanteur ne tourne le dos ni à l’Histoire ni à ses drames et stigmates, même si cela reste discret et épars dans le recueil. Peux-tu pour autant te sentir ne serait-ce qu’en partie poète engagée ? Cette question fait- elle sens pour toi ?

 

AA : Je ne me définirais pas comme un poète engagé. Mais tout écrivain est engagé dans l’Histoire parce qu’il a une histoire et qu’il vit dans le temps et l’espace, même s’il ne se soumet pas à l’attraction terrestre !

 

Pour ma part, je n’ai pas choisi de me raconter ni de témoigner des progrès ou des drames de l’Histoire. Je ne méprise pas les grands genres, le lyrisme ou l’épopée ; j’admire leurs réussites et je ne prophétise pas a priori leur défaite. Néanmoins, la « poésie engagée » n’est souvent qu’une parole accaparée par un point de vue partiel et partial. Ma recherche est inverse. Cette question développe donc et prolonge la précédente. Libérée d’une perspective unique et unifiée, j’explore en poésie l’étrangeté du microcosme et du macrocosme.

 

DZ : Et pour clore cet entretien, voici ma dernière question, chère Agnès. Si tu devais élaborer un art poétique, quel serait-il ?

 

AA : Je ne prends ma revanche sur aucune forme littéraire existante. A quoi bon édicter des règles et soumettre l’autre à sa mode ?

 

A quoi bon scléroser sa propre inspiration ? Cet entretien, guidé par tes questions, m’a permis de révéler quelques lignes de fuite de mon dernier recueil paru. Je t’en remercie. Mon atelier reste en apesanteur.

 

DZ : A moi de te remercier pour ce bel et fructueux échange. 

 

 

(*) Vous pouvez consulter ma note de lecture sur Atelier en apesanteur de mars-avril 2018 dans la revue Francopolis à la rubrique des Chroniques.